Reprenons. Ils seraient deux. Oui, une femme, un homme. Disons qu’eux se pensent comme ça, homme et femme. « Je suis l’homme, je suis la femme » diraient-ils, si on les sommait de s’identifier. Et où sont-ils? Mettons qu’ils sont dans une ville. Une ville quelconque? Oui, mais grande, bruyante, chaude de ses embouteillages, assommée par son bruit. De la chambre du petit hôtel qu’ils occupent on aperçevrait une place plutôt agréable, des arbres, un monument aux morts que plus personne ne regarde, ces morts-là font partie de l’habitude et l’habitude rend aveugle, c’est bien connu. Des précisions sur l’hôtel? Un moment, je voudrais revenir en arrière. Très drôle, on vient à peine de commencer. J’ai des questions, c’est tout. Allez, questionne, vas-y, dis-nous. L’homme, la femme se connaissent-ils? Peut-on les prendre pour un couple de longue date? Ou faut-il au contraire considérer que leur rencontre est toute récente? Pour l’instant, -je veux dire à ce stade-ci de la narration-, les deux hypothèses sont acceptables, me semble-t-il. Oui, c’est à nous de décider. On décide quoi? Et pour les précisions concernant l’hôtel… Que proposes-tu? Certainement pas un petit hôtel. Plutôt un palace. Le grand luxe hôtelier, du cinq étoiles plein la vue. Les palaces, c’est la survivance d’un monde, comme un chant des sirènes qui attire les Ulysse de tout poils.

Et ça concerne l’homme et la femme? Oui, je crois. Quand ils sont dans un palace, ils fracturent le quotidien. Là, ils sortent d’eux-mêmes. Ils vivent dans l’exception. Ils se déracinent, en somme? Tout juste. On pourrait dire aussi qu’ils vivent dans le quotidien des autres, non? De certains autres en tout cas, ces dieux et déesses qui de suite royale en suite royale voyagent sur le dos de leur fortune et font de chaque palace leur olympe. C’est ça!  Alors, créditons ce palace d’un nom. Qui propose? Moi: le Ritz. Le Ritz? Le Ritz de la place Vendôme? Pourquoi le Ritz? Le Ritz est un drapeau qui claque au vent du mythe, ça te suffit comme réponse. Ritz égale palace, c’est presqu’un synonyme. Va pour le Ritz. Prudence quand même : N’attirons pas sur nous les foudres féministes, ne rappelons pas que le Ritz a cru célébrer les femmes en donnant leur nom à des pâtisseries, Poire belle Hélène, crêpe Suzette, pêche Melba ou fraises Sarah Bernhardt. Hahahaha! Et la cigarette dans la chambre, on évitera : la fumée déclencherait l’alerte incendie et plus encore les couinements rabiques de tous les anti-fumeurs. Hahahaha. Sérieusement ! Bon. Donc, l’homme et la femme ont pris une chambre au Ritz. « Il y a dans le luxe quelque chose qui défie la mort » a dit la femme en entrant dans la chambre. À elle seule, la clenche de la porte justifiait la remarque. 

Je signale qu’ils n’ont pas de noms. De quoi parles-tu? Elle parle des personnages, de nos personnages qui n’ont pas de nom. Oui, il faudrait leur donner un nom. D’abord parce que tout être humain doit être nommé pour être humain. Et au plan pratique, ça facilitera nos échanges, disons-le. Je crois surtout que ça leur donnera un visage. Avec un peu d’imagination, le nom fait surgir le visage, il esquisse un contour en tout cas. Je suis contre. Ah, tu es contre. Tu refuses de leur donner un nom? Pas du tout, c’est seulement qu’à ce stade de notre travail, j’estime que nous ne sommes pas en mesure de leur donner un nom, le nom qui leur convient, je veux dire. On ne sait rien de ces gens-là, c’est vrai. Pour attribuer un nom à un personnage qu’on invente, il faut le connaître un peu, se faire une idée des situations possibles où il pourrait se fourrer. Et là, il faut bien avouer qu’on n’est pas très avancés. Un homme, une femme dans une chambre du Ritz, avons-nous autre chose? Pour l’instant, non. Nous les avons placés là arbitrairement, c’est sûr. Parce qu’il nous fallait un commencement, les commencements sont toujours arbitraires et… Là, je t’interromps, oui, oui, pardon, mais je voudrais —comment dire — tout de même, une chambre au Ritz, ça doit coûter. Couter? Vraiment, je trouve ta remarque d’une trivialité colossale, cela dit sans vouloir te vexer. Franchement, mon ami, on s’en fout de ce que ça coûte, ici on invente une histoire, personne n’a l’intention de faire une réservation au Ritz pour le week end, figure-toi! Moi, j’aime la précision. Moi aussi. Et puis, si ces deux personnes se sont saignées aux quatre veines pour louer la chambre … Exactement, je suis d’accord, le prix de la chambre révèle des choses sur l’importance de la démarche. Et qui paie? Lui? Elle? Est-ce une escapade à frais partagé? Sur internet, je constate tout de même que les chambres du Ritz dépassent les mille euros. S’il vous plait, réglons ça plus tard, on piétine, là, il faut avancer… Une proposition quand même: nos personnages ne roulent pas sur l’or et justement parce qu’ils ne roulent pas sur l’or, ils savent exactement que ça va douiller, une chambre au Ritz. Bien, ensuite. … Le désir a un prix : nos personnages le savent. Et il est clair que pour satisfaire leur désir, ils ont accepté de renoncer à quelque chose qui coûtait autant et qu’ils ont sacrifié. Voilà. Le désir n’est que le nom glorieux du sacrifice que sa réalisation implique. Répétez-nous ça. Désirer quelque chose c’est aussi renoncer à désirer autre chose, c’est clair il me semble. Vous allez encore pinailler longtemps? Mille euros pour la chambre, c’est mille euros qui ne vont pas ailleurs, gros bête. Ok, on se calme.

Écoutez, je vais vous dire – et je n’irai pas par quatre chemins- cette affaire de chambre ne me plait pas plus que ça. On fait fausse route. On est parti du mauvais pied. Je le savais, moi que vous n’étiez pas emballée, je l’ai vue, la petite crispation de vos lèvres quand on a parlé du Ritz. Attendez, comprenez-moi : le Ritz, je suis pour, mais une chambre pour quoi faire on s’en doute un peu, non? Un couple prend rarement une chambre d’hôtel pour regarder la télévision. Et donc? Et donc, avec un peu de logique, notre récit va vite s’embourber dans un gros mélange de fluides, genre oui, oui, chéri prends-moi prends-moi encore, pendant que le mâle à genoux derrière elle fait han-han pour marquer la cadence, et que le champagne poireaute derrière la porte avec le garçon d’étage. Séquence trop prévisible en somme, c’est ce que tu dis? Perspicace, pour une fois. Et si on imaginait qu’ils sont venus là pour en finir? Double suicide? « Ils sont arrivés se tenant par la main / l’air émerveillé de deux chérubins… », comme dans la chanson. Oui, Edith Piaf, Piaf toujours, la chanson s’appelle Les amants d’un jour, 1956, je crois. Dans mon souvenir l’hôtel de la chanson n’était pas terrible. Nous, c’est la version Ritz, très cher! En somme, ce serait l’histoire de deux obscurs qui veulent faire le buzz. Images de leur dernière intimité balancées en direct sur les réseaux sociaux, et à l’heure écoulée, bang, bang, fin de partie. « Waaaa,  merde, viens voir, vite, y en a deux qui viennent de se flinguer en direct, c’est dingue, ça! » Le fameux quart d’heure de gloire pour tous. Démocratie à la con. Qu’en pensez-vous? De la démocratie à la con? Non, je parle de … Page 71. C’est tout ce que ça t’inspire? Il a raison, il faut parler de la page 71. La page 71 est éclairante. Après la page 71, le chemin suivi sera mieux balisé. 

Lecteurs, spectateurs, allons de ce pas à la page 71. Montre-leur le livre, s’il  te plait. Comme vous le constatez, c’est une petite page parce que le livre est d’un format modeste. Ce qui nous intéresse figure en bas de page. Le narrateur parle du personnage principal. Je cite « S’il songeait à quelqu’un qu’il se représentait parfaitement, il croyait devenir lui-même cette personne. Les choses s’embrouillaient dans son esprit, et en même temps son imagination était poussée par l’irrésistible besoin d’en user à sa guise avec le monde ambiant, tant avec la nature qu’avec les êtres, opérant à froid et comme en rêve. »

Percutant, pointu, ce passage, il faut le reconnaître. On ne le relirait pas? Le relire? Tout le monde n’a pas la même vivacité d’esprit. Là, tu te sous-estimes, d’habitude c’est le contraire. Qui dit que je parle de moi. J’imagine seulement une lectrice distraite ou un spectateur tête en l’air, ils ont loupé le sel de la citation, à l’instant de la lecture leur esprit s’est envolé, on se dissipe et voilà comment on rate un carrefour narratif. Bon. Relisons la phrase. Qui relis? Toi, puisque tu y tiens. « S’il songeait à quelqu’un qu’il se représentait parfaitement, il croyait devenir lui-même cette personne. Les choses s’embrouillaient dans son esprit, et en même temps son imagination était poussée par l’irrésistible besoin d’en user à sa guise avec le monde ambiant, tant avec la nature qu’avec les êtres, opérant à froid et comme en rêve. »

J’ai compris, je sais pourquoi nos personnages sont venus au Ritz, je le sais! Ah, on avance, là. Vive le grand bond créatif en avant ! Eh bien quoi, dis! La citation nous donne des pistes. Si tu le sais, … L’homme, la  femme, ils font quoi au Ritz? Je dirais que là… ils cherchent à être vus et à être entendus comme deux autres. Diable! Que veux-tu dire? Toujours son énervante manière d’ajouter de l’énigme à l’énigme. En dire trop ou pas assez ! Accouche !

Nos personnages arrivent au Ritz, tête bien droite, déterminés. Ils savent qu’ils entrent dans une fiction. Ce qui signifie qu’en poussant la porte à tambour, ils ont pleinement conscience de passer dans un autre monde? Oui. L’entrée du Ritz, c’est la porte de l’ailleurs. Pour eux le Ritz est une scène où ils se métamorphosent. Mais la scène pourrait être différente? Oui, le « il » de la citation, qui croit devenir la personne qu’il voit, on pourrait l’imaginer dans un autre lieu : un quai de métro suffirait. Ou une place dans le TGV ou tout bêtement une terrasse de café. Mais aujourd’hui, nos personnages ont choisi le Ritz. On a compris. Qu’avez-vous compris, moi je ne vois toujours pas. On comprend pourquoi ils ont choisi le Ritz. Le Ritz est peuplé de fantômes: Cocteau, Robert Capa, Ingrid Bergman, Scott Fitzgerald, Coco Chanel, Colette, et j’en passe. Des grands morts offrent leurs services, ils font partie de la maison. Le souvenir de ce qu’ils ont été hantent les couloirs, nous sommes disponibles, disent-ils, attentifs, accueillants. Morts, nous voulons encore être joyeux, rire, pleurer, avoir des soucis. Nous n’existons plus, rendez-nous la vie. Et les voilà, les noms de nos personnages : Marcel Proust et Lady D. C’est ce qu’ils ont choisi d’être pour un soir. Se sont-ils présentés ainsi à la réception? Peut-être. Ou peut-être pas. Mais les deux célébrités sont en attente de résurrection, elles sont disponibles, et deux personnes qui se les « représentent parfaitement » peuvent avoir le désir de les incarner. Mais enfin, c’est un désir insensé ! Et qu’est-ce qu’un désir qui ne l’est pas, hein? Le désir raisonnable est un désir rabougri, il n’est la tasse de thé de personne, en tout cas pas de nos deux arrivants. Ils ont le fantasme exigeant, eux, ne vous en déplaise! 

Fermons les yeux, voyons-les au bar, le « bar Hemingway », dénommé ainsi en hommage à la descente de l’écrivain— je parle d’alcool bien entendu. Face à la coupe de champagne, nos personnages sont Proust et Lady D., lui, Proust; elle, lady D, ça me parait évident. Eh bien, non, pas forcément, pas obligatoirement. Pourquoi le désir d’être un autre ne pourrait-il pas choisir son genre? Donc, Lui, Lady D.; elle, Marcel Proust? Pourquoi pas. Mais rien de définitif : c’est comme ça le matin, ça changera peut-être le soir. Changer, c’est ça qui est jouissif. 

 « Proust, mon ami, vous qui fréquentez le monde, donnez-moi un conseil, dites-moi ce que je dois faire. Ma vie est un supplice, un enfer, je suis dépecée, démembrée, mon intimité est violée sans scrupule par une presse dégoûtante. La célébrité est un martyr, je porte ma croix sous le regard des foules. Si je me cache, je m’éteins; et si je me montre, on m’allume. N’y a-t-il pas une zone pacifiée où je pourrais être soleil et ombre à ma façon? Cette après-midi, je dois sortir, une fois de plus l’aile des rapaces va me frôler, et j’entendrai leurs cris, leurs becs frapperont les vitres de la voiture, il me faudra les repousser, même les gardes du corps de Dodi n’y arrivent pas. Enfin, j’ai l’air de me plaindre, mais j’aime la vie, vous savez. Elle m’a perché haut dans la hiérarchie du monde, et pourtant certains jours je me sens si mal aimée, si vide, si absente à moi-même. C’est à Buckingham qu’on me la refuse, la vie; on voudrait faire de moi une nonne enfermée au couvent des traditions, et ça, non, ça, mille fois non. Regardez-moi, Marcel, suis-je une nonne?»

Bravo. Très bon sketch, en effet. Ton accent british en français est très réussi. Tu nous as restitué une Diana presqu’en chair et en os, non? Riez de moi! J’ai fait ce que j’ai pu. Il me semblait qu’on ne pouvait pas évoquer cette malheureuse étoile filante sans y mettre un semblant de couleur locale. Avec une touche d’ironie quand même. Et Marcel? Marcel ne répond pas? Muet, Marcel, comme d’habitude il s’est emmitouflé dans sa lourde pelisse, le courant d’air est sa hantise, il n’y a que l’oeil allumé du garçon d’étage qui le réchauffe. 

Permettez, je reviens en arrière. Je reviens à la citation. On ne va tout de même pas la lire une troisième fois! Dans le livre, qui était le personnage, le « il » qui se représentait parfaitement … etc. etc. ? Vous vous souvenez? Qui le sait? Moi, je sais. Le « il » c’est Lenz, Jacob Lenz, dramaturge de son état, nous sommes à la fin du XVIIIe siècle. J’ajoute ceci : le nommé Lenz présentement pris dans un épisode de folie court dans la montagne, il cherche un apaisement à sa souffrance dans la fréquentation d’un pasteur et d’une vie simple. Lenz est mort à 41 ans, il est décrit dans sa déraison par Georg Büchner, mort à 34 ans : la mort fauchait tôt en ces temps-là. Une question: Ne pourrait-on pas dire que Büchner est entré en Lenz, comme Lenz croyait devenir lui-même la personne qu’il se représentait parfaitement? Pour moi, c’est certain. Objection : Lenz avait perdu la raison, Büchner avait toute sa tête, comme on dit, c’est une sacrée différence. Alors, je le demande à tous, que signifie exactement «  devenir un autre  »? Folie? Raison en vadrouille? Usage créatif du temps?

« Princesse Diana… » Ah, je crois que le petit Marcel se manifeste.  « Votre chaude proximité réveille en moi les altesses que j’ai fréquentées. Et dans mon panthéon je vous place au sommet. Il n’est pas donné à tout le monde, même aux plus titrés, de ponctuer une vie d’exception par une mort brutale. Le destin a fait de vous une icône infiniment touchante, tragique, quand tous vos égaux sont condamnés à la bouffonnerie. Si je vivais encore, je ferais de vous mon autre Duchesse de Guermantes, vous le méritez bien. Ou plus exactement si la duchesse de Guermantes avait un jour rêvé d’être une autre, c’est Lady D qu’elle aurait choisi d’être, et Marcel mon personnage serait tombé amoureux de vous comme il l’avait été d’elle. Il aurait admiré vos souliers rouges, un regard de vous l’aurait comblé. Comme ma duchesse, mieux qu’elle, vous auriez manié la réplique insolente, le trait d’esprit qui épate. Vous voyant apparaître, on aurait dit « elle est la reine au paradis des mots. » 

« Cher, cher, cher petit Marcel, vous êtes si gentil, si perspicace, si délicat. Je vous aime bien, j’aime les écrivains, et vous méritez amplement l’admiration qu’on vous porte. Un jour, si j’ai le temps, je vous lirai, c’est promis. Mais vivre m’accapare, c’est si difficile de vivre, heureusement nous oublions, sinon comment pourrait-on se relever chaque fois qu’on tombe? » 

« Alors béni soit l’oubli qui efface le passé,  princesse ». 

«  Béni soit l’oubli qui efface le passé  » ! de qui se moque-t-on? : Marcel n’aurait jamais pu dire ça. Évidemment, non! D’ailleurs s’il l’avait dit, il aurait composé une longue phrase qui commence, se déploie, revient en arrière, intercale une parenthèse, ouvre dans la parenthèse une autre parenthèse, ajoute une troisième parenthèse qui soutient le contraire de ce qu’il a dit jusque-là, nuance la contradiction qu’il a évoquée, la raffine, pour aboutir pas essoufflée du tout à une conclusion provisoire, la position prise pouvant être réévaluée dans le volume suivant, soit qu’une situation ancienne soit vue sous un angle nouveau, soit qu’une situation nouvelle pousse à de nouvelles interprétations. 

Nous savons maintenant ce que veulent nos personnages : ils recherchent la joie d’être un autre. Précisons : Pas pour se fuir, plutôt pour se multiplier. La multiplication est ludique, elle ne récuse pas l’identité, elle en joue, elle la déborde, diraient nos personnages si on les questionnait sur leur comportement. Donc, exister dans un autre corps sans rien retrancher de soi, c’est leur visée. Ce que faisait Büchner, je vous signale, Büchner qui s’est multiplié en écrivant l’aventure de Lenz dans la montagne. Et ce que font les actrices et les acteurs quand ils jouent les pièces de Lenz et de Büchner, si je vous suis bien? Exact! Regardez-moi, je suis Woyzeck, dit l’acteur qui interprète la pièce de Büchner. Regardez-moi, je suis Marie Wesener, dit l’actrice qui joue celle de Lenz. Sont-ils Woyzeck et Marie? Oui et non. C’est-à-dire? Ils le sont et ils ne le sont pas. Ils le sont quand bien même toi, moi et eux nous savons qu’ils ne le sont pas. C’est bizarre, le théâtre, pas vrai? C’est peut-être bizarre, mais c’est comme ça.

Ouvrons les portes de l’imagination. Ce que Lenz accomplit dans la folie, ce que Büchner incarne par l’écriture, ce que les acteurs se donnent par personnages interposés, pourquoi nos personnages ne pourraient-ils pas l’accomplir en toute raison, en toute lucidité, guidé par la certitude d’une vie plus riche, plus intense, plus nourrie? Et si être ce qu’on n’est pas était la plus belle promesse de l’être humain? La certitude enfin acquise de ne pas être un rat condamné à son trou. Fini l’animal humain qui s’épuise dans le terrier de l’unidimensionnel. « Fini la litanie du « sois toi-même » qu’on nous colle au cul ; moi, à ceux que je suis déjà, je veux ajouter ceux que je ne suis pas encore » disent nos personnages. Catégoriques. 

Alors cet unisson serait l’épine dorsale de notre texte? Oui, pourquoi se vouloir «  un  » quand on peut être plusieurs? Celui qui vit dans plusieurs mondes vit plusieurs vies. Résumons : « Je » est un étagement de « je » et le premier «  je  » n’a aucun privilège de vérité sur les suivants. Mort de l’étranglement identitaire par multiplication des identités. La beauté de la série c’est qu’il n’y a plus d’original, plus de pureté à préserver, plus d’origine à retrouver. On est quelqu’un, on reste quelqu’un, mais au pluriel. Nos personnages n’ont plus à se demander «  qui suis-je vraiment?  », cette poisseuse interrogation, -et cette vieille tarte à la crème, aussi !- qui les fourre dans un sac comme le chat qu’on veut noyer. Ils décident qu’ils seront ponctuellement ceci et cela, et ceci encore, plus cela. Ils convoquent le désordre dans leur existence, ça évite l’étouffement par identité-corset. Et ça renouvelle les angles de vue. Ben, oui, en regardant le monde avec les yeux des autres, on a une chance de voir ce qu’ils voient, on voit au moins que ce qui brille pour nous ne brille pas forcément pour eux, des trucs comme ça, alors que celui qui se fie à ses propres yeux ne voit finalement que le bout de son pif. J’approuve. 

Infixés— nos personnages l’exigent et ce sera notre bible. Et que tous et toutes autour d’eux deviennent pareillement infixés. Quand on leur demande comment sera la vie plus tard, ils répondent qu’elle sera faite de la multiplicité des appropriations qui composent une existence. C’est joyeux, c’est tonique. Leur hypothèse est la suivante : comme chacun et chacune seront une quasi infinité de «  plusieurs  », et comme chacun et chacune revendiqueront vivement d’être cette quasi infinité de «  plusieurs  », l’augmentation du nombre de points de connexion entre tous sera exponentielle, et on aura ainsi accompli le premier pas vers un autre type de vie en commun. Se laisser aller à la dérive des «  je  » qui passent, si j’ai bien compris? Voilà. « Pardon ! Votre nom c’est quoi? Voulez-vous répéter», a demandé Suzy la réceptionniste du Ritz quand homme et femme se sont présentés à l’accueil ». « Marcel Proust et Lady D! » Suzy était sur le cul. « Vous vous moquez de moi?  ». Elle était furieuse, elle dévisageait nos personnages. «  Qu’est-ce qu’un passeport et une photo disent de moi  », a répliqué l’homme? «  Peu de chose. Et rien qui décrive la résonance en moi des existences qui me font signe. Je nais, je reçois un nom, mais sous ce nom combien de noms possibles? » Et la femme d’ajouter fièrement « Notre nom est dispersion ».