Incapable de s’intégrer au monde, l’humanité, une fois passée l’obsession de la domination des éléments, se contemple comme un corps en trop : elle se voit déchet, supplément inutile, souillure.
Oscar Ferrari, La dernière goutte, 2016

Tout apprenti, une fois passés les quelques mois d’errance auprès de son maître, se doit de proposer une relecture du monde. Trois documents ou objets, c’est la contrainte. Un fragment, un déchet, une ordure, ça plus ça plus ça, il faut être inventif, nouer les ficelles, trouver la bonne figure. Une fois formulée, la relecture te donne accès au statut de rudimenteur. 

– Bientôt je serai des vôtres. 

– C’est trop tôt, Naphta. 

– Je vais formuler, déplier, hop ! et ce que je dirai… 

– Tu dois encore réfléchir aux conséquences de la parole. 

– Ce que je dirai… personne n’avait osé avant moi. 

Il est temps. Depuis quelques mois, Naphta traîne tous les jours parmi les couches d’archives répandues autour de son trou. Les gens ne voient dans la variété des objets qui recouvrent les sols du land qu’une pauvre couche sédimentaire où se servir en cas de besoin. Des morceaux, des fragments, on colle on rafistole, on ne regarde même pas, on bricole sans conscience. Pour nous, rudimenteurs et apprentis, ce sont les archives du monde : c’est là qu’est contenu le passé, c’est de là que doivent venir les hypothèses. Pour nous le déchet est un trésor. 

– La saleté est un message. 

– C’est un vieux slogan, maître…

– Trouve un oracle dans le débris. 

– Celui-ci est plus joli.  

– Transforme la décharge en recharge. 

– Difficile ! 

Notre monde est sale et désordonné, rien ne pousse à la création de relectures cohérentes. Le chaos règne. Des couches d’objets abîmés ou décomposés saturent nos rues et nos espaces publics, pourrissent dans nos maisons, jusque dans les lits. Nous n’agissons plus sur nos quartiers, nous les traversons le temps d’une vie brève, nous essayons de manger, de boire, de trouver du plaisir avant de mourir, ce qui arrive trop tôt. Il faut profiter de ce qui est donné. Les activités sexuelles sont le passe-temps dominant, les enfants la conséquence inévitable. Comme moi, comme les autres, Naphta se rend régulièrement au hangar du K, centre des caresses et des pénétrations. Comme ses partenaires, il ignore l’usage ancien de ce complexe immense, ses toits, ses passerelles de fer rouillé, ses tapis roulants déchiquetés, mais c’est devenu son terrain de jeu. Il s’y cache et s’y découvre, il aime pour quelques minutes ou pour une heure, il copule à deux, à trois, à plusieurs. Au K, on s’expose vite : les regards sentent le sexe, on se plaque les uns contre les autres en fermant les yeux, muqueuse et salive, parois poussiéreuses de béton. 

Naphta est comme les autres, le sexe est un aimant qui le fait revenir au hangar. Mais lui, ça ne suffit pas à le calmer : il en ressort aussi tremblant qu’il y est entré. Naphta est impatient, il sent qu’il y a quelque chose de plus à faire dans ce monde que de marcher entre les débris anciens en attendant sa ration de bouffe, quelque chose de plus que se traîner jusqu’au K et d’y baiser quelques poignées de secondes. C’est cette intuition qui l’a fait postuler à la fonction d’apprenti, c’est ce tourment qui l’a poussé à devenir rudimenteur. Il rêve, il construit sa pensée, pose un regard neuf sur un monde sale. 

Naphta s’assoit sur un monticule de débris, laisse dériver son regard. Morceaux de plastique, bidons rouillés, papiers délavés, matières en voie de décomposition. Avec le temps, les archives sont de moins en moins bien conservées, les textes à peine lisibles, les images brûlées ou trouées. Comment relire et relier si les phrases s’effacent, si le passé s’éloigne ? Les preuves s’effritent. Pourtant, Naphta sait qu’il doit résister à l’urgence. Les grandes relectures sont filles du hasard : il faut du lâcher-prise, pas de volonté trop affirmée. L’apprenti rudimenteur ne creuse pas dans les couches du passé, ne fouille pas sans relâche pour trouver la bonne archive ; au contraire, il laisse venir, se fait guider par les sursauts du temps. 

– Je crois que j’ai peur de formuler. Je suis bloqué.  

– Quand tu seras épuisé, Naphta, quelque chose surgira ! 

– Merci maître.

Il a appris à lire. Il a écouté, pendant les longues soirées de rassemblement, les récits des rudimenteurs réputés, les relectures solides, et aussi celles dont on se moque. Il y a du plaisir quand les hypothèses ressemblent au délire, quand l’invention est visible. La tête de Naphta déborde de prémisses et de fragments imaginaires, de mondes disparus aussi mal tissés que les rêves. Il attend la révélation.

La relecture volante

Je suis son maître, mais Naphta a eu l’occasion de discuter avec d’autres rudimenteurs. Ma propre relecture, je la lui ai déroulée rapidement, si usée, si dépassée… Je n’en suis pas fier. Celle de Fernandin, avec qui Naphta a pu échanger, est plus saisissante : le célèbre rudimenteur a sorti pour mon apprenti les documents qu’il garde toujours sur lui, dans la grande poche dorsale de sa veste en cuir. Plastifiés, protégés. Fernandin prétend avoir dépassé les quarante ans, mais il est plus jeune, c’est visible : il lui reste des cheveux, il ne lui manque que deux dents. Quand il parle, vigueur, voix assurée, sa mystique le conserve. 

Sur une petite table de plastique vert, Fernandin a étalé devant Naphta les trois documents qui fondent sa relecture. Jubilation. 

– Chaque relecture est une enfant de la pensée. 

– Je connais ce slogan, maître Fernand. 

– Trois documents, c’est notre trinité ! 

– Je sais, maître, la relecture est ma déesse. 

– Il faut de l’audace pour être rudimenteur ! Badaboum ! trois documents, je trace une équation… 

…une déesse est née sur un tas d’oubli. 

D’abord la grande photo : les anciens maîtrisaient la photographie, un moyen de fixer sur papier des images du monde. Maintenant les gens en ont presque peur, ils les regardent comme des trous dans l’existence, des menaces du passé. Nous, rudimenteurs et apprentis, nous leur faisons face avec appétit, nous les interrogeons comme des témoins difficiles.

Sur un fond noir et profond comme le ciel de nuit, deux hommes flottent dans l’air, vêtus d’épais vêtements blancs. On aperçoit au loin la lune, ainsi qu’une autre planète, dont Fernandin assure qu’il s’agit de la Terre. Autour des deux silhouettes humaines des objets flottent. C’est une photographie arrachée des pages d’un cahier où elle avait été collée, probablement par un enfant. 

Le deuxième document, un morceau de papier abîmé, a dû représenter une grande femme habillée de voiles blancs et bleus. Dans la moitié inférieure, on peut lire ce texte : Beaucoup pensent mériter le Ciel en faisant le Bien. Vous donnez de l’argent aux mendiants, de la nourriture aux sans-abris. Vous participez activement aux affaires civiques et communautaires. Sans compter, vous donnez votre temps, vos talents et votre argent à des œuvres caritatives. Vous êtes meilleur que bien des gens de votre connaissance. Vous êtes vraiment bien et vous êtes convaincu qu’à votre mort, Dieu vous accueillera avec faveur dans son Ciel ? 

Le troisième document est aussi une photographie, encore plus abîmée que la première. Le passé s’est effacé presque entièrement, on en voit que des lambeaux étranges, de la végétation, des murs, de grandes sculptures de pierre. 

– Alors ? 

– Alors impressionné. 

Naphta connaissait cette relecture, mais découvrir les documents, refaire le chemin à l’envers, c’est spectaculaire. La deuxième photo est très abîmée, il a fallu bien de l’audace pour en déduire le début d’une expérience de pensée. Naphta se plonge encore quelques instants dans ces fragments usés de papier photo, il se demande qui a bien pu construire ces murs qui attendent, sous la végétation, la chute des humains. Fernandin récupère les documents, l’un après l’autre, les soustrait au regard avide de l’apprenti, les range avec précaution dans sa grande poche dorsale. 

– C’est trop rapide, maître Fernand, je n’ai pas eu le temps !

Fernandin ne répond pas. Il sourit. 

– Et si je m’étais fait avoir ?

– Si j’avais raté quelque chose ? 

La lecture est une opération magique. La relecture est un sésame. Celle de Fernandin postule l’existence de Dieu, sa disparition, et la chute. Il fut un temps où l’humanité, avec l’ensemble de ses objets, volait dans le ciel, libre et légère. Dieu existait : il était un contrat, une substance, une opération par laquelle les hommes demeuraient en suspension, flottant au-dessus de la planète sans y descendre jamais. Sans-doute parce qu’il faisait froid, les hommes et les femmes étaient revêtus de ces gros vêtements blancs qu’on voit sur le premier document de Fernandin. Ils étaient heureux, légers et libres, et pourtant quelque chose manquait à leur bonheur : incapables de se fixer, ils formaient un peuple flottant et sans but, disséminé, structuré seulement par le rythme des rencontres aléatoires et des éparpillements. La planète au-dessous d’eux demeurait un paradis inaccessible qu’ils admiraient avec curiosité et peur. 

La Terre attendait les humains. Les habitations, avec leurs murs de pierre, leurs toits et leurs fenêtres, existaient déjà, sans que personne n’y loge. C’est la révélation de la deuxième photo, où des maisons vides et délabrées ploient sous la végétation, sans aucune trace de civilisation : nous flottions, et la Terre patientait, disponible et accueillante. Quand un jour nous sommes enfin tombés, c’est trop nombreux, accompagnés de tout ce qui flottait dans le ciel, et nous avons rempli les maisons de nos vies crasseuses et de nos déchets innombrables. 

Ce que suggère le deuxième document, c’est que durant la période qui a suivi la chute, les humains, catastrophés, ont prié et rêvé que Dieu les renvoie au ciel. Ils n’ont pas accepté immédiatement leur sort terrestre, ils ont regretté le vol et l’apesanteur, ils ont imaginé des lois et des règles de conduite leur permettant d’être renvoyés là-haut. Si cette période a existé, il n’en reste aucune trace parmi nous aujourd’hui, aucun ordre, aucun rite. Plus personne ne songe à voler dans les airs. Personne ne s’interroge, personne ne rêve de mondes lointains ni de vies alternatives. Seuls les rudimenteurs, poussés par d’obscures intuitions, cherchent encore à comprendre d’où nous venons. 

– D’où venons-nous ? Maîtres, répondez !

– Personne ne sait. 

– Nous sommes l’humanité d’après. 

– Il y eut un avant, plus glorieux, plus solide, et nous vivons après. 

– On vit après, comme si on était le reste, le surplus. 

Les apprentis rudimenteurs sont ceux qui s’inquiètent encore de l’absence de mémoire. Sont ceux qui se cherchent des souvenirs dans la saleté.

La relecture de Modric, qui est une déclinaison polie de celle de Fernandin, postule que la planète a été créée ainsi, seulement recouvertes de vallées et de montagnes, de villages et de cités vides, et que la végétation est venue après, colonisant avant les humains chaque parcelle de sol, de mur ou de toit. Naphta n’a jamais eu l’occasion de les voir, mais des trois documents que présente Modric, un est devenu célèbre : un dépliant en deux parties, notice plutôt bien conservée qui détaille l’utilisation d’un produit destiné à lutter contre la végétation. Pour Modric, les humains, après la chute, auraient commencé par désherber la planète, dégager les maisons des plantes qui les recouvraient, ménager des ouvertures, des chemins praticables entre les débris. Aujourd’hui cela semble à peine croyable, quand les farmeurs ont toutes les peines à faire pousser assez de vitamines et de fibres pour nourrir la population, mais le document existe, il parle. 

D’autres rudimenteurs, admirateurs de la défunte Kagawa, qu’ils copient sans audace, produisent un ensemble de variations sur le thème de l’aller-retour. Il s’agit, là encore, de déclinaisons de la relecture volante, mais plus décalées, moins sages. Selon eux, les humains ont vécu sur Terre avant de connaître l’ascension. Durant cette période précéleste, ils ont construit des maisons, des tours, des temples, ils ont aménagé et jardiné pour aboutir à un monde agréable et ordonné. L’apparition d’un Dieu, ou le désir de coloniser l’espace, ou un brusque changement de la nature de l’univers – les versions abondent, formulées par de respectables rudimenteurs comme par leurs apprentis les plus ignorants – toujours est-il que quelque chose a envoyé brusquement l’ensemble de l’humanité, avec tous ses objets, dans l’espace, où elle s’est mise à vivre tandis que sur Terre les plantes envahissaient les maisons. 

Ce n’est qu’après un certain temps passé là-haut – des années, des siècles ? – que l’humanité serait retombée sur Terre, sans prévenir, avec tous ses objets, ses meubles, ses ordures flottantes. Retombée comme un fléau : hagarde et désorientée, fracassée par la chute. Cette humanité d’après, c’est la nôtre, qui ne sait plus d’où elle vient ni où elle va, qui ne se souvient plus des comment ni des pourquoi. 

La vérité des origines semble perdue pour toujours. 

Pourtant, Naphta a compris quelque chose.

La tornade

Ciel bleu profond, chaleur étouffante : ce sont les signes annonciateurs des tornades. Pendant des heures la température ne cesse d’augmenter, insupportable, puis le ciel devient gris, puis noir, enfin le vent et la pluie apportent furie et fraîcheur. Tout est retourné, sens dessus dessous, on sort des caves où l’on s’était tapis pour contempler les vagues de déchets reformées ici ou là, une nouvelle géographie du land. 

Les farmeurs n’aiment pas les tornades, mais tous les autres, débricolleurs, rudimenteurs ou mendiants, nous les espérons comme des promesses de bonheur. Tout le monde respecte les farmeurs : personne ne pourrait vivre sans eux, ils savent se transmettre depuis des générations l’art de la boucle vitale, toujours améliorée, ils savent réinventer la nourriture même après que les tornades ont tout ravagé. Quand la tornade menace, nous nous précipitons dans les caves et les abris profonds, nous n’avons rien à sauver que nous-mêmes. Les farmeurs, eux, s’agitent sur les toits, ramassent les insectes, cueillent les dernières pousses, fibres et vitamines, recueillent les graines qui serviront pour la prochaine fois, remplissent leurs poches de terre et de graviers. 

— Les farmeurs nous sauvent la vie, mais nous ne les aidons pas. 

— Chacun ses problèmes, Naphta.

— Mais toute la merde est pour eux…

C’est avec elle qu’ils nourrissent les plantations. Nous, les autres, qui avons besoin des nutriments qu’ils produisent, nous montons avec nos déjections puantes, portées dans des poches, des bacs, des restes de bouteilles en verre, et nous repartons avec ce que les farmeurs ont bien voulu donner : quelques sauterelles, des grillons, de la roquette ou des pissenlits. Même après les tornades, quand la nourriture manque et que la faim se fait sentir, nous échangeons dans la bonne humeur : il y a toujours un petit quelque chose à gagner. 

Le malheur des uns fait le bonheur des autres : plus la tornade est grosse, et dure, et violente pour les plantations, plus les débricolleurs sont heureux. De nouveaux trésors apparaissent. Ils collectent les fragments d’objets, ainsi que tout ce qui ressemble à des vis ou des clous, et ils assemblent l’inassemblable. Dans le domaine matériel, ce sont les génies de la résurrection : petits meubles, assises, ustensiles, portes et fenêtres, ils créent ce dont nous avons besoin pour vivre. 

Nous, rudimenteurs et apprentis, n’avons pas le droit de créer d’objets : nous contemplons les mêmes déchets que les débricolleurs, mais il nous est interdit d’entrer en concurrence. Nous devons assembler documents, idées et traces du passé tandis qu’ils s’occupent du concret, du matériel et du présent. Nous tâchons de conserver une langue intacte tandis qu’ils se contentent de débris de mots. Notre monde est si pauvre que chaque catégorie sociale protège son rôle avec avarice : nous ne donnons pas de conseil, et n’en recevons pas. 

— Je te regarde.

— Tu me regardes. 

— Nous voulons transformer la décharge en recharge. 

— Est-ce que nous sommes si différents ? 

Parfois il semble à Naphta que des idées doivent surgir dans les cerveaux des farmeurs, que des images du passé doivent aussi hanter les débricolleurs pendant que nous tâtonnons sur nos hypothèses. Mais il serait mal vu de notre part de chercher à discuter. Personne ne nous demande rien. Nos relectures sont vues comme d’agréables surgissements dans le continuum de la vie, pas plus. Ce système cloisonné préserve la paix dans notre monde chaotique ; il apporte un peu de stabilité dans notre vie soumise aux caprices du temps et des tornades brûlantes. 

— Je ne suis qu’un apprenti, mais j’ai des idées.

— Garde-les pour toi, Naphta.

— Mais qui dira quelque chose de nouveau ? 

— On ne doit rien dire de nouveau.  

Une fois sa relecture formulée, un rudimenteur n’a plus d’idée. Il lui appartient, comme elle à lui. Il passera sa vie à la défendre, à la comparer, mais sans être jamais autorisé à la modifier. Si ses idées ont attiré l’attention, des apprentis chercheront des documents pour aller dans son sens, pour compléter. Naphta sait cela, mais il croit dans le pouvoir supérieur de la relecture : il rêve d’une hypothèse si audacieuse qu’elle modifiera le réel, qu’elle ouvrira un nouveau moment de l’histoire humaine. Les rudimenteurs pourront retravailler leurs lectures, les discussions seront plus généreuses et plus partagées, on pourra s’associer avec n’importe qui, échanger à l’infini…

Prenons Hazar, le plus vieux maître vivant : voici des années qu’il ne rêve de rien. Sa relecture a été périphérique, et peu dérangeante : s’appuyant principalement sur un document traitant des maladies, Hazar a formulé l’idée que les hommes et les femmes, dans les temps anciens, vivaient plus longtemps. La médecine devait être plus complexe, elle servait à soigner des maladies disparues, liées à la vieillesse. Bon… Désormais, la seule médecine est un alcool fermenté, produit dans les caves des mochrooms, et qu’on boit lors des diarrhées, ou qu’on verse sur les plaies. Pour le reste, on ne soigne plus les maladies : elles vous diminuent, ou vous tuent. 

— Maître, si formuler une relecture c’est aboutir, alors un rudimenteur est mort pour la pensée. Je refuse d’embaumer mes hypothèses. Je veux comprendre au-delà ! 

— Je ne suis pas mort, Naphta. 

— Non, mais vous ne bougez plus beaucoup. 

Je vois Naphta suer à grosses gouttes sous le ciel bleu sombre. La plupart des habitants sont déjà rentrés dans leurs trous. Nous les imitons, lentement, sans rien dire. Sur les toits des bâtiments, quelques farmeurs terminent en hâte de cueillir et protéger les rations de fibres et de protéines. Les plus grands immeubles, inhabités, se dressent vers les nuages avec des airs lugubres. L’ouragan va venir avec la nuit. Naphta ne veut pas descendre, l’ambiance crépusculaire l’apaise. Il aimerait rester dehors pendant la tempête, sentir la matière du vent le fouetter. 

Un monde de déchets et de tornades, sans mémoire, sans histoires, ça n’est pas pour lui. Crouler sous l’immobilité et la faim en attendant les séances de baise au hangar de K, ça n’est pas pour lui. Naphta refuse de considérer sa propre vie comme une vie d’après, sans audace et sans désir. Mais les documents lui manquent. Il doit encore trouver quelque chose, un objet, un fragment de texte, un déchet qui soit une illumination.

La Tour Cavani

Depuis la noirceur du trou où Naphta s’est réfugié, il entend la tornade refluer. Le sol ne tremble plus, le vacarme devient supportable. Naphta a soif, il a bu toute l’eau de la nuit. La chaleur a été si intense qu’il a cru fondre à plusieurs reprises, pénétré du sentiment de sa propre dissolution. Malgré la proximité de l’accalmie, il est pris d’une nouvelle crise, se voit mourir dans ce trou creusé le long des fondations, enseveli, étouffé, se rêve cadavre. Son corps se tend si fort à l’intérieur de la fissure qu’il s’écorche, se fait de grands hématomes. Juste avant le calme, avant la libération, il s’endort.

Quand il sort du trou, le soleil est déjà haut. Tout le monde s’agite. Chargés de bacs et de terre, les farmeurs regagnent les toits, pressés de recréer la vie, dégageant sans aucun regard les nouveaux monticules de déchets, préparant leurs nouveaux jardins. Les débricolleurs, eux, portent une attention précieuse à tout ce qui jonche le sol : c’est jour de bonheur, de trouvailles et de collages miraculeux. 

Naphta marche lentement dans la large rue jonchée de débris et de déchets, forcé de lever les genoux plus haut que d’habitude ; la couche n’est pas encore tassée. Il lui faut quelques instants pour réaliser : la tour Cavani ne domine plus de sa forme immense ce quartier de maisons basses et de petits immeubles. Elle n’est plus là. Il se met à courir, s’essouffle immédiatement, la bouche sèche, vide de toute énergie. Son visage est rouge, ses poumons le brûlent, mais cela n’a aucune importance, il contemple la tour couchée de tout son long, écrasée en plusieurs morceaux sur trois petits bâtiments dont les murs se sont volatilisés. Autour l’agitation est grande : on court dans tous les sens, on grimpe sur les murs effondrés… 

Quelques mochrooms sont assis sur un monticule, les yeux perdus, choqués, éblouis par la lumière du jour, eux qui ne vivent que dans les sous-sols perdus où ils élèvent les champignons et fermentent l’alcool. La tour Cavani s’est arrachée d’un bloc, comme un arbre, elle a soulevé en s’effondrant une bonne partie de ses fondations, murs de béton et barres de fer qui jaillissent dans l’air comme des intestins éclatés, et elle a révélé au grand jour une cave de mochrooms, les forçant à sortir. La tornade a ravagé la cave, et nombreux sont ceux qui sont descendus dans l’espoir de trouver quelques champignons, ou une fiole. 

Naphta n’est pas un charognard, mais il descend, lui aussi. En s’accrochant aux barres de métal déchiquetées qui formaient l’armature métallique de l’immeuble, il atteint le fond. L’odeur des champignonnières est forte encore, mais sous les déchets on ne distingue plus rien. Autour de lui, s’ignorant les uns les autres, une quinzaine de débricolleurs visite l’immense sous-sol. L’espace a dû être séparé autrefois en différents compartiments que les mochrooms ont rentabilisés ensuite, champignons, alcool, dortoirs… On dit que les mochrooms vivent dans le noir, s’orientant à l’odeur, comme des rats, mais est-ce la vérité ? Ils restent un mystère répugnant. 

Dans l’un des boxes, deux femmes sont arrêtées devant une voiture. En surface, les voitures ont disparu depuis longtemps, démolies par le temps et les tornades, mais Naphta en a déjà entendu parler, il en a même vu une photo. Celle-ci est encore intacte, toute de métal blanc et de verre. Les pneus sont dégonflés. Sur l’arrière, quelques lettres en 3D : Twingo. Naphta s’approche, caresse de sa main le capot recouvert de poussière. Personne ne sait que faire d’un tel objet, trop volumineux pour être transporté, trop solide pour être démonté. Il essuie de sa main la vitre sale, regarde à l’intérieur. Des sièges, de quoi asseoir quatre ou cinq personnes, rien d’autre. Des gens se sont déplacés grâce à cette voiture, ils ont circulé dans les rues de la ville, sans effort, tractés par une motorisation complexe. Plus que jamais, Naphta comprend la complexité et la sophistication du monde d’avant, il veut en saisir davantage. Les relectures des rudimenteurs paraissent terriblement fausses et approximatives : elles ne disent rien de ce monde qu’on devine dans les documents et les objets du passé, elles ne formulent rien qui vaille l’effet de réel de cette Twingo abandonnée.

Naphta continue la visite. La Tour Cavani, en s’effondrant, semble avoir ouvert des espaces que même les mochrooms n’avaient pas colonisés : boxes de béton sans particularité, le plus souvent vides, contenant parfois quelques objets délabrés, vieux casiers, vieux papiers. Les premiers débricolleurs qui ont pénétré sous la Tour ont déjà parcouru tout l’espace, ils ont ramassé les objets intéressants, mais la valeur des déchets n’est pas la même selon que l’on est rudimenteur ou débricolleur. Il fait sombre, mais les yeux s’habituent, Naphta ausculte les documents qui trainent, boxe après boxe. Il découvre des classeurs remplis de feuilles et de chiffres, et aussi une armoire effrayante qui contient plusieurs rayons de livres : plus de littérature qu’il n’en a vu de toute sa vie, beaucoup trop d’informations pour son cerveau à la diète. Il s’éloigne, pris de panique. Il ne trouve finalement aucun document capable de provoquer en lui l’évidence, la révélation. Le contact avec la voiture l’a touché comme s’il avait été mis en présence d’un fossile gigantesque et rare, mais il ne sait que faire de cette émotion. 

Juste avant de sortir, il pénètre dans un groupe de quatre boxes où ont vécu les mochrooms. L’odeur de champignon est forte, le sol est déjà recouvert de débris et de déchets tombés pendant la nuit. Dans un coin, Naphta s’approche de deux grands objets : de grands bacs de plastique, l’un entièrement jaune, l’autre noir, identiques par leur forme et leur taille, environ un mètre vingt de haut, carrés, larges d’une cinquantaine de centimètres. Chacun des deux bacs est équipé d’un couvercle, grand ouvert. Ils sont renversés, dégueulant parmi la crasse un liquide épais et puant. Il s’agit sans doute de récipients dans lesquels les mochrooms pratiquaient la fermentation alcoolique. De tels réservoirs sont de grande valeur, pour la conservation de l’eau ou celle des aliments, et ils n’ont été abandonnés par les débricolleurs qu’en raison de leur puanteur irrémédiable. 

Naphta saisit le couvercle du bac jaune pour le refermer : collé sur la surface de plastique, un grand autocollant brille sous la couche de crasse. Du revers de sa manche, il en essuie la surface, commence à lire. L’odeur de vinaigre et de moisi, les vapeurs d’alcool, l’obscurité qui règne dans ce boxe lui montent à la tête, un grand vertige le prend. Il ne sait plus s’il lit ou s’il hallucine. Il a la vision d’un monde parcouru de voitures de toutes tailles et de toutes formes, roulant rapidement dans des rues dégagées, sans déchets ni ordures. Les maisons, propres et fraîches, se dressent en toute beauté, des gens en sortent, échangent des objets intacts ou abîmés qu’ils déposent ensuite dans les bacs. Chacun traîne derrière soi un bac, jaune ou noir, et les objets en sortent et y rentrent sans cesse. Tout s’organise autour de ces bacs, ils sont le centre du monde, les hommes et les femmes qui les traînent derrière eux rient en ouvrant et refermant les couvercles, pratiquant de petites danses rituelles, comme on le fait devant la statue d’un Dieu. 

— Maître, je suis prêt ! Je parlerai ce soir. 

— Tu as trouvé tes trois documents ? 

— J’ai la trinité !  Ce que je dirai… personne n’avait osé avant moi.

La relecture de Naphta

Nous nous sommes retrouvés le soir même, dans une petite cour encombrée de débris de béton soufflés par la chute de la Tour Cavani. Naphta avait proposé ce lieu parce qu’on pouvait s’y asseoir confortablement et que la proximité de la Tour lui importait. Les trois rudimenteurs désignés pour écouter sa relecture étaient le doyen Hazar, puis Fernandin et moi. Il faisait à nouveau extrêmement chaud. 

Naphta est arrivé vêtu d’un short en lambeaux et d’un t-shirt taillé dans une sorte de filet à grosses mailles, rien dans les mains. Aucun document, aucun objet. Nous avons craint une provocation, mais nous l’avons laissé parler. 

« Chers maîtres, 

la tradition impose aux apprentis rudimenteurs la présentation de trois documents ou objets qui soutiennent leur relecture. Je n’ai pas pu respecter cette tradition, vous allez comprendre. 

Avant cela, il est un autre point sur lequel je souhaite m’exprimer. Une fois confirmés en tant que rudimenteurs, vous cessez tous de chercher à analyser le monde, vous n’êtes plus mobilisés par la compréhension du passé. C’est quelque chose que je n’ai jamais réussi à admettre, et les différentes réponses que vous avez pu m’apporter ne m’ont jamais parues satisfaisantes. Je vous présente mes excuses, maîtres, mais je l’affirme ici : si vous me confirmez dans la fonction de rudimenteur, je ne cesserai pas de réfléchir et de chercher. Je ne pourrai rester, comme vous, l’homme d’une seule relecture, d’une seule idée. 

Le premier témoignage du passé que je souhaite convoquer est une voiture. Vous êtes savants, vous savez de quoi il s’agit. J’ai découvert, dans les caves de la Tour Cavani, une voiture blanche presque intacte, sur laquelle est inscrit le mot Twingo. Les voitures circulaient autrefois dans les rues des villes. Dans votre hypothèse volante, maître Fernandin, vous ne parlez pas des voitures. Sont-elles tombées avec l’humanité ? Attendaient-elles dans les caves ? J’ai été un admirateur de votre relecture, maître, et je n’y crois plus. Les humains ont toujours vécu sur Terre. Il fut un temps où les rues n’étaient pas surchargées de déchets. Aucun véhicule ne pourrait rouler dans nos rues, tellement elles sont encombrées et sales. Il fut un temps, pourtant, où les voitures roulaient : les rues étaient donc dégagées ! C’est cela que nous disent les voitures, et c’est ma première conclusion. 

Le deuxième témoin du passé est un document, rencontré lui aussi dans les sous-sols de la Tour Cavani. Il s’agit d’une feuille plastifiée que j’ai trouvée collée sur un grand bac jaune que les mochrooms utilisaient pour leurs cultures. Je ne suis pas parvenu à le décoller, et le bac était trop encombrant et trop puant pour que je vous l’amène ici. Ce document est… C’est un guide, un mode d’emploi qui indique ce qui doit être mis, ou non, dans le bac. Différents type d’objets sont classés et dessinés sur la feuille, et certains sont barrés. Comprenez-vous l’importance de ce document ? Au lieu de tout jeter n’importe où, nos ancêtres sélectionnaient certains objets, et les disposaient dans des bacs différents selon leurs natures. Ils triaient ! Non seulement les gens ne jetaient pas tout dans la rue, ce qui la rendait praticable par les voitures, mais ils triaient les objets selon différentes catégories. Leur monde n’avait rien à voir avec le nôtre ! 

Je n’ai pas de troisième document, ni d’objet. Mais j’ai un lieu : le hangar K. Vous connaissez ce lieu. Lorsque j’ai vu la notice de tri sur le bac jaune, le souvenir m’est revenu d’un autre papier, d’une autre affiche aperçue un jour sur l’un des grands murs de béton du K. J’y suis retourné, je l’ai cherchée sans la retrouver. Elle a dû être arrachée, on s’en est servi pour s’asseoir ou pour s’essuyer. Pourtant, j’en suis certain, il était, là aussi, question de tri. Des objets devaient emprunter un tapis plutôt qu’un autre. J’ai donc une hypothèse sur ce hangar, que nous avons trop rapidement considéré comme une ancienne usine de fabrication d’objets. C’était aussi un hangar de tri ! Ces grandes passerelles de fer, ces machines énormes et ces tapis roulants servaient à trier les déchets, pour ensuite fabriquer de nouveaux objets. Imaginez ! Les gens venaient en voiture, avec leurs bacs jaunes ou noirs, et ils en déversaient le contenu dans des coins, ou sur des tapis roulants, et les objets étaient fondus, ou agglomérés pour pouvoir servir à nouveau. 

Le monde était beaucoup plus propre et mieux rangé que le nôtre, les objets cassés, les déchets, les fragments de toute sorte ne saturaient pas l’espace : ils étaient triés, rangés à nouveau, réutilisés dans de vastes usines comme le K. 

Pour terminer, maître, j’ajouterai une chose : je suis convaincu que nos ancêtres triaient, rangeaient, organisaient le monde autour d’eux, et que leur façon de vivre était très éloignée de la nôtre, et meilleure. Mais je ne parviens pas à comprendre pourquoi ils ont cessé. Il me manque le pourquoi, et c’est pour cette raison que je ne puis en aucun cas en rester là, c’est pour cela que j’ai l’intention, même si vous me confirmez en tant que rudimenteur, de continuer à chercher, à réfléchir, et à explorer. 

Je vous remercie. »

L’humanité s’est arrêtée…

En tant que maître et responsable, c’est à moi qu’il revenait de répondre à Naphta. J’étais ému. Le jeune apprenti était plein d’audace et d’espoir, encore tremblant de nous avoir défiés en affirmant son désir de continuer à chercher. Fernandin, dont la relecture venait d’être violemment remise en cause, souriait. Hazar affectait un air grave et digne. Il était temps. 

« Cher Naphta, 

toutes mes félicitations. Tu t’es approché de la vérité comme peu de gens. Tu as su observer le monde et suivre tes intuitions. Ton désir de connaissance t’as même poussé à quelques irrévérences à l’égard de tes maîtres. Tout cela, c’est ce que nous espérons de nos apprentis, c’est ce que nous attendions de toi. 

Je vais te livrer le secret des rudimenteurs : nous ne cessons jamais de chercher, surtout pas après la formulation de notre relecture. La relecture n’est qu’un début, un rite du mensonge qui te donne accès à un ensemble de connaissances que nous seuls, rudimenteurs, possédons. 

Un jour l’humanité s’est arrêtée… de trier. 

Pourquoi ? 

Tes hypothèses sont bien plus proches de la vérité que la plupart des relectures, elles sont en tout cas bien meilleures que celles de ton maître, ou que les délires volants de Fernandin. Proposer une relecture erronée n’est pas un problème, tant que l’on cherche à comprendre, tant que l’on cherche à imaginer. Effectivement, Fernandin le sait désormais, les humains n’ont pas vécu dans les cieux, même s’ils ont été capables, à une époque, d’y envoyer quelques personnes. Il n’y a pas eu d’allers-retours ni de chute. Les humains ont vécu sur la Terre, depuis le début, oui. Quand ils ont quitté la forêt et la savane, quand ils ont cessé de cueillir et de chasser dans la nature ce dont ils avaient besoin, les humains ont inventé la ville. Ils y ont construit des maisons, des immeubles, des tours comme celle auprès de laquelle nous nous trouvons, qui vient de s’effondrer. Et dès qu’ils ont inventé la ville, il a fallu inventer l’évacuation des déchets. Toutes les grandes civilisations, à mesure qu’elles agrandissaient leurs villes et accroissaient leurs pouvoirs, ont réfléchi et travaillé à la gestion des déchets et des ordures. 

La civilisation qui nous a précédés, immense, puissante, technologique, a produit plus de déchets et d’ordures que tous les siècles précédents réunis. Dans le même temps, des systèmes de tri et de traitement de plus en plus complexes ont été mis au point : les grands bacs que tu as découverts dans les caves de la Tour Cavani s’appelaient des poubelles. Au commencement il n’y en avait qu’une, où l’on jetait tout ce qui ne servait pas. Puis il y a eu deux, trois, jusqu’à quatre poubelles : on séparait le plastique du papier, on séparait le métal des matières organiques. Les gens n’emmenaient pas eux-mêmes ces déchets, des camions dédiés venaient devant les maisons et chargeaient tout dans de grosses bennes, avant de les emmener. 

Ton intuition est précise : le hangar K était effectivement un centre de tri, avant que nous en fassions un lieu de rencontres. On ne sait plus exactement comment cela fonctionnait, mais les camions arrivaient les uns après les autres et se vidaient comme on vomit, par tonnes. Les tapis roulants, les grands quais de déchargement, tout était organisé pour l’accueil et le traitement. Le K n’était pas une usine. Les déchets classés, séparés, repartaient pour être ensevelis, ou brûlés, ou réutilisés, ailleurs. 

Les familles triaient, les enfants apprenaient à trier à l’école, comme on apprend la vie, les entreprises triaient, mais les ordures étaient de plus en plus nombreuses et complexes. Les déchets nucléaires, notamment, ont posé de grands problèmes : ils sont aujourd’hui la cause de la condamnation durable de plus de la moitié de notre planète. Ils sont un héritage si puissant que rien, ni le temps ni l’espace, n’en diminue la puissance. 

Le monde n’était pas équilibré, les richesses n’étaient pas équilibrées, les déchets non plus. Certains pays luttaient pour la propreté et le recyclage, d’autres croulaient sous les ordures, sans réagir. Tout s’est enchaîné très vite, sans que l’on sache dans quel ordre. Des catastrophes nucléaires, ponctuelles, ont forcé des populations au déplacement. Des chaleurs intenables ont rendu des régions inhabitables. Peu à peu, l’espace a été saturé de gens et de déchets. Les pays qui triaient n’ont pas su aider leurs voisins qui ne triaient pas. La merde des uns est devenue celle des autres, les décharges ont débordé. Des pays qui nettoyaient leur littoral ont vu la mer apporter chaque jour plus d’ordures. La terre était ronde : ce que chacun jetait plus loin finissait par lui revenir, apporté par la mer, par le vent, par les fleuves. Les pollutions étaient visibles – bouteilles de plastiques, pailles, marées noires – mais aussi invisibles – microplastiques, rejets radioactifs, perturbateurs… ça ne tenait plus. 

Alors quelque chose a lâché.

Les gens ont cessé de trier.

Tout le monde, en très peu de temps, a cessé : plus de poubelles jaunes ou noires, plus de précaution, de ramassage, fin du passage des camions poubelles, fin de tri dans le hangar K… En quelques semaines, dans un mouvement d’abandon total, l’humanité a cessé de se soucier de tri. On s’est remis à jeter les objets par les fenêtres, à laisser ses ordures derrière soi, à vivre près du déchet. 

Et, pendant quelque temps, cette humanité insouciante a été heureuse. Plus qu’avant. On pataugeait enfin jusqu’au cou dans la matière de la société marchande. L’immense quantité de production et d’accumulation était visible, et non plus dissimulé. La civilisation était soudain recouverte par ses déchets comme d’un manteau épais, et s’en réjouissait. Le tri est apparu comme un gigantesque mirage, un travestissement. Pendant des années, les discours alarmistes sur la pollution, les extinctions de masse et le réchauffement climatique avaient été en décalage complet avec ce que vivaient les gens. Soudain dépassés par leurs déchets, les hommes et les femmes avaient le sentiment d’être en accord avec leur époque. 

En quelques mois, les rues sont devenues impraticables, saturées d’ordures et de crasse. Les voitures ont cessé de pouvoir rouler, les gens ont cessé de se déplacer. Classer, c’est une façon de comprendre son environnement. En cessant de trier, l’humanité a aussi abandonné son désir de connaissance. Elle s’est acceptée comme butée, ignorante d’elle-même, et de son histoire. C’est la suite de cet abandon qui a donné le monde dans lequel tu es né, dans lequel tu as grandi. Notre réalité est plus brutale et plus bête que celle de nos prédécesseurs, mais elle nous convient. Nous mourons sans doute plus jeunes, mais plus heureux. 

Les rudimenteurs sont les gardiens de la mémoire. Nous sommes une frange de la société connue pour la formulation des relectures, mais les gens ignorent notre véritable fonction : nous nous racontons la civilisation disparue pour que la mémoire ne disparaisse pas. Le secret est le fondement de notre groupe : c’est parce qu’ils sont curieux et insatisfaits de vivre dans l’oubli que les gens veulent devenir rudimenteurs, c’est parce qu’ils ne veulent pas se contenter des fibres ou des protéines quotidiennes qu’ils nous rejoignent. La relecture est un rite de passage réservé aux curieux et aux insatisfaits. 

Quelle que soit l’histoire que chacun formule, au moins il essaye. 

Tu vas pouvoir continuer à apprendre. 

Bienvenue parmi nous. »

Photo : ©2018 Alexis Fichet

Partager sur facebook
Partager sur twitter
Partager sur linkedin