La réserve des choses

  • 1.

    Ouverture
  • 2.

    Points de vue
  • Louis Bocquenet - Besoin de croire
  • Katell Floc’h - Réservez votre JDV
  • Agnès Jacquesson - Dionysies de la ressouvenance
  • Monique Lucas - Le mot chagrin
  • 3.

    Biographie

ouverture

La réserve des choses

Nous avons tous droit à cette journée.

Assise dans l’avion, les yeux fixés sur le store qui dissimulait ce que j’aurais aimé voir par le hublot, voilà ce que je me répétais. Ce matin, autrefois.

Derrière la vitre, le monde continue de s’agiter comme toutes les nuits, mais je ne suis plus la même personne.

Les travaux des plus grands scientifiques et techniciens ne nous ont pas permis de vaincre le temps, de le ralentir, d’empêcher l’inéluctable progression de nos existences vers une mort certaine. Rien de tout ce que nous pouvions espérer n’est arrivé. Nous n’avons pu maîtriser durablement le temps et toutes les pertes qui lui sont associées. C’est ce que nous aurions tous voulu, mais le défi était trop grand.

Pourtant nous avons réussi une prouesse, grâce aux études sur la relativité, celle d’abolir le temps pendant quelques heures.

Points de vue

Louis Bocquenet

Besoin de croire

Préambule

Enfin un texte – humble dans sa forme comme peut l’être un conte, avec une part apparente de naïveté – qui ouvre sur du rêve, de l’espérance.

Phrases retenues/commentaires

« Ce qui me plaisait particulièrement était l’oscillation entre deux mondes. » p.4

Ce texte fait crédit à la capacité de la pensée – scientifique et/ou imaginaire, et/ou magique, et/ou poétique … – de franchir des seuils. Le mouvement des connaissances nous place devant des effets de seuils, de charnière ( et/ou ), stimulants pour transformer notre représentation du réel. Ainsi la technologie du virtuel éclaire l’histoire et l’archéologie par exemple se prolonge par la représentation en trois dimensions. La spiritualité ( les états de contemplation des moines tibétains étudiés en laboratoire ) élargit nos représentations du fonctionnement du cerveau et de la conscience. Les hypothèses théoriques issues de la relativité et de la physique quantique – en matière d’espace et de temps – rendent de la pertinence à des représentations empiriques anciennes comme la synchronicité. Nos représentations du réel – le vivant et « la réserve des choses » – sont bien concernées par de nouvelles oscillations et alliances entre divers champs de connaissance.

« … j’étais entrée dans un futur dont le jardin de cette villa au Liban était le seuil. J’avais traversé des heures liminaires. » p.8

Le catastrophisme ambiant n’exprime-t-il pas la sensation collective d’être à la fin d’un cycle, celui  des rêves antérieurs ( croissance économique, scientisme…). Le texte de Claire Béchec nous invite à penser que l’humanité a besoin de rêves collectifs, de « terres promises ». Le Liban, ici évoqué, est le pays biblique de Canaan, la Terre Promise au peuple hébreu par Dieu, via un guide Moïse ( la superviseuse du texte n’est elle pas un peu la figure du guide ? )

Rêver demande de la confiance, des alliances inattendues et une conviction que l’on peut toujours tendre à parfaire les choses malgré ou grâce aux imperfections du passé.

Ce texte par sa positivité nous emmène à reposer centralement le verbe « croire ». Peut-on vérita-blement bâtir un avenir, si modeste soit-il, sans « y croire » à minima ? Et il ne s’agit pas de limiter le mot au seul sens religieux.

Croire c’est faire confiance, accorder fiabilité, croyance, crédit. ( Jusqu’au 17ème siècle, c’est le mot créance qu’on utilisait pour dire croyance. )

La psychanalyste athée Julia Kristéva1  explique que c’est parce que je crois un minimum, que je parle. Je ne parlerai pas, si je ne croyais pas un minimum à ce que je dis et si je ne croyais pas un minimum  à ce que l’autre dit. C’est un acte de foi.

Croire dit encore J. Kristeva« c’est tenir pour vrai ». Si ce besoin de tenir pour vrai n’est pas satisfait, rien ne tient, pas d’amour, pas d’art, pas d’œuvre… pas de  franchissement de seuil.


1 Cet incroyable besoin de croire – Julia Kristeva – Éd. Bayard 2007

Katell Floc’h

Réservez votre JDV

« Mon JDV est derrière moi désormais. Il s’est construit sur ce qu’on peut appeler la réserve des choses. Dans tous les sens du terme. Tout ce que l’on garde en soi, mais aussi tout ce qui ne sera pas dit, explicité, mais que l’on a perçu dans cette façon même qu’ont les choses de se contenir quelquefois. » p.8

Et si…

Et si, dans les temps futurs, il pouvait exister une sorte d’intersection magique entre le présent et le passé, qui n’appartiendrait qu’à soi ? Et si toute une société pourtant bénéficiait de ce capital de temps à composer à sa guise, une fois dans sa vie ? Et si l’on pouvait paramétrer LA journée idéale en accordant cependant une place à l’inconnu toujours éminemment désirable ? Une sorte de joker dont le mésusage pourrait briser celui ou celle qui le met en œuvre, réclamant par conséquent un emploi raisonné de ce libre-arbitre d’une qualité exceptionnelle. Mais aussi une possibilité inouïe et fabuleuse de réparer ce qui a été abîmé, perdu, détruit par mégarde, et peut-être de comprendre enfin ce qui nous a échappé.

C’est dans cette brèche que la narratrice de La réserve des choses s’introduit et nous invite à la suivre.

Retenir, détenir, contenir

Quel est ainsi le pouvoir de ce JDV ? Retenir les figures du passé, s’accorder la liberté d’aller à la rencontre de l’autre comme on pourrait le faire par la pensée, dans la plus stricte intimité, et dans ce mouvement de rétention ( puisque, inéluctablement, ces apparitions sont destinées à s’évanouir), tendre vers une révélation, qui serait de l’ordre de la détention d’un savoir supérieur, plus grand que celui dont on dispose dans la vie réelle, pour accepter enfin les limites de l’expérience, et le fait que les lieux comme les êtres conservent leur opacité, leur secret, leur éclat inhérent et inviolable.

Humaine, seulement humaine

Dans ce conte moral, proche à certains égards du fantastique, la leçon qui se dégage nous paraît pleine de sagesse. Confrontée à ses proches, à ses disparus, ayant agi en quasi- démiurge à l’intérieur du cadre du JDV, la narratrice, loin de succomber au désespoir ou d’éprouver une joie triomphale, trouve une forme d’ajustement personnel avec la tonalité de cette journée de rétrospection et d’introspection mêlées : elle parvient à une certaine ataraxie, ce détachement face aux choses venant après l’acmé de cette journée, quand peuvent se résorber les angoisses liées à la rupture vécue dans le passé. Ainsi se profile un temps régénéré, et une capacité à envisager le temps restant de sa vie sous l’angle de l’éternité, puisque accès il y a eu à ce que nul ne peut connaître, un supplément d’âme et de savoir.

Le passage initiatique par le JDV, l’échancrure dans le temps qui s’est produite, les expériences qui ont été vécues dans le lieu de l’enchantement, conduisent la narratrice vers un sentiment de quiétude et d’accomplissement. Le fantasme a été vécu, dans la douceur feutrée du lieu, loin de la violence du réel. Certaines questions ont été résolues et le rêve assouvi ouvre alors la porte à de nouvelles projections, plus apaisées. A travers cette belle formule qui clôt la nouvelle – « on ne peut même pas posséder en songe le temps qui dépossède » -, se livre une leçon philosophique qui célèbre les vertus de l’oubli, et celles de l’acceptation.

Pas d’hubris, donc, mais une leçon d’humilité, qui invite l’être humain à rester à sa juste place.

Parmi les choses que l’on voudrait faire avant de mourir

Quelques mois avant de mourir, Georges Perec a été interviewé à la radio pour établir une liste subjective des 50 choses qu’il aimerait faire avant de mourir. Imaginons que la possibilité nous soit donnée, dans un temps prochain, de vivre un JDV.
Dans la nouvelle de Claire Béchec, nous n’avons pas le choix, puisque les mœurs de la société du futur ont intégré cette nécessité du JDV dans le parcours d’une vie, laissant à chacun.e une part de libre-arbitre résidant dans le choix des formes, des contours de cette journée si particulière, comme de son contenu, à travers les rencontres possibles qui l’occupent. Nous n’en sommes pas là.
Imaginons, donc, que nous puissions déterminer notre JDV avant de mourir. Un coup de dés qui ne peut abolir le hasard, mais nous offre la chance de revenir sur nos propres traces, de compenser la perte et les deuils, de vivre une expérience unique, à la saveur incomparable. La tentation est grande de se prêter à ce jeu, de lancer des lignes rêveuses et hardies vers ce qui pourrait alors prendre forme.
La toute puissance exercée en ce JDV n’est sans doute qu’une illusion de plus dans le chemin de la vie, une carte hasardeuse dans le jeu embrouillé de nos existences. En quoi réside alors la magie de cette journée particulière ? Il ne s’agit pas tant d’abolir les échecs ou les erreurs du passé, de défaire ce qui a été tissé, que d’explorer cette réserve des choses, dans l’illimité de nos inconscients, tout en acceptant de rester à notre juste place d’humain, faillible et incomplet.
La réserve des choses nous invite à franchir le seuil d’un lieu idyllique et réparateur, certes transitoire, mais inaltérable dans la mémoire de celle qui le reconstruit, elle fait vibrer l’être entier qui a traversé cette mue de nouvelles harmonies, elle le fortifie et l’enrichit de lignes émotionnelles et affectives formant une mélodie singulière, unique, bouleversante.

Ce que m’inspire cette lecture pour le monde de demain :

– Est-ce que dans le monde d’aujourd’hui les casques de réalité virtuelle ne parviennent pas à proposer déjà et par exemple le cadre enchanteur dans lequel se déroule le rendez-vous de la narratrice ? Les voyages imaginaires ne prennent-ils pas déjà des contours plus puissants et troublants à travers cette technologie qui va nécessairement se perfectionner ?

– On peut former l’espoir que l’être humain trouve du contentement en dehors de la maîtrise et de la possession des choses, qu’il continue à buter sur ce qui lui échappe et ainsi ne soit pas vaincu par un orgueil démesuré mais sache cultiver la conscience de sa vulnérabilité.

– L’idée de réparation qui parcourt la nouvelle me fait penser à l’éthique du care dont on parle beaucoup aujourd’hui. Ne sommes-nous pas engagés dans un temps prospectif qui se construit sur les chemins multiples de la réparation – du rapport de l’être humain avec son environnement, du vivant, de la terre et des océans, de la voûte céleste même ?

Agnès Jacquesson

Dionysies de la ressouvenance

En préambule :

Beaucoup de douceur dans ce texte qui tranche – si tant est que la douceur puisse trancher – avec ceux des auteurs déjà publiés. Relève-t-elle du féminin ? Je ne sais pas… Pas de heurt ni de hachures, la langue est fluide – simple et concrète, le style presque transparent, comme un classique d’Hollywood. J’ai été moins sensible à la mise en scène de la JDV : intéressante l’atmosphère fantomaticonirique du récit, mais j’ai trouvé que l’histoire dans l’histoire manquait un peu de force, de relief, d’enjeu et je n’ai pas adhéré d’emblée au personnage de la superviseuse, comme issu de la mythologie contemporaine de l’après-vie.

Mais la sensualité, une forme de langueur qui m’a semblé faire écho à celle de Villa Amalia de Quignard – je pense aux pages en Italie, autant que je m’en souvienne, du moins telles que je m’en souviens ( la mémoire transforme, comme le rappelle le texte ), et les derniers paragraphes qui apportent à la nouvelle une punchline tout en douceur, la profondeur, la philosophie, emportent l’adhésion et m’ont fait ressouvenir du carpe diem mélancolique de Lou Reed dans Perfect day.

Comme dans De la même eau, de Lucie Taïeb, il y a la douceur, la présence de la nature, la duplication, résurgence d’une image du passé pour en faire autre chose – objet mortifère dans le premier texte et réparateur dans le second.

Monique Lucas

Le mot chagrin

Phrases retenues/commentaires

« Derrière la vitre, le monde continue de s’agiter comme toutes les nuits, mais je ne suis plus la même personne. » p.1

Mutation, transformation, il s’est passé quelque chose de décisif. Pour moi ce texte est peut être le plus philosophique, accueilli à ce jour dans la Bibliothèque des futurs.Cette idée du « JDV – jour de vie », lui donne une forme très concrète, réelle, mais ce pourrait tout aussi bien être la métaphore d’une quête intime de connaissance de soi, pas dans le sens gratte nombril, mais dans le sens d’une recherche de paix.

« À vingt ans, nous avons cessé de voir l’intérêt de cette journée, la priorité était de vivre les choses avant de les revivre. » p.2

Ça fait du bien de lire une phrase sur la vitalité de la jeunesse. Jeunesse qui non seulement résiste à ce qui pourrait s’apparenter à la consommation d’une « super journée », mais va au-delà, l’oubli, presque. On dit souvent qu’il y a aujourd’hui une tendance au « tout, tout de suite, maintenant » la jeunesse dont elle parle est capable de différer, sacrée sagesse !

« J’ai compris que ce n’était pas elle qui s’était trompée, mais moi depuis tout ce temps.
Je n’en ai pas voulu à Lucia, tout était apaisé et lointain, mais je suis heureuse d’avoir appris la vérité.
Ainsi finissent tous les chagrins » p.7

J’aime cette phrase sur les apparentes fausses routes, sur la violence des regrets, le moment où on voudrait revivre pour pouvoir ne pas être ce qu’on a été, ne pas vivre ce qu’on a vécu. J’entends aussi une confrontation entre interprétation et vérité : l’interprétation comme monologue intérieur qui ne prend en compte que le ressenti personnel – qui peut virer à l’obsession – et la vérité comme la nécessaire confrontation à l’autre pour pouvoir replacer la chose vécue – ou dite – à sa juste place.
Je vois aussi dans cette phrase l’idée du pardon, y compris vis à vis de soi-même.

Dans cette phrase, j’aime enfin le mot « chagrin ». Dans la pièce de Roland Fichet, Suzanne1,  le personnage éponyme a 20 ans et dit à son jeune amant Max : « Chagrin, chagrin, chagrin, le mot chagrin; j’aime bien ce mot » 2. Vingt ans plus tard, Suzanne dit à son psychanalyste :

« Il n’y a même plus de chagrins, il n’y a que des dépressions » 3 . Dans « chagrin », il y a la vitalité de la douleur, je vois les larmes couler, je pleure parce qu’il m’est arrivé quelque chose de grave, tout mon corps pleure, et c’est normal ! C’est humain ! Ce n’est pas une maladie. Dire qu’il n’y a plus de chagrin mais que des dépressions, c’est faire croire que la normalité c’est le bonheur, et que donc, si on n’est pas heureux on est malade. Que le personnage de La réserve des choses utilise le mot chagrin me fait entendre qu’elle a traversé la vie jusque là en acceptant toutes ses rives.

Le texte de Claire Béchec raconte une expérience personnelle et pourtant il porte la force et la nécessité du lien à l’autre.

Une proposition d’action concrète suscitée par ce texte ?

On pourrait proposer des « JDV » d’une autre nature, et pour rire,  je propose que dans l’avenir nous ayons la possibilité d’avoir notre journée « Tirésias » !


1 Suzanne – Roland Fichet – Éd. Théâtrales -1993
2 opus cité p.28
3 opus cité p.65 

 

Biographie

Claire Béchec enseigne les langues anciennes et la littérature à Saint-Brieuc. Elle est née au seuil des années 80, quelque part en Alsace, mais est depuis longtemps bretonne de coeur et de conviction. Sa littérature se situe là où les brumes fantômatiques se lient aux franges du réalisme, là où tout devient possible, Une littérature d’atmosphère, de ressentis, d’entre-deux. Derrière le soleil, la clarté du style, on sent venir au loin les ombres qui cherchent la lumière. Ici celle resplendissante du Liban, pour une journée de joie et de mélancolie mêlées, forcément.