Pièce écrite pour Damien Gabriac et Chloé Maniscalco en réponse à la commande de Roland Fichet pour les « Déchets-Fictions ».

Damien — Élise, notre fille.

Chloé — Toute petite fille.

Damien — Notre toute petite fille Élise a mangé du Marcel Proust. Sur le parquet de sa chambre, à côté de Petit ours brun trie ses déchets j’avais oublié Du côté de chez Swann, que je lisais tandis qu’elle s’endormait.

Chloé — Cette manie aussi que tu as de traîner ton Proust dans toute la maison.

Damien — Le lendemain matin, Élise n’avait pas touché à Petit ours brun trie ses déchets mais Du côté de chez Swann était bien entamé. La première phrase du roman de Proust « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » était devenue « me suis couché de bonne heure. » Ça donne un autre ton à La Recherche du temps perdu je trouve. « Me suis couché de bonne heure »… une attaque télégraphique, légèrement policière, narrateur pressé, sec. « Me suis couché de bonne heure. Mal dormi. Réveillé à six heures par les poubelles. Il pleut. Le voisin gueule sur ses mômes. On est lundi. » Elle avait laissé de côté « me suis couché de bonne heure », comme pour nous dire qu’elle savait bien de quoi retournait cette affaire : se coucher de bonne heure, pourquoi voulez-vous que je le mange puisque je le fais depuis ma naissance ? Qu’allait-elle faire avec les deux premiers mots d’À la recherche du temps perdu : « Longtemps, je » ?

Chloé — Et si elle allait simplement tout chier ? Proust dans la couche et couche à la poubelle comme les trois milliards cinq cents millions de couches jetées par an en France, soit cent onze couches culottes utilisées sur les bébés français chaque seconde, ce qui représente

Damien — Ça y est.

Chloé — Quoi ?

Damien — Ça recommence, l’écologie punitive par les chiffres.

Chloé — Cent onze couches culottes utilisées sur les bébés français chaque seconde ce qui représente trois-cents cinquante et une mille tonnes de déchets pour un coût approximatif de traitement.

Damien — Et l’inévitable coût de nos vies irresponsables.

Chloé — C‘est bien toi qui n’a pas voulu des couches lavables pour Élise, trois-cents cinquante et une mille tonnes de déchets pour un coût approximatif de traitement de vingt et un millions d’euros, les couches jetables représentent quarante pour cent des déchets ménagers d’un foyer ayant un enfant entre zéro et deux ans, c’est-à-dire nous. Pour un seul enfant, les couches jetables représentent quatre arbres et demi, vingt-cinq kilos de plastique obtenu grâce à soixante-sept kilos de pétrole brut.

(Temps)

Damien — Ça y est ? Tu as oublié un détail éco-responsable : Quelle poubelle ? Proust dans la couche ? (au public) Jaune ou tout-venant ? Tout-venant, oui, bonne réponse, Proust : au tout venant. Quoi qu’il en soit, je n’ai pas vu de Proust dans la couche. J’ai bien regardé avant de la jeter, rien aucune trace de « Longtemps, je ».

Chloé — La conclusion s’impose : Élise a digéré ces deux mots.

Damien — Et la virgule, (il la marque) : « Longtemps, je ». Ça me titille cette virgule parce qu’il y a cette histoire de neurones, ces deux-cents millions de neurones dans notre intestin, on dit même notre « deuxième cerveau ». Que va-t-il faire de cette virgule ? Que va-t-elle ponctuer dans le corps d’Élise ?

Chloé — Réjouis-toi, tu veux en faire une littéraire, louable tâche que d’envoyer du Proust à son deuxième cerveau. À la Recherche du temps perdu même à toute petite dose, « Longtemps, je », c’est un bon départ en littérature. Et peut-être que ses tous premiers mots digérés seront ses premiers prononcés. C’est par ces mordillages d’ouvrages que les enfants apprennent le langage, les bébés savent cela qui d’instinct mangent les livres avant d’être en âge de les lire.

Damien — Tu te moques de ma théorie mais connais-tu ce verset de l’Apocalypse : « Je pris le petit livre de la main de l’Ange et l’avalai ; dans ma bouche il avait la douceur du miel, mais quand je l’eus mangé, il remplit mes entrailles d’amertume. » ?

Chloé — Ça c’est l’encre, l’amertume, à coup sûr. Le papier c’est pâteux et un peu sucré, surtout si c’est du Vélin, du Vélin surfin, c’est ça le goût de miel, mais c’est l’encre qui amène l’amertume.

Damien — Probable.

Chloé — Faut dire que ton gars dans l’Apocalypse il avale tout un livre, quel enfer.

Damien — Un petit livre.

Chloé — Mais quand même, la couverture cartonnée, les pages compactes : « Étouffe chrétien », ça doit venir de là l’expression, c’est sûr.

(Damien arrache un morceau de la dernière page de son texte et le mange.)

Chloé — Qu’est-ce que tu fais ? Tu n’es pas chrétien…

Damien — (Il mâche) Une expérience. On va bien voir si l’apprentissage d’un texte peut passer par notre deuxième cerveau. Bien sûr (il mâche) ça va prendre un peu de temps, mais enfant j’ai mangé beaucoup de vieille brebis, j’ai des sucs gastriques très efficaces, je ne devrais pas avoir trop de mal à digérer ces quelques mots.

Chloé — On peut dire que tu aimes prendre les choses au pied de la lettre.

Damien — Que veux-tu, je suis un littéraire qui croit aux mots, jusqu’au bout.

Chloé — Tu manges quoi comme phrase ?

Damien — La dernière du texte. Ou peut-être un morceau de la dernière, je n’ai pas fait attention.

Chloé — C’est une réplique à toi ou à moi ?

Damien — À moi je crois.

Chloé — Qui dit quoi ?

Damien — Je ne peux pas te le dire.

Chloé — Allez…

Damien — Sincèrement je ne sais pas, je n’ai pas regardé, et comme nous n’avons pas appris le texte… et puis sinon l’expérience n’aurait aucun sens. On verra bien tout à l’heure si les deux cents millions de neurones de mon intestin ont une mémoire et si la digestion permet l’apprentissage.

Chloé — Bon. En tout cas tu as mangé de l’encre et du papier.

Damien — C’est de la fibre non ? du bois, du végétal tout va bien (il mâche) suis végétarien (il mâche) suis content.

Chloé — Et l’encre ?

Damien — Amer, c’est vrai.

Chloé — Pigments toxiques, additifs stabilisants, allergènes. Elle est belle ta littérature.

Damien — Bon. Considérons alors que je prête mon corps à la science.

Chloé — Et celui de notre fille avec ton foutu Proust.

Damien — Élise a mangé deux mots et une virgule, et puis c’était écrit tout petit, c’est Proust en Poche.

Chloé — N’empêche. Additifs, allergènes, pigments toxiques, bravo.

Damien — C’est tout petit, quelques millilitres tout au plus.

Chloé — Quelques millilitres de substances qui ne seront jamais évacuées : pops

Damien — Quoi Pops ? C’est une pièce d’Alexis Fichet.

Chloé — Oui mais ça veut dire Polluants Organiques Persistants, les pesticides, les dioxines, les perturbateurs endocriniens… ils entrent en toi par tous tes trous petits ou grands, s’accumulent dans les tissus vivants et tu les gardes jusqu’à ta mort.

Damien — Alors soit, un peu d’encre en moi jusqu’à mon dernier jour, ça me va. De toute façon, je suis déjà pollué, toi aussi, et même Élise bien que rose et fraîche. Que veux-tu y faire ? En ville on s’empoisonne un peu plus à chaque inspiration, en bord de mer on mange de petits poissons farcis au mercure, à la campagne des fruits aux pesticides, alors un peu d’encre toxique… Et puis si des médecins un jour me dissèquent, parmi les molécules de gasoil consumé, les perturbateurs endocriniens et tutti quanti, ils trouveront un peu d’encre noire de la fin 2018, une substance originale pour égayer leur journée de laboratoire. Nous sommes pires encore que les déchets nucléaires, nous en produisons mais au moins eux ne se reproduisent pas. Nous sommes intraitables, irrécupérables, définitivement non-recyclables.

Chloé — La messe est dite.

Damien — Quoi ? C’est bien vrai non ?

Chloé — Tu es littéraire, littéral, et fataliste. Sous prétexte que nous sommes tous déjà pollués tu jettes l’éponge.

Damien — Et les couches culottes par millions.

Chloé — Tu as tort de prendre ces tonnes de couches à la légère, six-mille-cinq-cents couches par foyer jetées aux ordures ménagères, non valorisables, et qui mettront jusqu’à cinq-cents ans pour se décomposer et quand on les incinère elles dégagent huit-cents millions de tonnes de

Damien — Tu m’assommes avec tes chiffres. Nos vies sont quadrillées par les statistiques, on ne peut plus faire un geste qui ne soit pas écologiquement computé, durablement algorithmé, circulairement économisé. D’accord je n’ai pas voulu des couches lavables mais je me suis dit : pour compenser j’irai acheter les couches jetables en vélo, j’expierai ma faute écologique à grands coups de pédales. Mais en gonflant les pneus du vtc j’ai eu cette vision soudaine : un ballet de vélos par millions glissaient en harmonie sur d’interminables pistes cyclables à l’air pur, et sur les porte-bagage des produits bios et locaux bien rangés dans le panier d’osier tressé, et devant gentiment assis le bébé bio, mais y a les pneus en plastique des vélos sur l’asphalte c’est là le hic ces millions de pneus qui avalent des kilomètres de bitume, oh ces tonnes de pétrole ! Ce tsunami d’hydrocarbures ! Ces raffineries aux perpétuelles fumées ! Alors je me suis dit : vas-y à pied acheter ces putains de couches. Mais les semelles ? Obligatoirement biodégradables et les chaussures en cuir de vache sportive et champêtre sans OGM, et le petit magasin de couches pas loin parce que sinon six heures de marche pour acheter des couches, ou alors ou alors autant les fabriquer soi-même, mais pour l’enveloppe étanche je fais comment ? La partie absorbante je vois à peu près de la sciure ou de la paille mais l’enveloppe étanche ? Je cultive des bananiers ? De grandes feuilles de bananier découpées en forme de couche culotte ? Mais le bananier dans nos régions c’est pas bien, alors quoi ? Faut-il laver les couches ou ne pas faire d’enfant ? Faut-il jeter les enfants à la poubelle, avec les couches et l’eau du bain ? Au moins tout sera net, zéro pollution, fini, toute propre la planète, reset, plus que des animaux joyeux frétillant dans leur milieu bien naturel, des tempêtes sympathiques, des chaleurs aux bons mois, des hivers quand il faut. Nous sommes le fardeau du monde, nous bousillons tout, alors je ne vois que ça, oui je ne vois que ça, niveau développement durable c’est le plus efficace : extinction des humains.

(Temps)

Chloé — Ça y est ? Tu as oublié un détail éco-responsable : Quelle poubelle ? Les enfants, quelle poubelle ? (au public) Jaune ou tout-venant ? Tout-venant, oui, bonne réponse, les enfants : au tout venant. Et pourquoi ? Parce qu’ils ne sont pas recyclables, très bien. Et qu’arrive-t-il aux déchets non-recyclables ? On les ? brûle, bravo. Humains de merde, tiens nous sommes encore moins recyclables que… que (elle cherche, arrache une page du texte et la laisse tomber au sol. Tous deux la suivent des yeux) que cette feuille de papier.

Damien — Elle a chu ta feuille. Et qui dit choir dit déchoir, voici donc ta feuille devenue déchet. C’est la loi du déchet : tout ce qui choit déchoit. Même racine « cadere », tomber en latin. (Il la ramasse) Hop, la voici revenue parmi nous (il la laisse tomber) hop, déchet à nouveau.

Chloé — Déchet pas déchet, à quoi ça tient un destin de feuille…

Damien — (Il la ramasse) La feuille non chue c’est une page de texte pleine de vie, (il la chiffonne et la laisse tomber) la feuille chue c’est un texte mort.

Chloé — Pas vraiment, puisque tu l’as dit. Ce morceau de texte devenu déchet tu l’as lu, nous l’avons entendu, il n’est pas vraiment mort. Pour peu qu’il soit dit et entendu, un texte c’est tout de suite du souvenir. Tu peux massacrer la feuille, quelque chose du texte survivra toujours.

Damien — C’est vrai, comme dans Fahrenheit 451, le roman de Ray Bradbury. Dans un monde où la lecture est interdite et les livres brûlés par les pompiers, il reste quelques résistants qui apprennent chacun par cœur un livre entier, c’est la seule manière de sauver et transmettre la littérature.

Chloé — Et la feuille et l’encre que nous avons jetées ne sont pas non plus vraiment mortes puisqu’elles seront recyclées.

Damien — C’est vrai. Texte, encre, papier : rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. La feuille est recyclée en feuille, l’encre en encre, et le texte devient souvenir dans la mémoire de ceux qui l’ont lu ou entendu. Cette feuille échouée est un déchet recyclable de A à Z.

Chloé — Mais alors est-ce qu’un texte peut devenir un déchet non-recyclable ? Un déchet-fiction non-recyclable est-ce que ça existe ?

Damien — Peut-être quand on n’en voit plus l’usage ? C’est quand on n’en voit plus l’usage que la chose devient un déchet, non ? Quand on ne lui voit plus aucun avenir.

Chloé — Oui mais c’est quoi alors un texte hors d’usage ?

Damien — Un texte qui n’est plus ni lu ni entendu ni appris. Par exemple, tiens, Anatole France. Jocaste et le chat maigre d’Anatole France ou bien La rôtisserie de la reine Pédauque.

Chloé — Quoi ?

Damien — Tu vois. Je dirais qu’Anatole France est un auteur hors-d’usage. Même Tertullien est plus fonctionnel qu’Anatole France.

Chloé — Tertu qui ?

Damien — Tertullien, un écrivain romain qui écrivait en latin. Eh bien, du fait qu’il existe encore des milliers de jeunes gens qui traduisent du latin, Tertullien est encore plus fonctionnel qu’Anatole France, qui n’est plus ni lu ni étudié par quiconque bien qu’il ait été prix Nobel de littérature.

Chloé — Rude. Est-ce que tu crois que le texte que nous disons, là, quand plus personne ne le lira, quand il n’y en aura plus aucun exemplaire – ou que tout le monde aura oublié où se trouve le dernier exemplaire – quand toutes les personnes de cette assistance auront disparu sans avoir pipé mot de ce texte à leurs descendants, est-ce que ce que je suis en train de dire, là, sera définitivement hors d’usage ?

Damien — En tout cas cette page échouée sera plus durable que nos paroles, c’est une certitude. Ces molécules de pâte à papier trouveront d’autres vies, d’autres formes, longtemps après que nos paroles auront été oubliées. Les paroles s’envolent, les molécules restent.

Chloé — À moins que les mots ne fonctionnent comme des molécules. Tous les mots utilisés dans ce texte ont déjà été utilisés dans d’autres textes, par d’autres auteurs, ils sont donc recyclés, non ?

Damien — On peut dire ça oui.

Chloé — En y pensant, là tout de suite, je dirais même que je ne connais pas d’autre production humaine aussi éco-responsable que le langage. C’est un truc de dingue, c’est le gros pied en fait. On devrait tatouer sur le langage les deux petites flèches vertes qui se mordent la queue, tu sais le truc éco… éco… circulaire, enfin, qui se recycle là.

Damien — Tout à fait. Et qui c’est-y qui fait la collecte, le tri et le recyclage du langage ?

Chloé — Les auteurs.

Damien — CQFD. Les auteurs sont des centres de tri qui reçoivent des milliers de tonnes de mots-déchets, les trient, puis les recyclent. Ah ! Voilà qui davantage encore me fait aimer la littérature ! Je ne lave pas les couches mais je suis un foutu littéraire qui mérite bien deux petites flèches vertes qui se mordent la queue tatouées sur la fesse.

Chloé — Le langage est recyclable, toi : non. Tu n’es qu’un foutu humain farci de pops non-recyclables.

Damien — Pas si sûr. Attends, quelqu’un dans cette salle a dit : l’homme futur sera jetable.

Chloé — C’est un texte de Roland Fichet.

Damien — Oui mais moi je dis : l’homme futur sera recyclable. Jetable il l’est déjà, suffit de regarder le monde du travail.

Chloé — C‘est vrai, ou bien les relations amoureuses.

Damien — Oui, mais l’homme futur, comme le langage, sera recyclable, sélectivement triable. Le capitalisme va s’en occuper, fais-lui confiance. Dans une époque de demande frénétique et de pénurie aggravée, le plus grand gisement de matière première sera le corps humain. Tous ces précieux métaux accumulés dans nos corps feront la joie des industriels, les plus réclamés des cadavres seront les vieux citadins : avec les corps de trois parisiens morts t’auras au moins de quoi faire un iPhone. Quand viendra notre dernière heure, il ne s’agira plus seulement de donner son corps à la science mais aux entreprises de l’économie circulaire. Réjouissons-nous d’être aujourd’hui les filtres à particules qui feront le bonheur des générations futures. Il y aura du mercure origine humaine garantie, du plomb cent ans d’âge ou plus, comme les vieux rhums, du bon vieux plomb du XXIème siècle

Chloé — Et tous ces enfants mangeurs de livres ?

Damien — Seront d’excellentes sources d’encre pour les imprimeurs à petit budget. Des entreprises de recyclage mortuaire fleuriront dans tous les pays : « confiez-nous votre corps, nous ferons le reste ». « Nous vous garantissons que votre aluminium ira en de bonnes mains. Nous ne travaillons qu’avec des entreprises labellisées humanité durable ». Oh oui, il y aura des labels, il y aura des labels durables, des logos avec les petites flèches vertes qui se mordent la queue tatouées dès la naissance sur la peau des bébés. Sur le modèle du don d’organe, nous serons tous présumés donneurs d’éléments chimiques : « Votre corps mort est une ressource pleine d’avenir, confiez-le nous ! » On ne dira plus « trafic d’organes » ou « recel de cadavres », mais « corps durable », « corps recyclable ». Il y aura un syndicat de valorisation des déchets humains qui organisera tout ça. Ah ! Qu’en dis-tu ?

Chloé — J’en dis que je ne suis pas un déchet comme les autres. Mon corps est sacré. Pas touche. Même ton capitalisme ne pourra pas nous faire croire que les corps morts des humains sont des déchets comme les autres.

Damien — La marchandisation du corps humain est pourtant déjà là.

Chloé — Oui, mais l’être humain n’est pas encore parvenu au stade de se considérer lui-même totalement comme un déchet. Il s’occupe déjà de recycler ceux qu’il produit.

Damien — Et les déchets vivants, qu’en fais-tu ?

Chloé — D’accord, mais c’est seulement de son vivant que l’être humain peut accéder au statut de déchet, une fois mort ce substantif lui est insupportable. Tu sais d’ailleurs, qu’aujourd’hui, si, dans un hôpital, on peut reconnaître un morceau humain, après une amputation par exemple, il part au crématorium. Mais si le morceau d’humain n’est pas reconnaissable il ira brûler avec les autres déchets hospitaliers dans un incinérateur. (Temps) Moi je crois que tout se tient là, en équilibre sur cette différence entre incinérateur et crématorium. Rappelle-toi les nazis. Ces types ont confondu incinérateur et crématorium et fabriqué des abat-jours en peau humaine, recyclage maximal. Pour autant on ne peut pas dire qu’ils aient marqué de leur empreinte l’histoire de l’écologie. Alors oui, quand cette différence entre incinérateur et crématorium sera abolie, nous serons entrés tout entier à la fois dans l’économie circulaire et dans le nazisme.

Damien — Tu as vu Soleil vert ? C’est un film qui a laissé en moi un goût étrange, entre la nausée, le vertige, et la prophétie. Sans doute d’ailleurs est-ce la prophétie qui est la cause du vertige et de la nausée ; une prophétie avec un tel parfum d’inéluctable ne peut qu’être source de vertige et de nausée. Soleil vert ça se passe dans un futur où, un peu comme d’habitude, l’humanité meurt de faim et vit parmi les ordures qui sont devenues un garde-manger pour les pauvres. À la fin du film, le héros, qui est joué par Charlton Heston,regarde à travers une vitre son vieil ami mourir – c’est un suicide assisté, le vieil homme est très malade – et Charlton Heston peut voir avec lui défiler sur un écran des images de la Terre telle qu’elle était autrefois, c’est-à-dire aujourd’hui : animaux sauvages, prairies, océans, fleurs dans la brise d’été… Avec la symphonie pastorale de Beethoven en fond sonore. Une fois son ami mort, Charlton Heston se met en tête de suivre coûte que coûte son cadavre et finit par mettre au jour un trafic de corps morts humains. Il découvre que les cadavres sont emmenés par camions entiers dans une immense usine, découpés, traités, puis comprimés en petites pastilles, de la taille d’une aspirine. Ces pastilles sont vendues très chères et servent à nourrir les riches. Elles se nomment Soleil vert.

Chloé — Ça n’arrivera pas.

Damien — Je ne suis pas aussi sûr que toi. Il y a autre chose dans Soleil vert qui est la cause principale de la situation de famine : la surpopulation.

Chloé — Tu penses que la surpopulation peut nous contraindre à abolir la différence entre crématorium et incinérateur ?

Damien — Pourquoi pas ? D’ailleurs on dit déjà : tiens, je vais me faire incinérer, et pas : tiens, je vais me faire crémer ou crémationner.

Chloé — C’est vrai.

Damien — Ça montre bien qu’on a un petit doute, la frontière n’est pas si nette.

Chloé — Tu veux dire qu’on se sent déjà un petit peu comme un déchet recyclable ?

Damien — Oui je crois. Les petites flèches vertes qui se mordent la queue on les pressent tatouées sur nos corps. Tu ne te sens pas recyclable toi ?

Chloé — Si, parfois.

Damien — Tu vois ton corps trié le jour de ton enterrement ?

Chloé — Pourquoi pas ? Ce serait très éco-responsable, ça me plairait assez.

Damien — Mesdames, messieurs, nous sommes donc ici pour recycler Madame Maniscalco qui vous a quittés. Après quelques mots prononcés par ses proches, vous pourrez faire un geste pour la planète en jetant chacune et chacun dans les bacs appropriés, qui un bras, qui une main, ou tout autre partie de Madame Maniscalco qui vous plaira. Le découpage du corps ayant été réalisé par nos soins conformément au souhait de la défunte, vous trouverez trois bacs dans la pièce attenante sur votre droite. Couleur blanche, le bac à os, en rouge le bac à organes, en jaune le bac à tissus, j’entends par là muscles et peau, je me permets, à toutes fins utiles, de le préciser afin d’éviter toute erreur de tri, qui coûte, vous le savez, fort cher à notre agglomération briochine. Pour votre information, et à sa demande, les os de Madame Maniscalco seront blanchis puis légués à un collectif de plasticiens subventionné par la communauté de communes du Penthièvre, ses différents tissus trouveront leur utilité auprès des étudiants en médecine de notre capitale régionale, et sa peau fera la joie d’un grand brûlé. Il vous est également possible, à chacune et chacun ici présents, de faire un petit geste – un petit « plus » – pour l’environnement en acceptant de recycler personnellement un petit morceau de Madame Maniscalco en l’ingurgitant.

(Temps)

Chloé — Bof. Ça ne va pas, c’est un peu chaud cette histoire de bac à tri et puis d’abord je ne veux pas mourir à Saint-Brieuc, je suis née à Draguignan, et puis moi je veux mourir bio, je veux mourir discrète, impact neutre, zéro carbone, zéro tout. Je ne veux pas être un déchet, je veux être aussi indolore pour la nature qu’un insecte qui se décompose au soleil, et qui finit picoré par un moineau.

Damien — Un bon vieil enterrement alors ?

Chloé — Enterrement ? C’est le pire. Les thanatopracteurs t’injectent dans la dépouille jusqu’à dix litres de formaldéhyde, du méthanol, du phénol, du glycol et de l’éosine pour ralentir la décomposition. Une fois sous terre, les sols et les eaux sont contaminés, les vers de terre meurent empoisonnés, les corps ne se décomposent plus assez vite, ils s’entassent, la planète est un immense cimetière. Il y a quelques années, pas loin de chez moi, dans le Var, le maire du Lavandou en a été réduit à prendre l’arrêté suivant : « Il est interdit à toute personne ne disposant pas de caveau de décéder sur le territoire de la commune. » Son cimetière était engorgé, il avait dix-neuf demandes d’inhumation en attente.

Damien — Ben fais-toi brûler tout court sans tri sans rien.

Chloé — Dis pas de bêtises : la crémation nécessite l’utilisation de vingt-sept litres d’essence pour une durée moyenne d’une heure trente.

Damien — Ok ok.

Chloé — En plus du dioxyde de carbone le corps rempli de formol dégage des dioxines et jusqu’à six grammes de mercure.

Damien — Ok ok.

Chloé — Quand tu as des plombages dentaires. Et où qu’y vont les produits de la crémation ? Hein ? Pollution. Je l’ai vue ma grand-mère partir en colonne de fumée noire et obscurcir Draguignan. Non. Plus aucune fumée n’est admissible sous peine d’opacifier définitivement l’atmosphère. Alors qu’allons-nous faire des corps ? Qu’allons-nous faire de ces montagnes de corps ?

Damien — La mienne de grand-mère elle était mariée à un Anglais et elle s’est faite bouillir.

Chloé — Quoi ?

Damien — Je t’assure. Ce sont les Anglais qui ont inventé ça, ça s’appelle l’hydrolyse alcaline. Tu fais bouillir le corps dans un linceul de soie à cent cinquante degrés avec de la soude et de la potasse. Au bout de deux heures, il ne reste plus qu’une poussière blanche, une poudre de calcium. Tu la mets dans une urne, biodégradable bien sûr, un trou dans le jardin et hop le tour est joué. En se décomposant l’urne libère le calcium qui est un très bon fertilisant. C’est ainsi que depuis cinq ans nous mangeons mamie subtilement répartie dans le groseillier.

Chloé — Les groseilles de tes clafoutis, c’était mamie ?

Damien — Tu vois, même dans ma famille on sait mourir bio.

Chloé — Oui c’est pas mal, mais moi j’hésite entre deux trucs en fait : l’aquamation ou la promession.

Damien — Jamais entendu parler.

Chloé — Pas étonnant c’est le top du bio mortuaire, plus hype tu meurs. L’aquamation c’est tout bête, c’est l’opposé de la crémation. Tu plonges le corps dans un bassin d’eau chauffée à quatre-vingt-treize degrés. Tu ajoutes un mélange de carbonates et d’hydroxydes qui accélèrent le processus de décomposition. Au bout de quelques heures seulement, la chair et les organes sont totalement décomposés et il ne reste plus que le squelette. Les os sont ensuite broyés et rendus à ton entourage, exactement comme lorsqu’on remet les cendres à la famille après une crémation. Le procédé nécessite jusqu’à dix fois moins d’énergie que la crémation et produit beaucoup moins de dioxyde de carbone. Et puis tu peux récupérer l’eau pour faire de l’engrais.

Damien — Et la promession ? Ça sonne un peu religieux je trouve : promesse d’au-delà ou un truc du genre.

Chloé — Non, tu vas voir c’est très délicat. Dans la promession le corps n’est ni brûlé ni plongé dans l’eau mais gelé grâce à de l’azote liquide à moins cent-quatre-vingt-seize degrés. La dépouille devenue ainsi aussi fragile que du verre est soumise à des vibrations afin de la pulvériser. Tu vois le tableau ?

Damien — Comme le méchant robot en métal liquide dans Terminator 2 ?

Chloé — Exactement. Les restes du corps sont ensuite lyophilisés comme du Nescafé pour extraire toute trace d’eau et débarrassés de tout métal. Ils sont enfin placés dans un cercueil et rendus à la famille. (Temps)Fais ton choix camarade.

Damien — Je veux pas mourir bio, je veux mourir crade comme la plus modeste des ordures. Cramé dans du vieux fioul mal raffiné, sur une décharge d’immondices à ciel ouvert, entourée d’immeubles mal isolés, surpeuplés et sans vmc. Une épaisse fumée noire, tiens comme ta grand-mère qui a obscurci Draguignan, une épaisse fumée noire traduira pour toute la ville ce que j’étais et fera tousser la population avoisinante qui râlera en crachant par terre : pouah ! C’est le vieux Gabriac qui s’immole, quel gros dégueulasse ! Et au petit matin on retrouvera mes cendres sur la montagne d’ordures, mes cendres intimement mélangées aux ordures brûlées, cannettes froissées, lambeaux de slips, morceaux de machins, extraits de bidules, victimes collatérales carbonisées de ma dissociation moléculaire dans l’atmosphère.

Chloé — Je vois le tableau. Charmant. Et, dis-moi, qui est ce « on » qui retrouvera tes cendres, devra les différencier des ordures carbonisées pour éventuellement les récupérer ? Qui va devoir chercher ton morceau de fesse littéraire avec ses deux petites flèches vertes qui se mordent la queue ?

Damien — Élise, et toi mon amour, bien sûr.

Chloé — C’est bien ce qui me semblait. (Soupir) Moi qui aurait tant aimé que tu assistes à mon aquamation ou ma promession.

Damien — Oui mais tu connais comme moi mon dramatique niveau de pops, j’ai bien peur de passer l’arme à gauche avant toi qui es si fraîche et tellement recyclable. Alors, oui, je crois qu’on verra vos deux silhouettes courbées sur le tas d’ordures, avec un seau pour me rassembler et deux petites pelles. Mais, sincèrement, si vous ramassez par inattention du brûlé non-humain, du brûlé qui n’est pas moi, je ne vous en voudrais pas. Si tu savais comme c’est une joie profonde de se sentir inférieur ou supérieur à rien. Intimement réparti dans cette montagne de déchets qui sera ma tombe je serai bien.

Chloé — Non.

Damien — Pourquoi ?

Chloé — Je ne veux pas que notre fille vienne se recueillir sur un tas d’ordures. Tu la vois ? Unique silhouette penchée sur son père parmi les déchets ?

Damien — (Il relève la tête, ne lit plus, ferme le livret, il sait le texte par cœur, il l’a digéré) Oui je la vois. Elle reste interloquée les pieds dans mes cendres. Elle se demande pourquoi en elle résonnent soudain si fortement des mots qui lui semblent à la fois proches et lointains, des mots qui semblent la connaître sans qu’elle se souvienne les avoir jamais appris : « longtemps, je », « longtemps, je ». Et sans savoir pourquoi, elle pleure, ou elle sourit, peut-être.