Roland Jean Fichet Résonances

L’homme futur sera jetable

Alors le fameux sujet de l’homme futur revint sur le tapis. Ni les guerres qualifiées d’ethniques (sommairement !) ni les jeux olympiques d’hiver— qui d’ailleurs se déroulaient au même endroit ou s’étaient déroulés au même endroit que les dites guerres, on ne savait plus — n’étaient parvenus à faire dresser la sourde oreille des gens bien informés. Quelques petites secousses juvéniles de temps à autre (vite apaisées) mais de mouvements d’envergure point, de ces mouvements qui vous requinquent et chahutent le bourgeois — là les anciens de Mai 68 se grattent le poil blanc nostalgiquement. La France somnolait un peu partout et particulièrement dans cette petite salle municipale d’une bourgade des Côtes d’Armor où se tenait une réunion politique entre gens du même bord (le bord de quoi ?) Le président de séance, qui se nommait Bouteille, se jeta à l’eau — c’était son rôle — il lança cette question de fond : « Quel homme voulons-nous pour demain ? » Tous les participants, militants chevronnés pour la plupart, décodèrent la question au quart de ton présidentiel — message de détresse, sauve qui peut ! — se mirent illico à calculer mentalement la durée probable de cette réunion — présence indispensable — et cherchèrent dans leur agenda un alibi pour prendre la tangente au plus vite ; sauf une.

Une quoi ? une participante. Cette femme de notable genre sardine en blue-jeans dit simplement : « L’homme futur sera jetable. » « Je le savais », enchaîna l’opportuniste officiel ; mais les autres, l’oreille chatouillée par l’épithète incongru (jetable !) battirent légèrement des paupières — signe d’intérêt chez l’homo réunionnus. Bouteille, d’un geste, invita la dame à développer. Elle développa : « Vos mouchoirs sont jetables. Vos briquets sont jetables. Vos préservatifs sont jetables. Les assiettes et les verres sont jetables. Les livres sont jetables. Les ouvriers sont jetables. Tout est jetable. L’homme aussi. L’homme de demain sera jetable. L’homme est devenu une marchandise et toute marchandise est jetable. » Après délibération, ils décidèrent — à l’unanimité moins cinq voix et trois abstentions — de la jeter hors du parti, très critiques qu’ils étaient sur une vision aussi peu humaniste et inutilement néo-marxiste.

Ah oui, elle avait dit aussi (j’allais oublier) : « Vos maîtresses sont jetables. » Ce qui avait particulièrement déplu à Bouteille.

( Paru dans Petites comédies rurales – Éditions théâtrales – 1998)