
QUI NOUS INSPIRE
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Bernard Stiegler - Qu'appelle-t-on panser ?
QU’APPELLE-T-ON PANSER ? – Bernard Stiegler – 2018
(…) Nous sommes dans l’ère Anthropocène – ou hyper-Anthropocène. Nous savons que c’est le cas depuis deux siècles et demi. Nous savons aussi que nous ne le savons que depuis peu de temps – et cela n’est d’ailleurs encore admis par l’Union internationale des sciences géologiques ( depuis l’été 2017) qu’à titre d’hypothèse. Nous savons enfin que beaucoup encore le dénient ( même Le Monde Diplomatique, dont le journaliste Jean-Baptise Malet donne à penser que le caractère apocalyptique de l’ère Anthropocène est douteux, convoquant en renfort la notion d’âge Capitalocène). Nous ne savons pas très bien ce qu’en dit le Rassemblement National, mais il est sûr qu’il s’en sert, et que tous ces dénis lui servent, et le servent. Telle est l’actuelle servilité généralisée induite par la dénoétisation et la prolétarisation généralisées. (…)
p. 309/310

Alexandre Gefen - Réparer le monde
RÉPARER LE MONDE – Alexandre Gefen – 2017
(…) Faire de la théorie du récit, et plus largement de celle du texte, non un sous-ensemble dépendant d’une théorie linguistique ou sémiotique de la littérature, mais une charnière centrale entre théorie de l’action et théorie éthique, conduit à une formidable revalorisation de notre travail de linguistes, d’historiens, de stylisticiens, de narratologues, et à une prolongation inespérée du tournant linguistique. Mais cette option expose la théorie littéraire à des savoirs nouveaux et exogènes s’il s’agit de rendre compte des mécanismes thérapeutiques réellement engagés. Un tel choix fragilise le socle philosophique idéaliste et autotélique sur lequel s’est construit tout l’art moderne depuis le Romantisme en réinterrogeant rétrospectivement l’histoire occidentale de l’art.
(…)
La fiction est bien «révélante et transformante», selon le mot de Paul Ricoeur. Cela conduit à aimer la littérature non comme disruption, mais comme médiation, non pour sa gratuité, mais pour sa valeur, non parce qu’elle dénonce, mais parce qu’elle répare, non pour sa forme, mais pour les problèmes qu’elle embrasse. (…)
p.259/260

Baptiste Morizot - Manières d'être vivant
MANIÈRES D’ÊTRE VIVANT – Baptiste Morizot – 2020
C’est en ce sens que je veux redéfinir, pour finir, la diplomatie interspécifique des interdépendances comme «théorie et pratique des égards ajustés». Les égards à inventer sont «ajustés», et non pas «justes», précisément parce que les êtres en présence sont des êtres en vérité inconnus dans leurs puissances : on ne dispose pas de leur statut moral définitif (personne, dignité, fin en soi, moyen, pure matière) ; il faut constamment ajuster et réajuster les égards aux réponses qu’ils nous font, à leur manière de réagir, de plier notre action pour nous la renvoyer autrement. Comme les pollinisateurs des campagnes françaises nous renvoient de manière imprévue notre usage massif des pesticides et intrants phytosanitaires, en nous «disant» : « Si vous continuez comme ça, nous faisons la grève de la la pollinisation (la grève par la mort), et vous n’aurez plus de fruits, de légumes, de fleurs, plus de printemps, plus rien.» Ajuster exige un travail, un cheminement, un coajustement en permanence, une négociation ; il ne s’agit pas simplement de découvrir le juste et de passer à autre chose, car ce juste n’existe pas, il s’agit de constamment recommencer l’effort pour que la relation reste juste, pour que l’accord reste juste comme dans un orchestre.

Vinciane Despret - Habiter en oiseau
HABITER EN OISEAU – Vinciane Despret – 2019
Je suis convaincue, avec Haraway et bien d’autres, que multiplier les mondes peut rendre le nôtre plus habitable. Créer des mondes plus habitables, ce serait alors chercher comment honorer les manières d’habiter, répertorier ce que les territoires engagent et créent comme manières d’être, comme manière de faire. C’est ce que je demande aux chercheurs.
(…)
On a vu que les territoires pouvaient être considérés comme oeuvrant à la formation des couples. Qu’ils suscitent la rencontre, synchronisent les corps, ajustent les rythmes psychologiques ou physiologiques, soudent les relations, les territoires seraient, comme Souriau le propose à propos d’un nid de mésanges, des «oeuvres médiatrices» – il écrit d’ailleurs de ce nid qu’il est non seulement oeuvre d’amour, mais «créateur d’amour» puisque c’est en le construisant que les partenaires s’énamourent. Les territoires seraient des formes qui engendrent et façonnent des affects, des relations, des manières d’organiser en son sein. C’est ce qu’on pourrait inférer de l’observation de certains oiseaux qui modifient leurs systèmes matrimoniaux en fonction des territoires où ils s’installent.

Bruno Latour - Où suis-je
OÙ SUIS-JE ? – Bruno Latour – 2021
L’expression d’intersectionnalité vient peut-être à point. Inventée pour capter la nouveauté des conflits entre humains, elle est encore mieux ajustée pour désigner les conflits entre Extracteurs et Ravaudeurs qui obligent pour chaque enjeu à redessiner les lignes de front et à retisser, à réparer, à ravaler, à rapiécer d’autres alliances sur d’autres territoires.
(…)
Ce qui rend toutes les batailles actuelles étranges, c’est que nous sommes bel et bien en guerre, et c’est une guerre à mort, une guerre d’éradication et que, pourtant, je me sens incapable de l’organiser en camps, en deux camps, en imaginant la victoire de l’un sur l’autre. D’autant que pour nous rassembler sous un même drapeau, il faudrait croire aux identités alors que c’est justement les limites de toute notion d’identité que révèle la crise actuelle.

Don Delillo - Le silence
LE SILENCE – Don Delillo – 2020
(…) Il est clair à présent que les codes de lancement sont en train d’être manipulés à distance par des groupes ou des agences inconnus. Toutes les armes nucléaires, dans le monde entier, sont devenues inutilisables. On n’envoie plus de missiles par dessus les océans, on ne lâche plus de bombes depuis des avions supersoniques.
Et pourtant la guerre se déroule et les termes s’accumulent Cyberattaques, intrusions numériques, agressions biologiques. Anthrax, variole, agents pathogènes. Des morts et des infirmes. La famine, la peste et quoi encore ? L’effondrement du réseau électrique. Nos perceptions individuelles sombrant dans la domination quantique.
Le niveau des océans est-il en train de monter à toute allure? L’air de se réchauffer à chaque heure qui passe, à chaque minute? (…)
p.71

Yves Citton - Lire interpréter actualiser
LIRE INTERPRÉTER ACTUALISER : Yves Citton – 2017

Les potentiels du temps
LES POTENTIELS DU TEMPS – Camille de Toledo – Aloicha Imhoff – Kantuta Quiros – 2016
(…) Nous avons vu renaître des récits d’avenir, des récits de l’avenir. Nous avons vu s’étendre, dans ce champ humain qui est le nôtre, les champs de la fiction. Nous comprenons que cette extension fictionnelle est le signe d’un effort pour offrir des possibles, des récits-échappées. Nous partons de là, de récits-échappées, de l’amplitude nouvelle de possibles que cette extension fictionnelle met en scène. Nous choisissons de comprendre cette extension comme un effort pour desserrer l’étau de ce qui est. Plantes, pixels, particules, collectifs silencieux appelés aux langages, acquérant le pouvoir de se dire, désoclant au passage le vieux monopole du sujet «homme», du vieux récit. Nous envisageons l’extension fictionnelle comme une ouverture à la multiplicité des voix dans un parlement étendu où le vieux roi – homme – se met soudain à entendre ce qui était jusque-là de l’ordre des choses, une matière pour sa prédation. Dans ce parlement, le vieux roi est invité à renoncer à sa position de maîtrise pour devenir l’interprète, le traducteur de ce qui s’invente et se crée avec ou sans lui, contre lui ou par sa faute. (…)
p. 27

Kazuo Ishiguro - Klara et le soleil
KLARA ET LE SOLEIL – Kazuo Ishiguro – 2021
(…) Le problème, Chrissie, c’est que vous êtes sensibles. Nous ne pouvons pas nous en empêcher. Notre génération reste attachée aux sentiments d’avant. Une partie de nous-mêmes refuse de lâcher. C’est la partie qui s’obstine à croire qu’il y a quelque chose d’inatteignable au fond de chacun d’entre nous. Quelque chose d’unique, qu’il est impossible de transférer. Mais il n’existe rien de tel, nous le savons à présent. Vous le savez. Pour les gens de notre âge, c’est difficile de l’accepter. Nous devons lâcher prise, Chrissie. Il n’y a rien ici. Rien à l’intérieur de Josie que les Klara de ce monde ne soient capables de continuer. La seconde Josie ne sera pas une copie. Elle sera exactement la même et vous aurez le droit de l’aimer autant que vous aimez Josie aujourd’hui. Ce n’est pas de foi dont vous avez besoin. Mais de rationalité. J’ai dû le faire, c’était dur mais à présent ça fonctionne très bien pour moi. et ce sera pareil pour vous (…)
p.265

Kafka - La métamorphose
LA MÉTAMORPHOSE – Franz Kafka – 1915
Traduit de l’allemand par Alexandre Vialatte
Un matin, au sortir d’un rêve agité, Grégoire Samsa, s’éveilla transformé dans son lit en une véritable vermine. Il était couché sur le dos, un dos dur comme une cuirasse, et, en levant un peu la tête, il s’aperçut qu’il avait un ventre brun en forme de voûte divisé par des nervures arquées. La couverture, à peine retenue par le sommet de cet édifice, était près de tomber complètement, et les pattes de Grégoire, pitoyablement minces pour son gros corps papillotaient devant ses yeux.
« Que m’est-il arrivé? » pensa -t-il.

UNE TROP BRUYANTE SOLITUDE – Bohumil Hrabal -1976
Traduit du tchèque par Anne-Marie Ducreux-Palenicek
Tout ce que j’aperçois dans ce monde est animé d’un mouvement simultané de va-et-vient, tout s’avance et d’un coup recule, comme un soufflet de forge, comme ma presse sous la commode des boutons rouge et vert, clopin-clopant tout bascule en son propre contraire, et c’est grâce à cela que le monde ne cloche pas. Moi, j’emballe depuis trente-cinq ans du vieux papier ; or pour bien faire ce travail il faudrait une instruction universitaire, au moins le lycée classique, mais l’idéal en soi serait le séminaire. Ainsi, dans mon métier, la spirale et le cercle se répondent, progressus ad futurum et regressus ad originem se confondent, tout cela, je le vis avec intensité ; instruit malgré moi, malheureux d’être heureux, je me prends à considérer que progressus ad futurum et regressus ad originem peuvent bien s’accorder. C’est ainsi que je me distrais maintenant, comme d’autres lisent Prague-Soir au dîner.

Alexandre Gefen - L'IDÉE DE LITTÉRATURE
L’IDÉE DE LITTÉRATURE – Alexandre Gefen – 2021
(…) La généalogie complète de ces pratiques reste à faire car elles s’inscrivent dans la très longue durée: pour proposer lui aussi d’«envisager la littérature non comme un thesaurus de textes, mais comme un ensembles d’activités», Jérôme Meizoz rappelle par exemple le rôle majeur de l’oralité au 19ème siècle aussi bien que le cas des spectacles du «poète boxeur» Arthur Cravan, en 1913. Patrick Boucheron revient jusqu’aux fictions «interactives» du Décaméron de Boccace pour penser le politique aujourd’hui autour de la notion d’expérience. On pourrait rappeler également que le genre revenu à la mode avec le slam de la battle poétique trouve des origines dans le «flyting» qui remonte au 5ème siècle.
Dans le champ contemporain, ces pratiques variées sont également bien identifiées du côté du théâtre «postdramatique» conçu comme un projet collaboratif à destination sociale et un lieu où peuvent s’inventer d’innombrables expériences interactionnelles (…)
p. 219/220

Léonora Miano - Afropea
AFROPEA – Léonora Miano – 2020
L’identité européenne est frontalière, si l’on entend ce terme dans son acception subsaharienne ancienne qui fait de la frontière le lieu de la rencontre, de l’échange, plus que celui de la séparation. L’altérité existe, mais elle se présente comme une opportunité. Le conflit, lorsqu’il affleure, trouve sa résolution dans la nécessité d’épargner à chacun l’humiliation. Ne pas verser à terre la face de l’autre, comme le dirait le bon sens subsaharien. Car il faudra bien faire quelque chose de cette Europe qui s’atrophie l’âme en refusant encore de révéler ce qui est entré en elle et ne la quittera plus, ce qui l’a changée pour toujours lorsqu’elle s’est approchée des autres. Asséner un cou, caresser, c’est encore toucher. Le corps n’évacue pas la mémoire du contact. Les postures politiques les plus affirmées n’y changeront rien, on ne quitte pas ce qui est à l’intérieur de soi. Cela vaut pour les uns et pour les autres.

Lucie Taïeb - Freshkills
FRESHKILLS : RECYCLER LA TERRE – Lucie Taïeb – 2019
Je me remets en marche lentement, vaguement étourdie, le regard plein de l’île, de sa brume, de sa distance, et les visages autour de moi, si proches, me semblent vides, des masques de sourire, des masques de bonheur, un creux sans fin. En pente douce, le pont de Brooklyn rejoint le trottoir de Manhattan. Marchent vers nous ceux qui l’empruntent dans l’autre sens.
J’ai l’espoir soudain d’apercevoir parmi eux un visage connu, ami. Quelqu’un dont la présence aurait un sens. Je ne reconnais personne. Je reviens de nulle part. Quelque chose d’étrange me saisit, la sensation très nette d’être parmi des morts, des corps sans chair, de pures silhouettes. Je suis arrivée aux Enfers juste après avoir franchi le fleuve, non en barque mais sur ce pont et il ne me reste qu’à errer, dans la foule anonyme, pour retrouver mes chers disparus, tenter de les saisir à peine aperçus et voir comme ils s’échappent, fumée, images sans consistance, vaines.

Pascal Quignard - La nuit sexuelle
LA NUIT SEXUELLE – Pascal Quignard – 2007
Une création du monde fut peinte à Venise en 1476. La genèse de la terre dans la Thora des Juifs puis dans la Bible des Chrétiens était aussi précise qu’elle pouvait être étrange.
Il y avait d’abord une lumière. Puis survenait une autre lumière séparée des ténèbres. Puis apparaissaient le nom de jour et celui de la nuit.
Puis il y eut un soir. Puis il y eut un matin: ce fut le premier jour.
Le premier jour émerge d’un crépuscule qui le précède. Le premier jour est ainsi le second. C’est le retard du premier jour. Déjà il y a eu un jour. Nous avons vécu avant de naître.
Nous avons vécu dans la nuit.
Nous avons vécu dans l’eau.

Anne Carson - Autobiographie du rouge
AUTOBIOGRAPHIE DU ROUGE – Anne Carson – 1999
Traduit de l’anglais par Vanasay Khamphommala.
La panique s’abattit sur Géryon à trois heures du matin. Il était debout à la fenêtre de sa chambre d’hôtel.
En contrebas la rue vide ne renvoyait rien.
Les voitures nichées sur leurs ombres longeaient le trottoir. Les façades s’écartaient devant la rue.
Raffut du vent qui passe. Lune disparue. Ciel fermé. La nuit s’était enfouie profond. Quelque part (il pensa) sous cette bande de chaussée endormie le globe énorme et massif continue à tournoyer sur sa route – vacarme des pistons, épanchements de lave d’un étage à l’autre, la matière et le temps qui se lignifient dans leurs traces. À partir de quel moment peut-on dire d’un homme qu’il est devenu irréel?

Emmanuel Levinas - Étique et infini
ÉTHIQUE ET INFINI – Emmanuel Lévinas – 1982
Il y a d’abord la droiture même du visage, son exposition droite sans défense. La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue, bien que d’une nudité décente. La plus dénuée aussi: il y a dans le visage une pauvreté essentielle; la preuve en est qu’on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps, le visage est ce qui nous interdit de tuer.
(…)
Visage et discours sont liés. Le visage parle. Il parle, en ceci que c’est lui qui rend possible et commence tout discours. J’ai refusé tout à l’heure la notion de vision pour décrire la relation authentique avec autrui ; c’est le discours et, plus exactement, la réponse ou la responsabilité, qui est cette relation authentique.