Aziza Hellal

Interprétations

On passe à autre chose

Vous l’avez entendu, nos anciens croyaient avoir trouvé le Graal dans la médecine, l’asepsie, l’arithmétique du vivant et la pensée clinique. Ils avaient réuni tout cela sous le vocable importé et vague de « Care ». L’amputation de la mémoire artistique et la négation de l’inédit au profit du tout diagnostic mena aux dérives effrayantes qui font trembler les enfants à la veillée. Tel un moteur fou, la logique du Care s’est emballée. Et pendant que se créaient de vastes centres de tri où se pressaient les malades afin d’être dirigés scientifiquement vers des pôles d’Endo-Care, de Scalpo-Care ou d’Exo-Care, des hordes de parias, n’ayant réussi à entrer dans aucune case, étaient déclarés « No-Care ». Pour eux, pas de soin, pas de solution, pas de lumière, pas d’espoir. Leur seul recours était d’aller s’envoler depuis la pointe des Roselier dans l’espoir de trouver le repos à défaut d’avoir rencontré un soupçon d’humanité dans cette société stérilisée. Le triste constat ne faisait plus aucun doute : le Care sans cœur était une erreur. Et même, une horreur.

Le salut vint des vieillards qui avaient mémorisé tous les savoirs, tous les rêves, toutes les folies, toutes les beautés des livres autrefois brûlés. Les vieillards qui n’avaient pas oublié Rabelais, qui connaissaient le pouvoir des plantes et les bienfaits d’une caresse sur la joue qui a senti trop de larmes couler. Réunis en secret aux Chaos du Gouët, ils pratiquaient l’Auto-Care. Et le vrai miracle s’accomplit. Les No-Care, se trouvèrent soulagés, fortifiés et parfois même guéris.
Les vieillards se sont approprié ce Care Outre Atlantique et l’ont rapproché de nous, de notre terre, de notre langue, pour le transformer en Ker breton. Ker, le lieu fortifié, Ker le foyer, Ker le cœur. Ainsi recentrés sur ce que nous sommes, ils se sont appuyés sur les quatre piliers d’une humanité éclairée : la Connaissance des sciences et de la nature, des arts et des lettres pour une tête bien pleine ; l’Attention à l’autre en ouvrant ses oreilles, sans préjugés ; la Compassion en ouvrant son cœur pour partager joies et douleurs et enfin la Communauté, en ouvrant les bras aux autres et en s’appuyant sur eux pour y puiser la force qui peut parfois manquer.
C’est ainsi que s’ouvrit une période nouvelle, une nouvelle façon de faire société, solidement appuyée sur ces quatre piliers. Nos grands-parents ont sublimé le quatre-quart et sont entrés dans l’Ère du Kat’Ker.
L’homme moderne était né : tête pleine, oreille attentive, cœur aimant et bras puissants. Et ce soir, comme chaque année, nous sommes réunis pour célébrer cet avènement, ce ravissement, cette communion des cœurs. Alors festoyons et convoquons l’esprit de Bacchus pour cette nuit d’ivresse rituelle !