Interprétations
Vendredi soir
Je me souviens. Je me souviens. Je me souviens…
C’était une nuit de tempête, j’étais partie chercher un nouveau livre qui venait de sortir en magasin.
L’après-midi même je venais d’entendre une fabuleuse nouvelle : le livre de mon autrice favorite enfin en rayon ! J’étais si excitée, depuis le temps que je l’attendais. Le seul problème était la distance, cela me prendrait cinq heures aller-retour. Cependant, il faisait grand soleil, on était en été, où est le problème ? Donc, ni une ni deux, j’ai enfourché mon cheval et hop, direction la librairie.
Un calme apaisant reposait dans la forêt, presque inquiétant. J’avais comme une sensation d’angoisse au ventre mais je mettais ça sur le compte de mon excitation.
Enfin j’arrivais à la librairie. Et pour dire vrai, j’ai eu une chance incroyable car si j’étais arrivée une minute plus tard, mon livre me serait passé par-dessus la tête. Alors, une minute avant que le merveilleux monde des livres ferme pour la nuit, je me suis précipitée au comptoir et ai demandé le fameux livre :
– La cascade des géants, de Navlea Ossian.
Puis j’ajoutais quelques secondes après :
– Bonjour !
Le libraire sortit le livre d’une étagère en riant. Je me souviendrai toujours de ce qu’il m’a dit ce jour-là :
– Tu as de la chance, c’est l’unique exemplaire que j’ai reçu…
Puis avec une brève hésitation il ajouta :
– Mais parfois il vaut mieux s’abstenir de lire ce genre de livre.
Je me sentais indignée ! Comment osait-il dire ce genre de chose ?
– Vous…!
– Tout ce que je dis c’est que parfois le passé doit rester le passé.
Puis il m’a invitée à sortir sur ces mots. Non sans le fusiller du regard je suis repartie avec mon livre en méditant ces paroles.
La tentation et mon addiction aux bouquins bien trop forte, j’ai entamé ma lecture à dos de cheval. Comme toujours les phrases sont pleines de poésie, d’humour et de légende. Cette fois, comme son nom l’indique cela parle des géants et de leur arrivée sur terre. Ce serait dû à l’accumulation des générations et, grâce à la générosité de l’île, que leur race, issue d’une population humaine fragile et malade a vu le jour. Cette espèce mesurerait plus de cinquante mètres. Ils se déplaceraient sur le sol, mais leurs têtes dans les arbres. À cause du manque d’air, leurs fonctions cérébrales auraient diminué et donc ils parleraient de moins en moins, mais chanteraient de plus en plus, de longues mélodies mystérieuses qui leur feraient monter les larmes aux yeux, confus et émerveillés, émus par cette émotion qui montait des profondeurs de l’humanité.
– Ce serait merveilleux, si je pouvais en voir, je me suis dit en regardant le ciel.
Et c’est là que ça s’est produit…Le ciel s’est assombri par des nuages, des rafales de vent venaient de tous côtés. Mon cheval apeuré me fit tomber et un craquement sec m’annonça que mon bras venait de se casser. La pluie commença à se déverser tel un torrent. J’essayais de m’abriter sous un arbre, le livre à l’abri sous mon t-shirt.
J’entendis soudain comme un tremblement de terre mais cela se répéta à plusieurs reprises et là je la vis, sortie d’un énorme chêne. Les cheveux d’un vert couleur menthe descendant le long de son buste, un visage aussi imposant que magnifique. Surtout ses yeux, on aurait dit une supernova en action. Alors que mon envie de la détailler me rongeait, j’étais prisonnière de son visage. Mon cœur battait à tout rompre mais pas de peur, alors que j’aurais dû. J’étais fascinée.
– Alors vous existez, je soufflai, ébahie.
Lorsqu’elle sourit, mon cœur manqua un battement : des crocs immenses en guise de dents. Son sourire n’avait rien de menaçant, il était triste.
Elle se mit à chanter une complainte déchirante et mes genoux heurtèrent le sol. Sans en comprendre les paroles je savais ce que ça signifiait. La pluie sont ses larmes, mes larmes, les larmes de mes proches. Mon cœur saignait …
J’étais morte.
J’étais morte et ce que je voyais était la messagère des dieux pour m’accompagner dans ma nouvelle maison … La cascade des géants.
Mon regard se porte sur l’horizon où il y a ma maison. Mes paupières s‘alourdissent et je me sens sombrer dans les ténèbres.
Je me souviens.
Je me souviens …
Je me souviens d’une légende racontant que lorsque nous mourrons, le chant des géants nous rendra hommage en hurlant notre souffrance aux vents.
