L’Assemblée Interprétative du 15 mai 2023

La chaleur de vivre

Parmi les traces du futur, sous les pavés numériques de La Bibliothèque des futurs, la chaleur. Dans Dernières sommations de Vincent Guédon, elle s’impose comme une évidence. La lecture du texte m’invite à retourner dans les autres récits pour y sentir et interroger sa présence comme signe.

La pièce de Vincent Guédon est simple, la situation presque banale. Un dialogue s’amorce qui s’avère monologue tandis que se multiplient les « (temps) » jusqu’à l’absurde : 282 fois dans une scène de 43 pages. Et la situation dans laquelle les personnages sont agrippés de la façon la plus incongrue qui soit déjoue peu à peu nos attentes, joue avec nos nerfs et nous interroge.
La famille qui attend d’entrer à son tour dans la maison fraîche de Dernières sommations « est partie probablement à l’aube, aux heures les moins chaudes de la journée. » (1) Tandis que le bailleur tente de convaincre l’ancien locataire de laisser la place, la famille crève littéralement sur pied, victime de la « brûlure du jour » (2).
On pense au dérèglement climatique dont nous sommes responsables, nous les simples locataires de passage dans cet habitat bien mal partagé qu’est la Terre. Et ce vrai faux dialogue bancale, tronqué, impossible, pourrait traduire les incertitudes et les déséquilibres dans lesquels nous sommes pris, du fait de notre rapport avec la Terre dont l’ensemble des éco-systèmes est par notre faute perturbé.
Selon Hippocrate, le père de la médecine antique et sa théorie des humeurs, le corps est un subtil équilibre entre le chaud, le froid, le sec et l’humide ; et s’« il y a essentiellement santé quand ces principes sont dans un juste rapport de force et de quantité, que le mélange en est parfait », « il y a maladie quand un de ces principes est soit en défaut soit en excès, ou s’isolant dans le corps, n’est pas combiné avec tout le reste » (3).

Appliquée non plus au corps humain mais au système organique de la Terre, la théorie des humeurs nous dit combien elle souffre de ses dérèglements, et en particulier de son déséquilibre énergétique, sur lequel la recherche scientifique se penche sérieusement. D’aller vers le trop chaud, le trop sec, jusqu’à l’embrasement de régions jusqu’à présent préservées. C’est ce qu’énonce le Giec (4) qui prévoit, d’ici vingt ans, une augmentation du risque d’incendies de 14 % au sud de l’Europe si la Terre se réchauffe à plus 2,5 °C.

Rien d’étonnant à ce que la chaleur infuse les textes prédictifs de la Bibliothèque des Futurs.

De façon insidieuse dans Rosa Rosa Rosa Lind de Marion Stenton (5), où « les feuilles tremblent, godées par la brise tiède d’un printemps encore et déjà trop chaud » et où « il faisait de toute façon trop chaud pour jouer dehors ». La chaleur excessive imprime au jardin une moiteur délétère. Quelque chose de notre présent crée une tension vers un futur tragique, la mort inévitable des enfants sacrifiés.

Chaleur et mort aussi dans les récits post-apocalyptiques. Dans Rudimenteurs d’Alexis Fichet (6) où « la chaleur a été si intense qu[e Naphta] a cru fondre à plusieurs reprises, pénétré du sentiment de sa propre dissolution. » Dans le récit de Lancelot Hamelin intitulé Dans les Jardins d’Electropolis – Fragments d’une fin du monde (7), « Les nuages organiques s’épaississaient à vue d’œil, et le niveau de chaleur augmentait dans l’affolement des électrons et des atomes soumis aux bombardements radioactifs. » Dans F.A.M. de Gildas Milin (8) où « le Personnage de Roman prend feu avant de se transformer, dans un bruit assourdissant, en boule noire d’une circonférence d’environ 5 mètres. » Emmagasinée à l’excès, la chaleur menace le vivant, dissout les corps, modifie les paysages.

Toujours dans Rudimenteurs, où « des catastrophes nucléaires, ponctuelles, ont forcé des populations au déplacement [et] Des chaleurs intenables ont rendu des régions inhabitables. » : « Ciel bleu profond, chaleur étouffante : ce sont les signes annonciateurs des tornades. Pendant des heures la température ne cesse d’augmenter, insupportable, puis le ciel devient gris, puis noir, enfin le vent et la pluie apportent furie et fraîcheur. Tout est retourné, sens dessus dessous, on sort des caves où l’on s’était tapis pour contempler les vagues de déchets reformées ici ou là, une nouvelle géographie du land. »

Dans Abandonner – Qu’est-ce que tu t’imagines ? de Fanny Mentré (9), le cataclysme nucléaire s’ancre dans notre présent : « C’est quelques mois après ta naissance qu’il a commencé à me parler de l’Australie, quand les sécheresses qu’il avait anticipées très précisément sont arrivées. Il me disait que la France était morte, condamnée d’avance parce qu’elle avait fait tous les mauvais choix. Il savait que le nucléaire ne valait rien, que c’était comme un serpent qui se mord la queue : sans eau, pas de refroidissement possible ». Le chaud et le sec y règnent sans partage sur des continents dévastés, provoquent et s’allient à leurs contraires, pluies de grêle et déluge. Et ce déséquilibre mortifère, les personnages de Mourir Bio d’Alexandre Koutchevsky (10) s’en amusent tout en faisant amende honorable : « Au moins tout sera net, zéro pollution, fini, toute propre la planète, reset, plus que des animaux joyeux frétillant dans leur milieu bien naturel, des tempêtes sympathiques, des chaleurs aux bons mois, des hivers quand il faut. Nous sommes le fardeau du monde, nous bousillons tout, alors je ne vois que ça, oui je ne vois que ça, niveau développement durable c’est le plus efficace : extinction des humains. »

Drôle d’utopie que celle d’un monde sans humains. Retour à l’équilibre plutôt qu’au chaos de l’origine du monde, tel que décrit par Ovide dans Les Métamorphoses (11) et qui inspire une partie de la science-fiction, cyberpunk en particulier : « matière brute et confuse … terre instable, onde innavigable, air sans lumière, rien ne gardait sa forme, une chose empêchait l’autre, car dans un même corps le froid battait le chaud, l’humide le sec, le mou le dur, le sans poids le poids »

Dans Dernières sommations, trois types de corps s’opposent dans une tension absurde et aussi insupportable que la chaleur régnante : celui vertical, dominant et verbeux du propriétaire – il possède une maison fraîche -, celui horizontal, immobile et silencieux du locataire – il fait le mort, et le corps collectif de la famille qui se consume littéralement au fil des pages sous la « brûlure du jour ». Leur rapport à l’énergie – dépense, économie, absorption, a quelque chose d’inconciliable. Leur rapport au temps aussi : les nouveaux arrivants connaissent une dégradation rapide, le locataire sortant semble figé dans un temps suspendu et entre les deux le propriétaire dispute une épreuve contre la montre pour débloquer la situation. Pas d’échange, pas de partage dans cette tragédie où le coryphée se heurte au mutisme du protagoniste et n’est soutenu par la vision poétique d’aucun chœur. La tragédie du plus grand nombre qui souffre et qui se dévitalise sous nos yeux (autre lecture possible, hélas : famille = Gazaouis, voire exilés gazaouis, locataire = colon israélien, bailleur = le président des USA ou la diplomatie européenne).

Le discours du bailleur révèle par touches un contexte climatique dystopique et c’est dans ce texte – parmi tous ceux de la Bibliothèque des Futurs, que la chaleur est la plus concrètement sensible et intensément omniprésente : « La chaleur étouffante qui rend la vie en ville impraticable, la vie partout impossible […], des « autoroutes interminables, traversant des forêts calcinées, des paysages déserts, des lacs asséchés », un monde « inexorablement abîmé », « l’air de moins en moins respirable, les réserves épuisées, les mers chaudes et le feu partout », provoquent « la prolifération des méduses et les derniers jours de l’humanité », car nous [qui] sommes, en tout état de cause, en train de nous éteindre.[…]. Le locataire est « presque nu » à l’ombre de la terrasse et la chaleur, scande le bailleur, est insupportable.

Entre Edward Bond – une situation simple et fermée – et Samuel Beckett – un langage qui tourne à vide et une absence de Dieu – Vincent Guédon nous donne à voir un devenir possible où ni les contrats sociaux ni la vie ne sont plus respectés et où règnent l’injustice, l’égoïsme et l’incommunicabilité sur fond de canicule permanente, semblant illustrer théorie de l’effondrement, collapsologie, et autres fatalismes.

Or à la « comédie du silence » (12) jouée par le locataire s’oppose non seulement la logorrhée du propriétaire qui tourne à vide, mais la langue de la nature où le soleil est verbe. Selon Camille de Toledo, on peut « lire ce qui nous arrive, les feux, les inondations, les divers dérèglements du climat, comme des langages  : une colère terrestre » et « on peut alors accueillir cette « colère terrestre » comme le signe émergent d’une « lutte sociale de la nature » (13), d’où la création géniale du parlement de Loire par exemple.

D’après le droit international, un pays agressé a le droit de se défendre. C’est l’histoire d’une guerre où l’agresseur est l’homme et l’offensée la Terre. Plus qu’une fièvre, la chaleur qui fait peser sa chape de plomb sur notre futur serait un des cris de la colère terrestre. Il y a un discours du Cosmos à entendre et à décrypter.

Au lieu de ça nous parlons beaucoup pour ne rien dire (nos dirigeants) ou bien nos discours sont sans effets (pauvre Greta Thunberg à l’ONU) ? Dans Dernières sommations et le conflit qui l’oppose à son locataire, le bailleur se présente comme un négociateur hors pair qui finit – ou semble finir – par avoir gain de cause. En guise de dépassement du conflit, il fait une première proposition, assez hypocrite, car formulée devant un enfant qui se meurt : « cette humanité si fragile, je connais ses faiblesses, nous les connaissons tous, je sais le penchant qu’elle a depuis le début pour œuvrer à sa propre destruction – qui ne le sait aujourd’hui que tout s’écroule – s’active chaque matin à se détruire, et chaque soir à se reconstruire, mais que la reconstruction est toujours plus lente que la destruction, mais si je sais cela, je sais aussi combien le regard d’un enfant peut parfois renverser des situations qu’on croyait définitivement bloquées. » (14)

Et vers la fin de la scène : « Comme nous tous vous supportez la chaleur avec difficulté. (…) Qui pourrait d’ailleurs la supporter ? Nous la supportons de moins en moins. (…) Nous mourons de la chaleur et la sécheresse assèche nos cœurs (…) » Son discours s’achève alors sur une image qui se veut proposition : « A moins d’entrer dans cette maison plusieurs fois centenaires et de s’installer dans la fraîcheur de ses murs en pensant à la mer. (…) La mer, monsieur. » (15).

Certes, la chaleur fait lien – elle réunit les trois personnages dans un « nous tous » qui fait sens, mais si la proposition du bailleur est de regarder le passé plutôt de que soigner le futur, autrement dit de ne rien faire et de conserver les choses telles qu’elles sont, on comprend que le locataire finisse par se lever et se casser (16).

« À moins de », dit l’un, à moins que, répond l’autre… Il y a dans la posture du locataire mutique quelque chose de subversif, un grain de sable dans les rouages bien huilés du petit commerce du bailleur qui vend de la fraîcheur probablement à prix d’or parce qu’il possède quatre murs de pierre. « Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme » (17).

À moins que les autres – et même le décor – ne soient qu’une projection de son esprit, un débat intérieur sur l’état du monde. Que ce soit un salaud ou un sage n’est pas la question, il est – à demi nu, « sur le dos, dans le transat, le regard dans le vide et les clefs à la main » – le point d’écoute de ce discours conservateur (truffé d’allusions à la police), le point de départ d’une méditation, d’une pensée. Comme si Rodin avait déplié sous nos yeux sa fameuse sculpture. À propos du Penseur, qu’il présente comme « un homme hors du monde et dans son monde », « une figure du dilemme », le journaliste Philippe Vion-Dury, dans un éditorial de la revue Socialter dont il était rédacteur en chef (18), imagine : « lorsque notre penseur se redressera et que son regard se portera de nouveau sur le monde extérieur, sa méditation l’aura un peu transformé. Et peut-être transformera-t-elle un peu les autres penseurs qui croiseront sa route, car la condition imaginaire des êtres humains est tout autant individuelle que collective. » Nous lecteurs sommes de ceux qui l’ont rencontré et ce qui est fécond dans ce processus, c’est que s’il est le point d’écoute, il n’est pas le point de vue. Ce dernier, il nous appartient de le rêver et de le construire, de recycler la chaleur/colère terrestre en énergie – ce sur quoi se penchent les scientifiques avec beaucoup d’imagination -, et de rafraîchir nos désirs d’un futur respirable.

Les prochains jours de l’humanité seront chauds, c’est certain, mais seront-ce les derniers ? On aimerait pouvoir entendre autre chose : échange des corps, chaleur humaine, passion, comme les deux femmes qui débattent dans Avant l’effondrement, d’Alice Zéniter, qui lie la question du dérèglement climatique à celle de la révolution. Autant pousser le déséquilibre jusqu’à son terme. En ouverture, une voix off nous a rappelé que « souvent, lister des faits et aligner des chiffres ne suffit pas à créer chez les gens qui les écoutent un sursaut d’indignation ou de révolte. » Aussi le premier chapitre du film, intitulé « La chaleur », nous la fait éprouver par tous les moyens du langage cinématographique – éclairage et cadre saturés, corps transpirants, dialogues, etc. Mais ça circule et ça respire, dans une certaine fièvre de vivre et de « raviver les braises du vivant » (19). Puis le film nous emmène ailleurs et nous invite au débat. Un débat certes déjà ancien, mais encore passionnant.

Que se passera-t-il après les Dernières sommations ? C’est à nous qu’il appartient de le décider, au poète, au chercheur, à l’enfant, à ces nouveaux Champollion aptes à décrypter le discours du Cosmos. Martin Luther, le moine réformateur, à qui ont avait demandé ce qu’il ferait si le monde devait finir demain, avait répondu qu’il planterait un pommier. (20)

Planter un pommier, se lever pour se casser, continuer à vivre et à penser.


1- Dernières Sommations, Vincent Guédon, p.3
2- Ibidem, p.13
3- Hippocrate, La nature de l’homme, édition, traduction et commentaire par Jacques Jouanna (Jacques), Revue belge de Philologie et d’Histoire, Année 1977 & https://www.radiofrance.fr/franceinter/quand-la-medecine-reposait-sur-la-theorie-des-humeurs-du-medecin-antique-hippocrate-8289260
4- Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat
5- Rosa Rosa Rosa Lind, Marion Stenton
6- Rudimenteurs, Alexis Fichet
7- Dans les Jardins d’Électropolis – Fragments d’une fin du monde, Lancelot Hamelin – fragment 17.
8- F.A.M., Gildas Milin
9- Abandonner – Qu’est-ce que tu t’imagines ?, Fanny Mentré 
10- Mourir Bio, Alexandre Koutchevsky
11- Les Métamorphoses, Ovide, traduction Marie Cosnay – Editions de l’Ogre, 2017 – Livre 1, La Création.
12- Dernières Sommations, p.14
13- https://www.humanite.fr/culture-et-savoir/camille-de-toledo/camille-de-toledo-on-peut-entendre-la-colere-terrestre-comme-le-signe-dune-lutte-sociale-de-la-nature-720619
14- Dernières Sommations, p.10
15- Dernières Sommations, p.40-41
16- Comme Adèle Haenel, 28 février 2020 à la Cérémonie des Césars.
17- Citation attribuée à Fredric Jameson par Max Fischer dans Le Réalisme capitaliste, _n’y a-t-il aucune alternative ?, Éditions Entremonde, collection Ruptures, 2018
18- L’éruption imaginaire qui vient, Philippe Vion-Dury, Socialter hors série n°8, avril-mai 2020
19- Raviver les braises du vivant – Un front commun, Baptiste Morizot, Actes Sud/Wildproject, 2020
20- Cité par Werner Herzog dans une entretien avec le critique de cinéma Roger Ebert, en 2008 – https://www.rogerebert.com/interviews/werner-herzog-tell-me-about-the-iceberg-tell-me-about-your-dreams