Or comme ordure – Frédéric Ciriez
Ouverture
Or comme ordure à été publié en Mars 2021, dans le recueil de nouvelles récits B, Éditions Verticales
Je regarde le carton sortir du local à déchets puis quitter progressivement mon champ de vision dans le couloir silencieux, la lumière est faible, un halo de ténèbres cerne la boîte de plus en plus petite au fond de la perspective, l’hôpital semble désert, je tiens dans ma main gauche l’autorisation d’élimination des pièces anatomiques qui vient d’être signée par l’infirmière hygiéniste, le membre ou l’organe à évacuer gît dans le carton Anabox, réduction verbale d’ « Anatomic Box », et le carton n’est bientôt plus rien au fond du couloir, rien, et déjà sans que je le vois un personnel hospitalier a retiré sur le colis l’étiquette d’identification du patient, moi, afin de le rendre anonyme, puis c’est un transporteur qui s’en empare pour l’incinération, loin, où ?, et le couloir est désormais vide, vide, vide, et mes yeux sont exorbités, emplis d’une lumière cotonneuse, glacée, sous morphine. Je cherche désespérément ma main coupée, palpe mon poignet sectionné à la scie chirurgicale, enserre mon moignon gavé d’anesthésiant et bandé d’un suaire antiseptique. Où est ma main ?, où part ma main ?, j’aimerais la faire revenir. Qu’on la ressoude à mon poignet, que la boîte anatomique remonte le couloir lugubre, qu’on ouvre le cercueil où gît mon membre, qu’on en sorte ma paume et ses doigts, qu’on la recolle comme on peut, à la glue, avec des fils de fer ou des broches. Où est ma main ?, où ? Je me réveille en sursaut dans ma chambre du Brit’Hôtel de Langueux, sur la voie expresse : non, ma main est bien là, accrochée à mon poignet, dans le prolongement de mon bras nu, et n’a pas été amputée de l’autre côté de la baie, à l’Hôpital privé des Côtes-d’Armor, chef-d’œuvre d’architecture médicale nouvelle génération que j’ai visité hier et qui m’a doublement évoqué, sur ses abords, un siège de multinationale dans une banlieue de Toronto et, en son sein, un motel expérimental confortable et spacieux, où la douleur n’existe plus.
C’est l’aube. Je prends mon Sony Reflexe Full Frame. Depuis la fenêtre de ma chambre, par-delà la quatre-voies qui coupe Saint-Brieuc et son agglomération en deux, j’ai une vue imprenable sur le Dorcel Store, sex-shop géant installé dans un bâtiment commercial gris anthracite qui jouxte l’enseigne de réparation automobile Point S. Je veux saisir le tout comme un paysage urbain : et l’anémie du trafic véhiculaire à cette heure matinale, et le supermarché du sexe qui baigne dans une lumière neuve, sous des lambeaux de brume. L’enseigne brille, rose et blanche, obscène et radicale dans sa contestation des valeurs bourgeoises qu’elle parodie et tente de détruire : « X-Dorcel Store, luxure depuis 1979 ». La lettre X est inscrite dans un logo en forme de cachet de cire. C’est plutôt réussi, tellement français. Nous y sommes : le sexe pur a rejoint le commerce pur. L’essence du capitalisme s’exhibe sur la plus grande route de la région et tapine sous les yeux des automobilistes. Je zoome davantage, shoote l’enseigne seule, en ouvrant puis en fermant la fenêtre de la chambre qui devient un élément du décor, un écran entre moi et le sujet. Ça y est, j’ai ce que je voulais.
Points de vue
(…) Cette impression de photographie documentaire prend corps au bout de quelques récits : le narrateur de la nouvelle de science-fiction Or comme ordure est lui-même photoreporter. Pour le projet #2032 dans le 22, un panorama des Côtes-d’Armor aujourd’hui, il couvre « Saint-Brieuc-Armor-Agglomération, capitale européenne de la valorisation du déchet ». Ce monde lui est à la fois familier (par la langue française, par la dégaine trash et décadente qui le séduit) et étranger (parce qu’il est d’ailleurs et que sa ville de Toronto est plus grande, plus spacieuse, et son milieu également moins étriqué et moins piégeux puisque l’argent et les possibilités sociales ne lui manquent pas). Le photographe le découvre et le dévoile à mesure qu’il « shoote ». Les rapides mises en scène, les trucs de photographe, la critique de son œil avisé ; dans une forme d’instinct sommaire, il sait dans ses viscères ce qu’il veut prendre et shooter, dénicher la perle rare parmi les ordures, des images à garder. La poétique de ce récit-là se construit largement autour de la question du déchet, de l’ordure – face à la photographie, qui se saisit des choses, les immortalise – pétrit les antagonismes, ce qu’on garde, ce qu’on jette, ce qui reste, ce dont on se débarrasse, ce qu’on trie.
Ce #2032 du déchet, ce n’est pas seulement une science-fiction très proche, mais de l’ultracontemporain : le déchet est bien ce que l’on a, maintenant, à présent, sur les bras. Non plus la question morale « que dois-je faire ? », mais à présent : « qu’en fait-on ? ». Que fait-on de nos préoccupations ordurières, que fait-on des paysages autour, que fait-on de l’invisible, des vies qui s’écrivent et celles qui ne s’écrivent pas, et celles qui se fracassent ? C’est qui cet « on » en plus.
(…) Les lettres se mélangent : la Bibliothèque du Futur (qui existe réellement, puisqu’il s’agit d’un projet poétique collectif auquel participe Frédéric Ciriez, un projet qui comprend la nouvelle Or comme ordure, qui contient elle-même une fiction très borgésienne de cette bibliothèque) en fait état dans son hologramme futuriste que visite le photographe canadien : « les lettres s’animent, CAPITAL = DÉCHET, se mettent en mouvement […] produisent de nouvelles significations […] FICTION = CAPITAL, FICTION = DÉCHET, DÉCHET = FICTION ».
Il apprend que cette projection est à prendre au sérieux : « ce que vous avez vu ne doit pas être pris comme un simple hologramme […]. C’est une maquette réaliste, la vision exacte de ce que sera la Bibliothèque dans un peu moins de trois ans. Elle accueillera toutes les propositions intellectuelles et fictionnelles pour envisager les futurs et aider l’homme à mieux vivre. »
Anne le Baut – Bruno Vaudour :
A – Un champ d’éoliennes est un champ de cultures.
B – Tu parles de la Bibliothèque des Futurs dans Or comme ordure de Frédéric Ciriez ou tu parles de cultures marines ?
A – Les deux. Ces architectures verticales percutent nos imaginaires de bipèdes. Les pêcheurs s’inquiètent de zones qui leur seront inaccessibles, sauf que la nature leur réservera peut-être de bonnes surprises. Après le conflit s’ouvre un autre récit en baie de Saint-Brieuc.
B – Parlons récit, alors. Or comme ordure et Eden de Waddah Saab usent de la même image pour désigner une éolienne et une spirale aromatique : « Babel maritime » et « Babel de plantes ». Murs végétalisés, terrasses cultivées, association de végétaux grimpants et de végétaux tuteurs en permaculture, petits collectifs étagés plutôt que mitage pavillonnaire…Pour réparer « la terre gaste» ( cf Perceval ou le Conte du Graal, Chrétien de Troyes) , on pense hauteur.
A – Et on pense profondeur pour nourrir les humains. Les poissons et crustacés trouvant refuge au pied des pylônes se reproduiront mieux, s’alimenteront mieux dans ce nouvel écosystème hébergé sur les socles de béton, véritables récifs artificiels. Ailleurs en Europe, on étudie la pousse des moules sur des cordes tendues entre les lignes d’éoliennes. Et certains futurs merriens rêvent déjà de faire du sea ranching de homard au sein des parcs.
B – Vous mangez en bas et vous vous branchez en haut. Elle est étonnante, cette nouvelle poétique du vertical, tellement éloignée de nos immodestes rêves ascensionnels. Voilà, je ne m’étale pas. Mon corps éolien se resserre autour de son axe, tout en finesse et en élévation, empreinte au sol minimale mais travail perpétuel.
A – Et profondeur encore pour soigner la planète. Les coquillages cultivés au large sont les sentinelles qui suivent la qualité des eaux marines. les Asiatiques savent de longue date récolter les algues dans la bande côtière, ces même algues qui se révèlent d’efficaces pièges à carbone. Les algoculteurs bénéficient d’ailleurs d’une productivité supérieure aux végétaux terrestres grâce à la rapide croissance des légumes de mer, sans engrais ni pesticides.
B – Vertueux ! Pourtant« Babel », tout le monde connaît le mythe, on sent pointer le risque derrière le volontarisme utopiste . Encore « cette prétention humaine à perfectionner la nature », dit l’un des membres de la communauté d’Eden, à propos des spirales aromatiques.
A – Ou l’urgence d’écrire de nouveaux paysages. Pourquoi pas des bocages marins, quitte à modifier l’horizon. Après tout, le bocage, merveille biologique dont tout le monde a la nostalgie, est bien une création des sociétés humaines.
Frédéric Ciriez
Frédéric Ciriez invité par la chaine youtube Maison de la poésie – Scène Littéraire
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Entretien
Qu’est-ce qui chez toi se connecte avec le sujet des déchets ?
Est-ce que ce genre de thème traversait déjà tes textes ?
Directement ou indirectement, tous mes livres s’emparent de la question du déchet. Mais je ne l’ai pas compris tout de suite ! Des Néons sous la mer (2008), raconte ainsi l’histoire d’un sous-marin de la Marine nationale mis au rebus et exploité par un groupe autogéré de prostituées épaulées par le vestiaire, un jeune précaire de la banlieue parisienne expulsé du monde social classique… Mélo (2013) met frontalement en scène un suicidé, un éboueur esthète noir et une soldate du capitalisme : les trois personnages sont chacun des figures et des opérateurs du déchet… Mélo est d’ailleurs le premier road-movie parisien en camion poubelle, j’en suis très fier. Je suis capable de tout (2016) propose quant à lui une réflexion sur les livres de développement personnel entendus comme déchéance du Sens et de la lecture, la plupart du temps aliénée à des clichés et à la domination d’un maître à penser… BettieBook (2018) interroge les mutations de la critique littéraire et le déclassement symbolique et social des critiques classiques, contestés par les pionnières du web… Là c’est le livre et la pensée esthétique qui trinquent… Donc oui, je suis un écrivain du déchet, du déclassement, de la dégradation voire de la déchéance… mais sur un mode tout à fait baudelairien : « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or » (Ébauche d’un épilogue pour la deuxième édition des Fleurs du Mal, 1861) – ce qui est en soi une définition de la littérature.
Qu’est-ce que les journées sur le terrain ont apporté ?
J’ai un lien de familiarité avec les déchets pour une raison très simple : étudiant, j’ai été éboueur deux étés de suite à Paimpol, donc, une fosse, je connais… mais pas tant que ça, car c’était il y a 25 ans et les choses ont beaucoup changé. J’ai été frappé par la sophistication des installations et bluffé par la force et l’intelligence dans la compréhension des déchets de nos interlocuteurs, aussi bien les praticiens de terrain que les membres d’Open Bay. J’ai eu le sentiment d’une grande cohérence dans l’ensemble du dispositif industriel d’un recyclage qui à terme s’appuiera sur des ressources numériques pour fonctionner de manière optimale. Le traitement des rebus est un enjeu économique… mais aussi civique et politique bien sûr. Avec ce paradoxe positif et cet espoir que Saint-Brieuc devienne à sa manière une capitale française du déchet, où se mêle l’action industrielle, la pensée politique et l’intelligence économique. Ce serait formidable, non ? Presque un projet civilisationnel. Je blague à peine.
Quel a été ton projet d’écriture ?
Je tente, à travers une longue nouvelle qui relèverait du genre noir, d’approcher la question du déchet dans toutes ses dimensions : symboliques, métaphoriques et bien sûr matériels : qu’il s’agisse de la question du sens, de celle de l’altération et de l’obsolescence, humaine ou objectale, qu’il s’agisse tout simplement de ce que l’on jette pour telle ou telle raison, des pots de yaourt usagés aux poupées sans cheveux. Je ne vous révélerai pas l’identité professionnelle de mon narrateur, mais nous le suivrons dans un Saint-Brieuc inédit, exclusivement saisi par le prisme du déchet… et de la beauté je l’espère.
Ce qu’en dit la presse
Libération – 23/05/2021 – Frédérique Roussel
(…) Les nouvelles de Frédéric Ciriez frottent le silex de la réalité, pour faire luire des recoins fantastiques que d’autres ne verront jamais. Des morceaux de bravoure arrachés à l’ordinaire, qui se méfient du romanesque attendu et de l’histoire qui, elle, peut toujours attendre une chute prévisible. Et d’ailleurs, à chaque fois, on se fait saisir en beauté. Typographe fou Le photographe canadien de «Or comme ordure», recruté par la mairie de Saint-Brieuc, capitale européenne de la valorisation des déchets, sait bien qu’il doit repousser le décorum politique pour shooter au-delà, là où réside un désir.
Et s’il rêve une nuit que Fred, son assistant, a été retrouvé noyé sur une grève de Plérin, son sort s’avère comparable à celui du «philosophe de la liberté Jules Lequier en 1862». L’auteur s’amuse à greffer des fils, à faire fructifier des associations, idem avec son propre nom quand il déterre dans le Blavier, mythique dictionnaire des fous littéraires, Nicolas Cirier, plus connu comme le «typographe fou», «dadaïste soixante-dix-sept ans avant Dada» («Bas de casse»). Ces filins malicieux servent parfois à transcender la déglingue et la fatalité qui collent à la peau de certains personnages sombres et attendrissants en diable : le Robert punk débouché au terminus HP «à force de s’enfiler des acides qui lui déchaussait les dents» ou le Damien de la nouvelle du même nom, écrivain sans œuvre, drôle et généreux… mais c’est loin d’être une assurance pour l’avenir.
Ces Récits B, entrecoupés d’appels téléphoniques intempestifs qui jouent sur l’absurde social («Allô ?»), ne sentent pas le dépareillé. Au contraire. Ils sont traversés par des refrains : le 22, département d’où vient aussi le Paimpolais sous-marin à prostituées de son premier roman Des néons sous la mer ; l’écriture («L’agriculturel ? L’élevage de mots, sauvages ou pas, avec customisation, ou sans.») ; l’exaltation festive comme un carburant créateur et érotique. Ils chérissent les périphéries, le pittoresque des ronds-points, en particulier le magnétisme de celui de Lanvollon, qui se quitte à regret et où trône un établissement de pompes funèbre («Rond-point à l’anglaise»). On a adoré l’épiphanie théâtrale de Frantz Fanon et sa dactylo ébahie («L’Eglise des dunes»), et la poétique répétition du «Virage éternel», revisitation brûlante de la Dame blanche. Plutôt des faces A.
Le Figaro Littéraire – 15/04/2021 – Thierry Clermont
Dans son recueil de nouvelles, l’écrivain, avec une bonne dose d’humour et de poésie brute, nous dit tout le mal qu’il pense de notre époque.(…) Rencontres inattendues, réflexions sur les ronds points, reportage sur les déchetteries de Saint-Brieuc, souvenirs de l’estuaire du Trieux, soirée gothique dans les Côtes d’Armor rythment ces pages débordantes de vie, à mille lieues de toute convenance ou séduction facile pour flatter le lecteur dans le sens du poil. (…) Le ton est tour à tour cocasse, grinçant, ironique, critique, avec cette superbe désinvolture qui paradoxalement sait aller au fond des choses sans y toucher. À ce titre, la novella Or comme ordure est exemplaire, à travers les yeux d’un photographe canadien débarquant en Bretagne, amateurs d’anomalies urbaines, ce qu’on appelle les «thomassons» (ponts inachevés, escaliers menant à un mur…).
Le Figaro magazine – 16/17-04/2021 – Nicolas Ungemuth
« Dans Récits B, il signe treize nouvelles insensées dans lesquelles sa fantaisie est en roue libre(…)
Ce qui frappe, outre ces inventions inconcevables par les temps qui courent, c’est le style de Ciriez. Celui d’un grand écrivain dont la plume rythmée boxe en musique… »
Le Monde des livres – 23/04/2021 – Bertrand Leclair
«Assurément, Frédéric Ciriez aime à raconter, fort d’une belle aisance narrative, d’une liberté joueuse et parfois d’une désinvolture assumée (…) Le recyclage est au coeur d’une grande réussite du recueil, «Or comme ordure», longue nouvelle rythmée par les cauchemars d’un photographe venu de Toronto «photographier Saint-Brieuc», shooter et shooter encore afin de célébrer comme il se doit la ville devenue «capitale européenne de la valorisation du déchet», quelque part vers 2032…»
L’humanité – 29/04/2021 – Alain Nicolas
L’auteur de Mélo et de BettieBook élargit la banalité locale à l’échelle du monde en débusquant sous l’ordinaire de la modernité un merveilleux érotique et trash. Avec Récits B, il exécute une virtuose danse baroque.
Quand le journaliste de la Presse d’Armor a demandé à Frédéric Ciriez quel était son lieu de promenade préféré quand il revenait au pays, l’écrivain a répondu « le rond-point de Lanvollon ». Une déclaration à prendre au sérieux : dans Récits B, l’auteur montre qu’il ne s’agit pas d’une boutade. Lanvollon, 1 800 habitants, commune « située à une dizaine de kilomètres du littoral et négligée touristiquement », a su se réinventer en imposant, entre Paimpol et Saint-Brieuc, à peu près à mi-chemin, le « totalitarisme soft » de la distribution égale des flux automobiles entre les enseignes des consommations émergentes (…)
Le «local» est d’ailleurs traité avec ironie, comme dans ce texte qui décline le slogan «Saint-Brieuc capitale européenne de la valorisation du déchet»pour aboutir à un hallucinatoire «FICTION=DÉCHET, DÉCHET=FICTION».