Sophie Michel

Interprétations

Bunkering

« Ils ne voient pas qu’ils vivent de dettes »

L’idée de la dette semble intéressante car elle positionne le personnage dans une histoire : il y a ce qu’elle doit et il y a ce dont elle hérite. La dette de vie est celle qui attache le personnage à ses parents, père et mère. Elle leur doit la vie. C’est à comprendre dans tous les sens du mot vie : sa vie en tant qu’elle existe et sa vie en tant que la vie qu’elle mène. Elle les estime responsables de sa vie et cela semble négatif : elle a une vie très sombre, qui n’est pas franchement satisfaisante ; peut-être aurait-elle préféré ne pas vivre ? Le thème de la dette traverse tout Bunkering : le rapport à l’argent venu de sa famille, le rapport aux arbres, à la cerisaie, hérité de sa mère. Cette fille de ses parents ne peut s’extraire ni de ce qu’elle leur doit, ni de ce dont elle hérite. 

De quoi hérite-t-elle ? D’une terre ravagée par « les banques, les dépôts, les bourses, les produits » ou l’on ne peut plus « se souvenir du temps où nous pouvions encore acheter des livres et citer des moments d’amour. » Empêtrée entre sa dette et l’héritage impossible, elle peine à trouver sa pulsion de vie.

« Je mange jusqu’à me sentir rassasiée.

 Au-delà. 

Je vais au-delà. »

La pulsion de vie pourrait-elle s’exprimer dans sa capacité à engouffrer des quantités incroyables de nourriture ? Là encore, le rapport au monde est vicié par l’héritage. Le personnage « Une femme » adopte les réflexes de ses parents en se bourrant de nourriture : elle consomme, elle se remplit, se vide, se remplit à nouveau. J’ai apprécié cet aspect du personnage sur deux plans. Un plan concret : elle se nourrit pour remplir le vide qui l’habite, elle se satisfait physiquement, elle est dans l’excès car elle ne parvient pas à trouver de sens à son existence. Un plan métaphorique : ce rapport à la nourriture me semble être une image des effets de la société capitaliste sur l’individu. Celui-ci cherche sans cesse la satisfaction immédiate, l’absence totale de frustration. C’est un des thèmes qui sous-tend l’oeuvre à mon avis : comment le capitalisme, qui ne s’est pas effondré dans cette œuvre, propose à l’homme de satisfaire tous ses désirs et donc de l’anéantir en tant qu’être désirant. Le personnage refuse donc à ce stade de la pièce, le vertige que cela lui causerait de ne pas satisfaire son envie de manger pour s’interroger sur ce qu’elle désire vraiment. Elle ne le sait pas mais s’en approche à la fin puisqu’elle commence à « chanter » et qu’elle « n’a pas faim ».

« Papa aimait les bêtes.

 Il aimait les poignarder.

 La nuit.

 Les égorger. »

À travers ce troisième extrait, on peut s’interroger sur l’héritage donné au personnage par son père. C’est un héritage en argent, en pouvoir, mais aussi un héritage encombré des morts : la mort des animaux, la mort d’une femme, l’interrogation sur la mort de la première épouse et du premier enfant. Je vois aussi à cet endroit une métaphore du patriarcat – le personnage du père est tellement plus important que celui de la mère – responsable de ce que le cinéaste Antoine Coppola, appelle aujourd’hui « nécro-capitalisme », décrivant un capitalisme prédateur des êtres humains et de la nature. « Une femme » passe son temps à s’entraîner au stand de tir : elle reproduit le geste de son père mais dans le vide, sans objectif sans sens. 
J’aime l’idée que cette pièce montre « une femme » en train de se débattre avec ce que la société patriarcale a construit. « Une femme »  qui n’est pas encore le « héros » d’un récit construit et d’une action nécessaire. Les récits qui nous construisent montrent des hommes forts – Achille était le meilleur de tous les Grecs – , des héros. « Une femme » est encore en train de chercher quelle voie prendre pour combattre ce dont elle a hérité malgré elle et ce dont elle fait partie malgré elle. Dans Bunkering, elle n’est pas encore « le héros » de l’histoire mais elle cherche comment le devenir.