L’Assemblée Interprétative du 25 Septembre 2022

Le catastrophisme est un signe de vieillissement

Dans le texte Vendredi soir d’Alexis Fichet, les phrases suivantes ont retenu mon attention et particulièrement les mots que je souligne :

«  …la démonstration par l’absurde de ce qu’une civilisation laisse derrière elle, un ensemble de mots vides de sens et répétés à l’infini. » p.1

« Parler seul avec une voix de crécelle augmente le ridicule de la situation, et il a donc décidé de se taire définitivement » p.2

« Il profite d’installations laissées à l’abandon… une prison …. des boxes grillagés » p.2

«  Il réalise soudain qu’il ne sait plus parler » p.3

« Robinson est une candidate de la télé-réalité délaissée sur une île minuscule et déserte » p.3

«  Un jour, un vendredi probablement, elle trouve une grotte …» p.4

« Robinson est un petit poisson coincé dans une flaque » p.5

«  Il y a malheureusement de moins en moins d’eau dans les trous, et tous se réduisent et s’assèchent » p.5

«  Robinson est un gamer … il ne se lève presque jamais » p.6

«  Les appartements de la tour Aquila 2 sont tous dotés… d’un système de sas qui permet d’éviter que l’air extérieur ne pénètre à l’intérieur… » p.6

« Robinson est une groupe d’humains échoués… » p.7

« Une grotte… un lieu parfois où cacher les cadavres… » p.7

«  Leur cerveau s’est un peu réduit » p.8

Ce texte et ces mots d’Alexis Fichet ont retenu mon attention car ils me semblent condenser un mouvement commun aux fictions jusque là proposées ( septembre 22 ). Si on y jette un regard transversal ont peut y trouver ces deux points de convergence :

– Le changement à venir, la métamorphose en cours apparaissent massivement marqués de signes négatifs : catastrophe, fin du monde, faillite, désespoir… Le futur serait entraîné dans un inéluctable processus global de déshumanisation ( socialement, culturellement, génétiquement, biologiquement, écologiquement…)

– Ce processus de déshumanisation suit une orientation : un « rapetissement » généralisé ( réduction, régression, repli sur du minimal élémentaire…) :

1 – Le sociétal se réduit, les personnages, souvent des rescapés, sont seuls ( Bunkering, Dans les jardins d’Electropolis ) en duo ( Infixés ) en petit groupe ( Eden Vendredi soir )

2 – L’espace se réduit, les personnages évoluent ou stagnent dans une chambre d’hôtel ( Infixés), dans un chalet dans le coin le plus reculé du Colorado ( Eden ), dans une grotte ( Vendredi soir ) un bunker ( Bunkering, Dans les jardins d’Electropolis ) sur une île ( Vendredi soir ), dans la clandestinité ( Dans les jardins d’Electropolis )

3 – L’action se réduit, les personnages sont centrés sur une tâche presque exclusive : survivre, agoniser le moins mal possible, sauver le petit reste sauvable ( souvent un déchet ) constater la défaite ( Eden ) subir son repli dans une bulle autistique ( Eden, Dans les jardins d’Electropolis )

4 – La parole se réduit, elle décrit le défait, la défaite ( Bunkering ) la réduction en cendre ( On passe à autre chose) finit par disparaître ( Vendredi soir ) subsister peut être sous forme de bande magnétique ( Dans les jardins d’Electropolis)

Commentaire :

Bien sûr, un effondrement, à juste titre évoqué dans ces textes, est présent dans notre réalité, notre actualité. Le catastrophique est visible, tangible, mesurable sur les plans écologique, économiques, et nos angoisses ne sont pas seulement imaginaires. Ne pas dénoncer, protester, lutter serait céder à l’angélisme et à l’irresponsabilité.

Mais pour autant, face aux nécessaires mutations ( le mot n’est pas trop fort ) ne pouvons-nous que nous faire « tout petits » dans nos rêves, nos ouvertures de possibles, nos transformations, en vue de métamorphoses ? Serions-nous atterrés par la fin possible de la terre ( alors qu’il s’agit plutôt d’une fin de civilisation ) et tentés alors de nous terrer ? N’avons nous pas à faire le constat que nous avons pris un « un coup de vieux » et tourner l’effort vers un renouvellement du possible dans nos récits ?

Clin d’œil : voici ce que prophétisait un magnifique artiste voici quarante ans : 

«  Ce serait cela la véritable apocalypse, qu’il n’y ait plus d’art et plus d’artistes. L’art reste pour moi la manière la plus riche, la plus profonde, la plus totale, pour communiquer. Allons réveillons nous, ne nous laissons pas envahir par le catastrophisme qui est un signe de vieillissement. Accrochons nous à l’unique certitude : même en l’an 2000, tout artiste qui voudra raconter une histoire à quelqu’un devra jouer sur les sentiments, le rêve, l’émotion, la nostalgie.»

Federico Fellini, Le Nouvel Observateur – 13/01/1984


Le jeu et le devenir

{…}   Ces voix
                           Ces mots
                                             Cette histoire
                                                                          Qu’en ferez-vous ?
Cette question posée aux fidèles d’A tout au bout des jardins d’Electropolis nous est aussi adressée, nous les fidèles des A.I.1 Des textes nous arrivent, des textes photosensibles exposés au présent, visionnaires, germés d’impensé2 ( entre parenthèses : privé de son accent ô combien aigu le mot « impense » désigne les dépenses faites par un propriétaire pour la conservation ou l’amélioration d’un immeuble qu’il possède – l’homme n’est-il pas ce propriétaire indigne en voie d’expropriation, qui s’échine – ou pas – à restaurer sa maison au prix d’efforts dérisoires ? ). 

Des textes forts et mystérieux – volontiers labyrinthiques avec lesquels nous entrons dans un rapport amoureux, forcément ( je parle pour moi, mais pas que ).

Les jardins d’Électropolis, sous-titré Fragments de la fin du monde, est présenté – deuxième sous-titre – comme Jeu.

Jeu. Sur l’aire de jeu j’exerce mon droit de glane, de glanage, de glaneuse ( là une pensée pour Agnès
Varda, cinécrivaine visionnaire ). Car de clic en clic, derrière les pavés numériques de la Bibliothèque
des Futurs, dans les textes déployés sur l’écran de l’ordinateur, le jeu irrigue les fictions, parfois les organise. Ainsi le narrateur de Or comme ordure qui anaphorise à plaisir « je shoote » – terme de jeu s’il en est -,
reproduisant avec son appareil photo un.e geste inspiré.e des jeux de tir en vue subjective, qui fait du
lecteur un gameur de FPS ( First-Person Shooter ). Ainsi son jeu sur les mots DECHETS/FICTIONS.
Ici Saint-Brieuc et l’acte de naissance de la BDF, là la Silicon Valley, dans L’Andréide, comme terrain de
jeu du messie du transhumanisme : « L’Intelligence Artificielle, Roman, ne fera que participer à ce grand jeu ».
Je zappe et clique sur Mourir Bio : « Notre toute petite fille Élise a mangé du Marcel Proust ». Le savoureux dialogue de Chloé et Damien introduit sur le mode ludique la question de nos existences recy –
clables pas moins frappées d’obsolescence – langage, corps, déchets – que les objets qui nous entourent.
Nouveau zapping, nouveau clic, sur Infixés. Le jeu des identités fait éclater le je dans un multiplexe à incarnations. Du jeu, de la joie, de la malice, pour mieux penser autrement l’atomisation en cours du
concept d’ identité.

Je rezappe, reclique et retombe sur les architectures ludiques de F.A.M. et ses jeux de guerre, d’On passe
à autre chose
et ses jeux de massacre, et des jardins d’Électropolis avec le jeu de la confrérie – Le jeu dont nous étions les pions, comme celui du Monde des Ā de Van Vogt en 1945 – , textes où, pour déployer sa « pensée du dehors »3, la littérature prend la forme d’un jeu : poétique, théâtral, vidéoludique.
Zap-clic encore4 sur Vendredi soir : tel Pac-Man5 quittant l’espace de l’écran, avant d’y entrer à nouveau
par le bord du cadre diamétralement opposé au point de sa sortie, l’avatar Robinson, créé par une I.A.
qui s’ennuie, traverse l’espace bouclé du texte sous différentes versions pour nous dire l’effacement du
langage mais aussi envisager d’autres possibles passant par l’acceptation de notre échec, l’ouverture à
l’autre… l’amour ? Jeu-vidéo encore avec Bunkering – et ses quinze occurrences du mot bunker – qui rappelle les jeux de survie prisés des gamers et notamment The Bunker, un jeu en FMV ( Full Motion Video
) avec Adam Brown ( Ori dans Le Hobbit ), dont les visuels aux couleurs sales font écho au texte. Vite,
réapprenons à respirer avant que le cauchemar capitaliste ne nous étouffe pour de bon !
Entre les mots et les choses, le jeu, qu’Einstein tenait pour la forme la plus élevée de la recherche, agit comme un ferment puissant. En mai 2015, au Théâtre Nanterre-Amandiers, un jeu de rôle réunissant 200 étudiants de 143 universités les a fait se confronter aux questions environnementales lors du coup d’envoi
de la simulation de la COP21, dans le cadre du projet Make it work conçu et tutoré par Bruno Latour,
Laurence Tubiana et Frédérique Aït Touati. Intitulée par France Culture6

« Climat : la grande simulation », cette initiative de Sciences Po, qui a débouché sur un accord sur le climat, montre l’intérêt et la puissance du jeu quand il s’agit de produire vision efficiente et pensée créatrice. Si les personnages d’Eden échouent dans ce qui semble être un jeu de rôles – plus ou mois conscient – à l’échelle d’une communauté, n’est-ce pas parce que leur quête est celle du bonheur et non celle de la connaissance ?
Apprendront-ils de leurs erreurs ? Le récit les abandonne au point de leur vanité…

Jouer pour comprendre, jouer pour vivre et pour avancer, les enfants font ça, jusqu’à ce qu’on les
coince toute la journée entre une chaise et une table, dans un face à face mortifère avec un savoir censé
leur apprendre à penser par eux-mêmes et à devenir autonomes. Fermons la parenthèse. « Joue le jeu,
menace le travail encore plus », dit Peter Handke. Comme les enfants ( avant qu’on ne les coince ), les
auteurs jouent avec sérieux, c’est le travail-jeu des écrivains, pour reprendre le concept de Freinet, qui
les fait bégayer dans la langue7 et produire formes et sens pour ouvrir et ensemencer à grands coup de dés
jetés – toute pensée émet un coup de dés8 des champs de possibles. Nous en sommes les glaneurs.


1 – Assemblées interprétatives de la Bibliothèque des Futurs, cf https://www.bibliothequedesfuturs.com
2 – « Nous sommes dans un monde impensé, impensable auparavant. », Paul Éluard, Donner à voir, Poésie/ Gallimard, 1939.
3 – « La pensée du dehors », Michel Foucault, Critique, n° 229 (juin 1966), p. 523-546, repris dans Dits et
écrits I. 1954-1969, Gallimard, Paris, 1994 (NRF), p. 521.
4 – Non pas comme le spectateur passif devant sa plateforme à séries préférée, mais gracieusement, « telle
un écureuil un peu geek sautant d’une fiction lue et relue à une autre, d’une phrase de celle-ci à un paragraphe de celui-là, d’un mot à un autre mot. » (cf. Jean-Roland Fichet, ibidem).
5 – Célèbre jeu vidéo des années 80, emblématique de la pop culture
6 – La Suite dans les idées, Climat : la grande Simulation, émission du 30 mai 2015 : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-suite-dans-les-idees/climat-la-grande-simulation-4533317
7 – Critique et clinique, Gilles Deleuze, Paris, Minuit, 1993
8 – Un coup de dé jamais n’abolira le hasard, Stéphane Mallarmé, 1897, dernier vers.


POST-SCRIPTUM : voici une petite comptine ; vous pourrez, soit

a) l’apprendre par cœur (et la mettre en musique, ou non, mais ce serait quand même joli à faire)
b) la compléter
c) en proposer une autre sur le même modèle`
d) vous amuser à retrouver les titres des textes dont les citations ont été extraites (la solution ne sera
pas donnée, il faut TOUT lire si besoin)
e) ne rien en faire (et pardonner ma légèreté)
1 jour, dans la vie
2 célébrités sont en attente de résurrection
3 documents ou objets, c’est la contrainte.
4 chalets dans ce coin sauvage de forêt
5 heures du matin
6 heures de marche pour acheter des couches, ou alors ou alors autant les fabriquer soi-même, mais
pour l’enveloppe étanche je fais comment ?
7 Robinson un vendredi soir
8 écrivaines et écrivains dont les planches occupent les sièges de la deuxième rangée.
9 séquences – Neuf secondes – Neuf
10 litres de formaldéhyde, du méthanol, du phénol, du glycol et de l’éosine pour ralentir la décomposition. fauteuils de première classe.
11 kilomètres de mer sombre au-dessus de toi
15 fois le mot bunker
22 règles du jeu
33 combats
40 fois le verbe shoote (39 photos et 1 tomate)
En bonus
1 cheval brun au galop