L’Assemblée Interprétative du 6 Mars 2022

Le flux des idées

Le flux des idées

Les lecteurs-interprètes des trois premières assemblées interprétatives (18/12/2021 – 30/01/2022 – 06/03/2022 ) : Anne Le Baut – Louis Bocquenet – Bernard Etienne – Roland Jean Fichet – Agnès Jacquesson – Annie Lucas – Monique Lucas – Sophie Michel – Manon Poudoulec – Nicolas Rotman – Alexandre Solacolu – Fouad Souak.

Pour ouvrir la séance du 6 mars deux citations :
« En fin de compte, les civilisations périssent parce qu’elles écoutent leurs politiciens et non leurs poètes. » Jonas Mekas
« L’avenir doit pénétrer en vous bien avant qu’il se produise » R.M Rilke

Le principe de la séance : chaque lecteur-interprète a découpé dans les fictions déjà écrites des passages. Il a repéré dans ces extraits DES TRACES DU FUTUR. A partir de ces indices, de ces signaux, de ces prédictions il dégage des pistes praticables, des possibles, des zones à déployer, des paradis à construire et aussi des menaces, des dangers, des enfers à contourner, à réduire, à dissoudre.

EXPLORATION 1 – Ce que ça m’inspire

Quelles possibilités nous ouvrent les êtres fictifs, les doubles, les avatars ?

« Pour créer ces avatars, il faut du temps. Ne pas citer la marque dès les premiers commentaires. Créer de fausses adresses mail, récupérer des photos floues, des profils amusants, des dates de naissance, des détails incongrus. S’inscrire à des communautés, surtout, s’intéresser à des évènements Facebook, commenter pour le plaisir. En plus des avatars, j’ai structuré trois profils à partir de vraies personnes, des humains qui avaient déjà des comptes. J’ai utilisé leurs photos, leurs vraies dates de naissance, et je les ai lancées sur internet, en même temps. Je faisais tout, c’était très artisanal, sans chatbot ni robot intelligent. Je créais des fictions, inventées à partir d’une première image, ou d’un lieu d’étude. Une histoire par profil. Une création tentaculaire, dans laquelle j’avançais en solitaire. Référencer les lieux de naissance, lieu d’étude, ou bien « travail actuellement à » : il ne fallait pas que les vraies personnes, les consommateurs, soient intriguées. Au bout de six mois, mon réseau de faux avait atteint son rythme de croisière. Certains s’étaient rencontrés sur Facebook, d’autres avaient fondé une obscure entreprise : j’étais à la tête d’un roman éclaté et disséminé, dont la grande ligne directrice invisible était que tous les personnages fréquentaient la même chaîne de fast-food, et en ressortaient systématiquement ravis. Certains étaient solitaires, d’autres sortaient en groupe, certains militaient, d’autres ne faisaient que jouer au jeu vidéo. Quoi qu’il en soit, régulièrement, ils allaient au fast-food, le citaient en passant dans un post, ou racontaient un moment agréable. »
Alexis Fichet – L’Andréide – p.102-103

« – Mon cher Roman, ne vous êtes-vous pas exclamé, tout à l’heure, en parlant d’Alisia et de vous : nous sommes trop absents à nous-mêmes! – Oui, murmura Tesla. – Et bien ! Je peux vous rendre présents, plus présents que vous-mêmes. » Roman Tesla était interloqué. Il ne comprenait rien aux sous-entendus de son camarade. Mais celui-ci ne souhaitait pas encore délivrer son secret, il s’amusait, gravement : « Je vais vous dédoubler, vous augmenter, vous démultiplier, tant et si bien qu’à la fin de l’opération vous vous sentirez, vous, ainsi que votre adorable épouse, miss Alisia Ayadi-Abarisquetta, infiniment plus vivants, plus présents, plus amoureux qu’aujourd’hui. Acceptez-vous ? »
Alexis Fichet – L’Andréide – p.47

« Morts, nous voulons encore être joyeux, rire, pleurer, avoir des soucis. Nous n’existons plus, rendez-nous la vie. Et les voilà, les noms de nos personnages : Marcel Proust et Lady D. C’est ce qu’ils ont choisi d’être pour un soir. Se sont-ils présentés ainsi à la réception ? Peut-être. Ou peut-être pas. Mais les deux célébrités sont en attente de résurrection, elles sont disponibles, et deux personnes qui se les « représentent parfaitement » peuvent avoir le désir de les incarner. Mais enfin, c’est un désir insensé ! Et qu’est-ce qu’un désir qui ne l’est pas, hein ? Le désir raisonnable est un désir rabougri, il n’est la tasse de thé de personne, en tous cas pas de nos deux arrivants. Ils ont le fantasme exigeant, eux, ne vous en déplaise ! »
Infixés – Jean-Marie Piemme

FENETRE 1

Ouvrir les possibles dans le domaine des rencontres.

Et pourquoi pas des mariages avec des personnes décédées ou avec des personnes imaginées, inventées, avec des avatars ? Je creuse la question et je tombe sur une pratique assez répandue au Japon (France Culture – 11/03/2022).
Ça marche et ça rapporte beaucoup d’argent. Certaines personnes restent en couple avec un mari fictif ou une femme fictive pendant de nombreuses années.

Jean-Marie Piemme met en contact dans son texte Lady D et Marcel Proust: « Mais les deux célébrités sont en attente de résurrection, elles sont disponibles. »
Que veut dire le mot résurrection ? Quel imaginaire du futur véhicule-t-il ? Se marier avec des morts ça raconte quoi ?

Proposition 1 – Jeu citoyen. Les habitantes et habitants de Saint-Brieuc élisent des couples fictifs. Pour établir un rapport inattendu avec leurs élu.e.s et imaginer des actions et des changements par l’intermédiaire d’un tiers ( un profil-idée ), ils leur attribuent une épouse ou un époux fictifs. Ces conjoints fictifs sont choisis dans l’immense catalogue des célébrités décédées. Les mariages sont célébrés dans la salle des mariages de la mairie de Saint-Brieuc. Chaque mariage est accompagné d’un discours de la célébrité ressuscitée. Cette personne fictive développe une vision, structure une proposition, engage un acte.
Proposition 2 – Un concours de nouvelles est lancé. Les fictions doivent faire se rencontrer une personne vivante et une autre décédée. La nouvelle doit ouvrir une fenêtre vers le futur, déployer ce plan.
Proposition 3 – Saint-Brieuc devient mairie d’accueil pour les japonaises et japonais vivant en Europe désireux d’épouser un personnage fictif.
Proposition 4 – Une banque de mariages fictifs. Concevoir des mariages fictifs? Le mariage blanc existe, que seraient des mariages bleus, jaunes ou rouges? Qu’ouvriraient-ils comme possible?

EXPLORATION 2 – Ce que ça m’inspire

Idées générées par les textes-commentaires de lecteurs-interprètes sur le rapport santé-culture.

« Rappelons que théâtre, médecine et religion ont parties liées à l’origine ; l’homme-médecine, le chamane, participent aux soins individuels et collectifs par-delà la représentation, l’interprétation, la proposition de sens. Le soin ne peut se réduire à un geste de réparation du corps, il attend aussi : projet, espérance, perspective, avenir jouable. Et si la médecine et l’art, au lieu de se poser, de se posturer comme usurpateurs l’un de l’autre, pouvaient envisager de jouer du côté de la réconciliation. »
Louis Bocquenet

« Grâce à la permathérapie et aux approches holistiques, les professionnels du soin irrigueront tous les domaines de la société. Ainsi les thérapeutes en folie d’On passe à autre chose de Roland Jean Fichet vont-ils se faire récupérer par Netflix et devenir les héros de nouvelles séries dont les spectateurs malades ou bien portants, en tout cas très bien renseignés – raffoleront. Parallèlement au prix Nobel de Médecine, une catégorie leur sera réservée dans les Festivals de cinéma : meilleure série médicale, meilleur acteur ou meilleure actrice dans une série médicale, meilleur rapport fiction-réalité, documents à l’appui (morts ou guérisons ; exit les catégories tragédie et comédie, au cinéma il n’y a que des comédies dramatiques). A défaut de figurer dans la classification des arts majeurs, la médecine fera son entrée dans le septième art par le portail des séries. Bientôt les Oscars, un siècle ou deux après Jivago. Reversera-t-elle ses dividendes à Greenpeace ? Consacrés par la communauté, les soignants seront les nouveaux virus. Après les théâtres et les cinémas, ils investiront les églises, les mosquées, temples et synagogues suite à la réunification de l’église et de la médecine, le musée du Louvre leur réservera une salle des antiquités médicales, la Sorbonne ouvrira un département des connaissances médicales des mondes gréco-arabe, indien, persan, oriental passées et présentes débouchant sur le prestigieux doctorat de permathérapie, le Futuroscope présentera des films en 3D dont l’action se situera à l’intérieur des cellules de corps vivants avec menace d’extinction de l’espèce et batailles de nanobactéries accompagnées de sons diégétiques horrifiques, un Conservatoire National des Traitements Personnalisés grâce au recoupement de données sera ouvert au grand public à condition qu’il renonce au secret médical (tous pucés !), le Musée de l’Homme bordant le Jardin des Plantes sera rebaptisé Musée du Soin, des DD – distributeurs de diagnostics – implantés sur tout le territoire – et en particulier dans les anciens déserts médicaux, permettront d’être soigné en distanciel pour les nostalgiques du premier confinement ou pour ceux qui ne pourraient pas faire autrement et le recours à l’intelligence artificielle low-cost mettra tout le monde d’accord. Enfin des élections médicales au suffrage universel donnant lieu à des débats passionnés et passionnants et à des discours fleuris de rhétorique médicinale avec recours obligé à la terreur et à la pitié fixeront les grandes tendances thérapeutiques dans des plans triennaux. Le soin sera l’alpha et l’oméga, pour vivre comme pour mourir. »
Agnès Jacquesson

FENETRE 2

Théâtre = Dispensaire de culture.
Métamorphose du théâtre de Saint-Brieuc. Transformation du théâtre en dispensaire de culture. Installation de médecins de culture au sein du théâtre. Dans les loges (aménagées) des consultations individuelles. Dans la salle (scène et salle) consultations de groupes. Séances ordinaires et séances exceptionnelles. Exemple de séance exceptionnelle : la transe.
Festival de transes : transes comparatives dirigées par des chamanes de différents pays, des danseurs et des chorégraphes.
Scènes cathartiques basées sur de la poésie. Une structure possible : By heart de Tiago Rodrigues. Dans le forum, des médecins culturels recueillent toute la journée des récits de maladies, des actrices et des acteurs aident les personnages à formuler leur récit, à l’exprimer à haute voix, à le jouer. Les « malades » partagent leur expérience et imaginent des médications inédites, de nouvelles formes de soin.
Une section de médecins de culture recueille tous les récits générés par le confinement de 2020 et 2021 (en France et dans d’autres pays). Ce qui a été (mal) vécu mais aussi ce qui a été inventé : repérage des initiatives et des découvertes. Enquête auprès des briochines et des briochins : vous considérez-vous comme un malade culturel ? Médecin de culture : concept à creuser.

EXPLORATION 3 – Ce que ça m’inspire

« Sur le coup de neuf heures, on a rendez-vous avec Simonet au port du Légué où l’on prend un bateau-taxi pour visiter « le site phare du Saint-Brieuc de demain » (…) Mes yeux scrutent l’horizon désert quand je devine une, puis deux, puis trois, puis tout un champ d’éoliennes offshore. Simonet me sourit. Fred essuie sa bouche fétide avec son ciré de mer. Nous entrons dans l’enceinte maritime, salués par la révolution des pâles gigantesques. Nous glissons, minuscules, au coeur d’une succession de cercles concentriques à la géométrie parfaite. Nous glissons, les oreilles sillonnées par le sifflement du vent et des machines. Et l’édifice apparaît, blanc, évasé, inachevé, tendu vers le ciel comme un Babel maritime. Sur sa façade scintille un hologramme de lettres poudroyantes, couleur de l’or : 
CAPITAL(E) / DECHET
Puis les lettres s’animent, CAPITAL = DÉCHET, se mettent en mouvement, DÉCHET = CAPITAL, trouvent de nouvelles combinaisons, CAPITAL / DÉCHET, produisent de nouvelles significations, CAPITALE DU DÉCHET = DÉCHET DU CAPITAL, d’autres encore, CAPITAL = FICTION, FICTION = CAPITAL, FICTION = DÉCHET, DÉCHET = FICTION Je shoote. J’interroge Simonet : « Qu’est-ce ? » Il répond : « La Bibliothèque des futurs. »
Or comme ordure – Frédéric Ciriez

FENÊTRE 3

Lors du One Ocean Summit à Brest (du 9 au 11 février 2022),  j’entends Olivier Poivre d’Arvor, ambassadeur pour les pôles et les enjeux maritimes, dire à la télévision :  « Nous sommes des merriens plus que des terriens ».
Ah bon, ça veut dire quoi être un merrien ?

Or comme ordure fait une proposition concrète : déployer La Bibliothèque des futurs sur la mer. Que la mer soit le sol et la source de nos fictions.
Le livre que je lis ces jours-là – Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres de Bruno Latour – met en avant les concepts d’habitabilité et de métamorphose.
L’habitabilité de la mer ? Certaines fictions prédictives vont certainement nous ouvrir de nouvelles pistes, nous guider vers des actes inattendus. Habiter la mer ? Habiter quelle mer ? Une mer de déchets ? On imagine les personnages de Guillaume Poix – Les fils conducteurs – s’enfouissant dans une mer de déchets. Je pense aussi aux personnages de L’Affaire Furtif de Sylvain Prudhomme, à leur façon de fuir sur la mer, aux îles qu’ils décident d’habiter (de créer ?), à la résistance de l’art et de la poésie. L’Affaire Furtif appelle Les furtifs d’Alain Damasio. Les furtifs de Damasio n’habitent-ils pas déjà les océans ?
Il y a un autre One Océan Summit à imaginer, entièrement dédié à la fiction : un archipel de fictions ayant pour sujet la mer et les océans.

EXPLORATION 4 – Ce que ça m’inspire

« La Terre attendait les humains. Les habitations, avec leurs murs de pierre, leurs toits et leurs fenêtres, existaient déjà, sans que personne n’y loge. C’est la révélation de la deuxième photo, où des maisons vides et délabrées ploient sous la végétation, sans aucune trace de civilisation : nous flottions, et la Terre patientait, disponible et accueillante. Quand un jour nous sommes enfin tombés, c’est trop nombreux, accompagnés de tout ce qui flottait dans le ciel, et nous avons rempli les maisons de nos vies crasseuses et de nos déchets innombrables. »
Alexis Fichet – Rudimenteurs

« Non, il faut vivre pour changer de vie. Vous devez mettre en oeuvre la vision de Kaczynski, d’une société préindustrielle, d’une communauté autonome qui maitrise les technologies qu’elle utilise, qui n’utilise que les technologies qu’elle maitrise. Vous allez vivre par l’exemple. Au lieu de cellules terroristes pour déstabiliser la société industrielle, vous allez créer des communautés de transformation, attirer les meilleurs à vous, et vous multiplier comme les bonnes bactéries qui colonisent la muqueuse de l’intestin en chassant les mauvaises. Paul a imaginé son projet avec Debby, Manfred et Nina, puis Thomas et Anita. Ils ont acheté trois chalets et des terres dans le coin le plus protégé, le plus isolé du Colorado, au pied des Cloches Brunes, pas loin du Mont Pelé, près de la Forêt Nationale de Gunnison. Ils t’ont fréquentée comme voisine. Puis, quand ils t’ont bien connue, quand ils ont su que tu étais du peuple des bonnes bactéries, ils t’ont proposé de te joindre à eux, pour refaire le monde, sortir de la prison post-industrielle, retrouver la liberté. Et là, ça te paraît juste la meilleure chose à faire dans ta vie qui s’est vidée de substance et de lendemain. »
Waddah Saab – Eden

FENÊTRE 4

« La terre attendait les humains » … « refaire le monde, sortir de la prison post-industrielle, retrouver la liberté ».
La question de « l’habitabilité » insiste. Comment habiter la terre aujourd’hui ? Comment habiter la mer ?
LE RETOUR SUR TERRE. La conquête des espaces à habiter, à investir, à conquérir s’est polarisée sur Mars, sur les espaces interstellaires, sur d’autres planètes que la terre depuis le début des années 2000, et voilà que nous sommes invités à retomber sur la terre… et sur la mer.
Dans les années 1970, nous avons constitué des Communautés dites « hippies », ces communautés ont irrigué l’élan écologique et déployé des pratiques écologiques, sociales, économiques qui ont semé partout des graines dans la société, dans la conception du rapport entre les humains, du rapport au politique. Dans son roman Comme un empire dans un empire, Alice Zeniter met en scène une communauté en Bretagne. Pour ma part, je me suis aussi engagé dans ce « rêve » dans les Côtes d’Armor et j’ai aussi fait un bref séjour au sein de Christiania, à Copenhague, la plus célèbre communauté d’Europe.
Piste à explorer : les expériences du type de celle qui est décrite par Waddah Saab dans Eden (Les Cloches Brunes).
Que nous raconte les Z.A.D ? Quelles pratiques en tirer ? Les pratiques communautaires ouvrent-elles une voie pour mieux habiter la terre ?
Quels sont les expériences communautaires qui ont été tentées à Saint-Brieuc ? Qu’ont-elles produit ?
Horizon : Se réapproprier l’art d’habiter ( la terre, la mer ) et se concevoir comme mutant (inspiration : Bruno Latour, Alexis Fichet, Waddah Saab, Jean-Marie Piemme, Alice Zeniter). 


Nous sommes malades du temps

« Il flotte sur Cloches Brunes l’esprit de quelques Humains qui ont voulu ramener le monde à un âge où les Hommes pouvaient l’habiter. L’espoir que leur futur puisse être autre chose qu’une terre atomisée, brûlée et stérile. » Eden de Wadda Saab
« …une cyber femme hybride, le mélange impur et inexact d’une femme et d’une machine… » F.A.M. de Gildas Milin
  Notre époque serait elle, réellement, si apocalyptique ? Seulement apocalyptique ? Ou est-ce notre représentation du mouvement de l’histoire qui est marquée par le découragement, la frustration, l’échec répété… ?
Tel serait l’état des lieux et des temps que nous présentons aux générations à venir ?
Ne voyons-nous plus la merveille pour ne voir que l’horreur, car nous ne savons plus transformer l’horreur en merveille et la merveille en action ou en question ?
Ou alors ne savons-nous plus ou est l’essentiel ?
Nous savons aujourd’hui que le temps de l’histoire n’est pas linéaire. L’évolution du vivant et l’évolution de l’histoire humaine procède selon des mécanismes comparables : un mouvement de transformation procédant par à-coups, ruptures, chutes, sauts, effets de balancier, de chocs en retour… une dialectique associant unitairement les contraires, ordre et chaos, pulsion de vie, pulsion de mort.
Cette transformation, l’homme la parle, la transforme en conscience, en récits, collectifs et individuels.
Il y a des périodes paroxystiques où il nous semble que le chaos l’emporte, au risque de nous faire basculer dans l’innommable, l’insensé. Les repères, les paradigmes, n’opèrent plus ; le traumatisme menace.
L’histoire est scandée de tels phénomènes, qui sont générés :
– Soit par l’évènement (disparition d’un tiers de la population européenne au 14éme siècle par la peste noire – la Shoah et Hiroshima au 20ème siècle)
– Soit par l’émergence d’une connaissance radicalement subversive (théories copernicienne, darwinienne, freudienne).
– Soit par une révolution technique ( micro informatique aujourd’hui ).

Nous semblons vivre un nouvel épisode d’angoisse apocalyptique, un nouvel effroi de fin du monde – justifié par la réalité.

La transformation de l’histoire prend l’allure (au deux sens du terme), d’une transmutation. Bien des titres, dans nos divers récits contemporains résonnent de façon symptomatique : Le choc des civilisations de Samuel Huntington, Le désenchantement du monde de Marcel Gauchet, La fin de l’histoire et le dernier homme de Francis Fukuyama, Le choc du futur d’Alvin Toffler, voire… Tout se joue avant 6 ans du psy américain Fitzhugh Dodson.

« Le directeur. – …Chères spectatrices, chers spectateurs, la maladie occupe nos corps, entrez ça dans votre logiciel. Regarder la vérité en face, n’est-ce pas la mission de l’artiste ? Lucidité ! Lucidité !… »
Passons à autre chose de Roland Fichet  
 « …Une pathologie règne sur cet univers! Stress, Speed, Echec ! Et en affecte tous les composants! … »
F.A.M. de Gildas Milin

 Quelque chose serait donc malade ? Nous serions malades de quelque chose ? Nous sommes malades du « temps ». Plus exactement d’un phénomène inédit à l’échelle de l’humanité : l’accélération exponentielle des rythmes, jusqu’à des effets de rupture. Un fil serait embrouillé, dénoué, cassé. Celui qui pendant des siècles permettait globalement d’articuler les trois mouvements de notre évolution historique :
– Le « temps de voir venir » le futur, la transformation, la modernisation…
– Le temps de nommer collectivement le futur, le nouveau, et de l’assimiler dans le geste et le récit.
– Le temps de transmettre le transformé à la génération future.
Le fil de l’aventure humaine, notamment à travers ses versions fictives – mythes, contes, fables… – nous a jusqu’à présent enseigné et transmis que l’épreuve ( labyrinthe, malédiction, affrontement du monstre…), pouvait se transformer, par l’effort, dans le futur, en dépassement, en délivrance. Délivrance d’une issue. La vitesse de la transformation est telle, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, que non seulement les trois mouvements évoqués plus haut, se télescopent mais que leur course semble désormais hors de maîtrise. Les mouvements sont poussés jusqu’au paradoxe. Les signes se renversent :
– Ce sont les enfants qui désormais sont de plus en plus en position de transmettre savoirs et savoirs faire ( technologie ), à leurs parents et grands parents.
– L’obsolescence programmée réduit la durée du présent à un immédiat, une parenthèse de plus en plus éphémère ; une incitation à vivre dans la permanence du « neuf » et du « jeune ».
– La mode se démode de plus en plus en vite et le démodé ( vintage) revient de plus en plus vite à la mode.
– Les comités d’éthique sont créés, après coup, pour tenter de rattraper (mettre du sens) les changements de moeurs impulsés par la course de vitesse du profit. Trop de vitesse, dans trop de complexité et trop d’information, empêche de rassembler les composants nécessaires (sens, genèse, discernement…), pour tisser les fils de récits collectifs :
« La vitesse du changement technologique dépasse la vitesse du sens. » Jean Baudrillard
« À force de sacrifier l’essentiel à l’urgence, on finit par oublier l’urgence de l’essentiel » Edgar Morin.
Il est nécessaire, bien sûr, de nuancer la perception des futurs (et de la bibliothèque ) selon la génération à laquelle on appartient, mais le malaise semble traverser tous les âges et des mots symptômes nous parlent d’un phénomène commun : «burned out» pour les adultes, « hyper actif» pour les enfants, «binge drinking» pour les ados qui ingurgitent le plus d’alcool, le plus vite possible pour être saouls le plus vite possible.

«Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés» Les animaux malades de la peste – Jean de La Fontaine

Comment se positionner alors, prendre place, chacun et collectivement dans cette transformation incessante de la bibliothèque et des futurs ? Quels mots continuer à faire clignoter comme des phares entre transmission et invention ?
Quels « éclats de futurs » présenter et représenter comme nous le propose Roland Fichet ?
Le premier éclat pourrait être « la lutte »:
Continuons d’accueillir l’innovation, d’aller à sa rencontre, bien sûr, mais pas aveuglément, de façon soumise, sidérée. La liberté c’est aussi oeuvrer pour que le prévu ne soit pas dicté. La liberté d’avoir (d’être), des futurs, au pluriel, est essentielle. Il faut lutter pour que le fait historique et le récit historique gardent leur part d’imprévisible. Une véritable rencontre est le temps de rencontrer l’imprévu et l’imprévisible.

« Je suis un fait historique qui se bat » F.A.M. de Gildas Milin

 Il s’agit d’une lutte contre nos peurs, nos peurs du vide de sens. Dans les années 80, nombreux étaient les experts qui nous prédisaient un ralentissement du temps et des rythmes. Il était annoncé que les progrès de la technique aidant, le laser allait remplacer le muscle et que l’homme allait enfin libérer son corps et son temps, du sacrifice et de la torture du travail (de tripalium : instrument de torture composé de trois pieux). Nous allions entrer dans la « civilisation des loisirs ». Mais le temps dégagé n’a pas véritablement produit le futur annoncé : ni ralentissement, ni détente. On a assisté à un déplacement : la logique du « gagner du temps » c’est intensifiée dans de nouvelles formes de « torture » du corps ( performances physiques, exploits sportifs, tyrannie de la chirurgie esthétique ) et l’on court aujourd’hui pour ne pas être en retard à sa séance de méditation. 

Un deuxième éclat pourrait être « la poussière » :

«Les cendres ont été recueillies dans les urnes, exposées ce soir dans le théâtre. Les cendres ? De la sciure en réalité.» Passons à autre chose de Roland Jean Fichet

La sciure ? Osons même dire la poussière, nous sommes constitués des mêmes atomes originels que ceux qui composent les étoiles, elles-mêmes poussières lumineuses dans le cosmos. Ceci nous permet une double visée : notre histoire passée et future se tisse entre une petitesse, une humilité infinie et une appartenance à l’infini en expansion. Continuons de raconter cette odyssée.

Un troisième éclat pourrait être le « visage » :

« Avec un peu d’imagination le nom fait surgir le visage »
Infixés de Jean Marie Piemme.

Nous devons nommer, imaginer, pour continuer à faire advenir et surgir les visages de l’humain, des choses, des mystères… Pour « gagner du temps » et de l’argent aujourd’hui on pervertit une merveille, le langage numérique : pour remplacer le visage, le corps, le face à face, la présence qui parle, on impose abusivement l’écran, l’abstraction, le matricule, le signifiant chiffré, le code… le lointain. L’absence est moins coûteuse aux yeux du marché que la proximité et la présence. Il y a là un défi : quels noms, quels visages, allons nous mettre en récit ?
Dans le récit chrétien, l’autre, est le « prochain ». Dans celui de la révolution de 1789 c’était « citoyen », dans celui du marxisme léniniste c’était « camarade ». Et aujourd’hui ? « usagers » ? « Consommateurs »… ?
Roland Fichet nous a rappelé les 7 régimes d’énonciation des futurs selon Francis Chateauraynaud : l’urgence, l’attente, l’anticipation, la prévision, la prospective, la promesse, la prophétie. On pourrait en ajouter un autre : « l’envisagement » . Envisager, c’est une façon de vivre le futur poétiquement.

Un quatrième éclat pourrait être « l’espérance » :

Espérer c’est aussi une histoire de temps. « Esperare » en espagnol signifie attendre. Nous sommes dans un manque, un vide d’espérance. Pour qu’il y ait transformation, récit à suivre, il faut une espérance partagée, qu’on l’appelle idéal, croyance, valeurs, sacré… Il faut une conviction qui nous fasse penser qu’il y a quelque chose de plus grand que soi et ses blessures, une transcendance.
« Le malheur n’est jamais pur, pas plus que le bonheur. Mais, dès qu’on en fait un récit, on donne un sens à nos souffrances, on comprend longtemps après comment on a pu changer un malheur en merveille. Car tout homme blessé est contraint à la métamorphose » Un merveilleux malheur de Boris Cyrulnik.