mourir bio 

Alexandre Koutchevsky

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ouverture

Damien — Élise, notre fille.

Chloé — Toute petite fille.

Damien — Notre toute petite fille Élise a mangé du Marcel Proust. Sur le parquet de sa chambre, à côté de Petit ours brun trie ses déchets j’avais oublié Du côté de chez Swann, que je lisais tandis qu’elle s’endormait.

Chloé — Cette manie aussi que tu as de traîner ton Proust dans toute la maison.

Damien — Le lendemain matin, Élise n’avait pas touché à Petit ours brun trie ses déchets mais Du côté de chez Swann était bien entamé. La première phrase du roman de Proust « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » était devenue « me suis couché de bonne heure. » Ça donne un autre ton à La Recherche du temps perdu je trouve. « Me suis couché de bonne heure »… une attaque télégraphique, légèrement policière, narrateur pressé, sec. « Me suis couché de bonne heure. Mal dormi. Réveillé à six heures par les poubelles. Il pleut. Le voisin gueule sur ses mômes. On est lundi. » Elle avait laissé de côté « me suis couché de bonne heure », comme pour nous dire qu’elle savait bien de quoi retournait cette affaire : se coucher de bonne heure, pourquoi voulez-vous que je le mange puisque je le fais depuis ma naissance ? Qu’allait-elle faire avec les deux premiers mots d’À la recherche du temps perdu : « Longtemps, je » ?

Chloé — Et si elle allait simplement tout chier ? Proust dans la couche et couche à la poubelle comme les trois milliards cinq cents millions de couches jetées par an en France, soit cent onze couches culottes utilisées sur les bébés français chaque seconde, ce qui représente

Damien — Ça y est.

Chloé — Quoi ?

Damien — Ça recommence, l’écologie punitive par les chiffres.

Chloé — Cent onze couches culottes utilisées sur les bébés français chaque seconde ce qui représente trois-cents cinquante et une mille tonnes de déchets pour un coût approximatif de traitement.

Damien — Et l’inévitable coût de nos vies irresponsables.

Chloé — C’est bien toi qui n’a pas voulu des couches lavables pour Élise, trois-cents cinquante et une mille tonnes de déchets pour un coût approximatif de traitement de vingt et un millions d’euros, les couches jetables représentent quarante pour cent des déchets ménagers d’un foyer ayant un enfant entre zéro et deux ans, c’est-à-dire nous. Pour un seul enfant, les couches jetables représentent quatre arbres et demi, vingt-cinq kilos de plastique obtenu grâce à soixante-sept kilos de pétrole brut.

ce qu’en dit l’auteur

Qu’est-ce qui chez toi se connecte avec le sujet des déchets ?  Est ce que ce genre de thème traversait déjà tes textes ? 

Le lien le plus évident entre ce que j’ai déjà écrit et la notion de « déchet », c’est la trace de ce qui a disparu. Je n’ai jamais traité des déchets en tant que tels, mais une partie de l’idée que recouvre ce mot, à savoir la disparition de quelque chose et sa transformation en autre chose. D’un certain point de vue la mort n’est que cela : le réagencement de la matière d’un organisme dans un ou plusieurs autres organismes. Le « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » de Lavoisier, repris du « Rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de nouveau » d’Anaxagore, me parle depuis longtemps concernant les humains quand ils affrontent la disparition et la mort. C’est penser aux déchets sous cet angle-là qui m’intéresse.

Qu’est-ce que les journées sur le terrain ont apporté ? 

C’est la découverte de la face cachée. L’ensemble des processus, des techniques, des personnes nécessaires à toute cette économie du déchet nous est apparu. Ça nous a mis les pieds dedans aussi. Ça nous a fait sauter au visage l’articulation entre le singulier de nos petites poubelles vertes et jaunes, et la monstruosité de leur addition collective. « Je participe donc à cela ». Voilà ce que je me suis dit. Et comme tout problème dont on découvre un jour le caractère éminemment collectif, ça ne laisse pas indemne quand on se retrouve seul face à la question, chez soi, face aux poubelles, la main tenant ce qu’on va jeter. J’ai vu aussi, en regardant les personnes trier les déchets sur les tapis roulants, comme tout travail à la chaîne, la répétition des Temps modernes de Chaplin. À la fin de la chaîne des déchets il y a toujours besoin du regard des humains, malgré toutes ces machines à trier aux techniques si inventives.

Quel a été ton projet d’écriture ? 

Il est en cours, donc en évolution. Mon point de départ consiste simplement à renverser l’intitulé de la commande « déchets-fictions » en « fiction déchet ». Qu’est-ce que cela implique si ma fiction est un déchet ? Est-elle recyclable ? Entre-t-elle dans « l’économie circulaire » ? Quelle est sa matière première ? Mon penchant pour le théâtre me conduit pour l’instant à mettre en jeu deux comédiens dans une petite performance où il se peut que l’un ou l’autre avale son texte, pour voir.

Comme je l’ai nommé plus haut, l’autre question qui me travaille c’est l’humain comme déchet. L’humain comme objet recyclable. Les entreprises mortuaires – les pompes funèbres – vues comme des centres de tri sélectif potentiels. Voir de recyclage… Souvenance du film Soleil vert qui m’avait tant marqué adolescent : Dans un monde dévasté où la nourriture est devenue introuvable, le personnage principal découvre que les comprimés de nutriments vendus très chers à la population sont fabriqués à partir des morts.

J’en suis là aujourd’hui fin août.

Entretien réalisé au cours de l’été 2018

actualites

Actuellement je poursuis l’écriture et la mise en scène de Rivages, spectacle de théâtre-paysage sur les rivages de la traite négrière.

Création les 23 et 24 juin 2021 à Fouesnant, puis 26 et 27 juin 2021 à Lorient.

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