Nouvelle extraite de récits B – éditions Verticales

I

Je regarde le carton sortir du local à déchets puis quitter progressivement mon champ de vision dans le couloir silencieux, la lumière est faible, un halo de ténèbres cerne la boîte de plus en plus petite au fond de la perspective, l’hôpital semble désert, je tiens dans ma main gauche l’autorisation d’élimination des pièces anatomiques qui vient d’être signée par l’infirmière hygiéniste, le membre ou l’organe à évacuer gît dans le carton Anabox, réduction verbale d’ « Anatomic Box », et le carton n’est bientôt plus rien au fond du couloir, rien, et déjà sans que je le vois un personnel hospitalier a retiré sur le colis l’étiquette d’identification du patient, moi, afin de le rendre anonyme, puis c’est un transporteur qui s’en empare pour l’incinération, loin, où ?, et le couloir est désormais vide, vide, vide, et mes yeux sont exorbités, emplis d’une lumière cotonneuse, glacée, sous morphine. Je cherche désespérément ma main coupée, palpe mon poignet sectionné à la scie chirurgicale, enserre mon moignon gavé d’anesthésiant  et bandé d’un suaire antiseptique. Où est ma main ?, où part ma main ?, j’aimerais la faire revenir. Qu’on la ressoude à mon poignet, que la boîte anatomique remonte le couloir lugubre, qu’on ouvre le cercueil où gît mon membre, qu’on en sorte ma paume et ses doigts, qu’on la recolle comme on peut, à la glue, avec des fils de fer ou des broches. Où est ma main ?, où ? Je me réveille en sursaut dans ma chambre du Brit’Hôtel de Langueux, sur la voie expresse : non, ma main est bien là, accrochée à mon poignet, dans le prolongement de mon bras nu, et n’a pas été amputée de l’autre côté de la baie, à l’Hôpital privé des Côtes-d’Armor, chef-d’œuvre d’architecture médicale nouvelle génération que j’ai visité hier et qui m’a doublement évoqué, sur ses abords, un siège de multinationale dans une banlieue de Toronto et, en son sein, un motel expérimental confortable et spacieux, où la douleur n’existe plus. 

C’est l’aube. Je prends mon Sony Reflexe Full Frame. Depuis la fenêtre de ma chambre, par-delà la quatre-voies qui coupe Saint-Brieuc et son agglomération en deux, j’ai une vue imprenable sur le Dorcel Store, sex-shop géant installé dans un bâtiment commercial gris anthracite qui jouxte l’enseigne de réparation automobile Point S. Je veux saisir le tout comme un paysage urbain : et l’anémie du trafic véhiculaire à cette heure matinale, et le supermarché du sexe qui baigne dans une lumière neuve, sous des lambeaux de brume. L’enseigne brille, rose et blanche, obscène et radicale dans sa contestation des valeurs bourgeoises qu’elle parodie et tente de détruire : « X-Dorcel Store, luxure depuis 1979 ». La lettre X est inscrite dans un logo en forme de cachet de cire. C’est plutôt réussi, tellement français. Nous y sommes : le sexe pur a rejoint le commerce pur. L’essence du capitalisme s’exhibe sur la plus grande route de la région et tapine sous les yeux des automobilistes. Je zoome davantage, shoote l’enseigne seule, en ouvrant puis en fermant la fenêtre de la chambre qui devient un élément du décor, un écran entre moi et le sujet. Ça y est, j’ai ce que je voulais.

Je rencontre Jacques Simonet pour la deuxième fois de la semaine à la Recyclerie, un café situé dans un entrepôt rénové à deux pas de la gare. Il exerce les fonctions de DAC – Directeur de l’action culturelle – à la mairie de Saint-Brieuc. Simonet est un quadra timide à l’origine du projet « #2032 dans le 22, un panorama des Côtes-d’Armor aujourd’hui ». C’est lui qui a contacté mon agent pour que je photographie « Saint-Brieuc-Armor-Agglomération, capitale européenne de la valorisation du déchet ». Photographier la capitale du déchet à 4000 miles de chez moi… Spontanément, j’ai trouvé ça gonflé. Puis formidable. Mon agent a demandé 30 000 €, ça a tiqué. J’ai appelé directement Simonet. Je lui ai dit que je ne photographiais pas les mariages et que je n’allais pas traverser l’Atlantique pour photographier ses poubelles contre 100 $, il n’avait qu’à demander à Eggleston combien il avait pris pour photographier Dunkerque au début du siècle. Simonet a pris sa respiration et a dit : « Ok ok ok, on a des fonds de Bruxelles… » Je me suis renseigné sur Saint-Brieuc, une petite ville du littoral nord de la région Bretagne, tout au bout de l’Europe occidentale, dotée d’un festival de photoreportage sobrement appelé « Photoreporter ». J’ai regardé la liste des photographes invités et contacté un copain polonais qui y a exposé un reportage sur l’extrême droite à Varsovie. Il m’a dit : « Fonce. » Bah, une commande loin de Toronto avec la possibilité de dérouiller mon français… J’ai dit banco : dix jours sur place au début du printemps, accès à tous les sites et personnes de mon choix, pas de censure, plus bien sûr prise en charge intégrale de mes frais professionnels, hôtels, voiture, et mise à disposition d’un assistant technique de bon niveau connaissant bien le coin. « Alors monsieur Duff, tout va comme vous l’entendez ? » Je dis au Dac’ de m’appeler Donald, comme tout le monde. Il rougit, puis me demande ce que je veux boire. J’ai envie d’une bonne bière avant de déjeuner. Le serveur me propose un truc local, « une bière noire » dont je suis obligé de lui faire répéter cinq fois le nom – « Hélène but »… « Hélène pue »… « Hélène tue »… « Hélène dut »… « Telenn Du »… Tellen Du ! That’s right ! Let’s try la Tellen Du ! 

« Oui, tout se passe bien. Je suis content de mes premières photos. Mon agenda est bien rempli. Toutes les portes s’ouvrent grâce à vous. Je me sens comme un VIP de l’ordure. » Puis il me demande comment ça se passe avec mon assistant. Je n’ose lui dire que Fred est un incompétent. Il sort de l’école Louis-Lumière mais il est resté éteint. Il me sert uniquement de guide touristique et de GPS. « Fred is absolutely perfect, we’re going to do a good job together ». Simonet m’écoute attentivement mais je sens que quelque chose ne va pas. « Tout va bien, Jacques ? » Il se libère soudain : « Écoutez Donald, c’est juste que nous avons reçu vos premières notes de frais et que nous en sommes déjà à 6000 € en six jours ! » Je le réconforte aussitôt : « Monsieur Simonet, j’ai besoin de connaître la région à fond pour la photographier. Il était normal que j’aille faire un tour au casino de Saint-Quay-Portrieux. Mais n’ayez pas peur, vous aurez un retour sur investissement. Je vais upgrader l’image de votre capitale, ne vous inquiétez pas. C’est d’ailleurs pour ça que vous m’avez appelé, non ? Je suis moi-même inclus dans le processus de valorisation. »

En début d’après-midi, je rencontre Olivier Lamour, médaille d’or au grand concours « Zéro Déchet » de l’agglomération. Il me reçoit chez lui avec mon assistant dans un lotissement de… Ploufragan. Il a une soixantaine d’années, semble très fier, ou plutôt heureux comme un gagnant du loto, entouré de sa femme, de ses trois enfants et de ses sept petits-enfants. Je vais le photographier à la chambre. Je déballe ma volumineuse Linhof master Technika 4×5, tire le soufflet. Lamour me dit : « Vous travaillez à l’ancienne ? » Je réponds : « Oui, en grand format argentique, c’est mon côté aristocrate de l’ancien monde. Mais je vous prendrai aussi au numérique. » Je fais mon cadre, cherche les points de lumière tout autour. Fred drive Lamour sans difficulté, comme s’il était né pour le vedettariat. Le lauréat dit : « C’est long mais ça ne me dérange pas. » Je lui rappelle les conditions : « Je vous ai demandé de bloquer votre après-midi, on en a pour trois heures. Je viens du Canada pour vous, monsieur Lamour. » Il rayonne. Je le fais poser avec en main la somme de ses déchets de l’an passé : un petit pot transparent empli de granulés noirs. Fred rame pour caler les plans-films dans l’appareil. Je m’énerve : « Tu as déjà utilisé une chambre ou quoi ? » Je prends le lauréat « Zéro déchet » seul, puis en famille, devant sa cheminée en pierres apparentes. Je le photographie également au Sony numérique en extérieur, dans son jardin, assis sur sa balançoire, avec à ses pieds un robot mangeur d’herbe. La lumière naturelle est très belle, une sorte de flanelle qui signe la région et qui donnera un subtil contraste avec la chemise et le pantalon « en jean 100 % coton bio » – Olivier Lamour insiste. De nouveau, il se montre très coopératif, très pro, star du déchet et non pas déchet star comme Mickey Rourke que j’ai photographié à mes débuts et que j’aurais préféré prendre défiguré par l’alcool et les coups de bistouri. 

Après 18 heures je me promène dans le centre de Saint-Brieuc. La ville semble désertée par ses habitants, qui doivent à tous les coups errer dans la zone commerciale de la périphérie, comme des Nord-Américains. Une grande banderole « Saint-Brieuc-Armor-Agglomération, capitale européenne de la valorisation du déchet » marque l’entrée dans la principale rue piétonne, la rue… Saint-Guillaume. À quelques mètres, un type déguisé en conteneur gonflable fait le show et récolte les pièces que les rares passants et les touristes amusés lui jettent. Je le shoote.

Plus loin, un punk fait la manche en brandissant une canne à pêche à laquelle est accroché un panier où déposer son fric. Je lui file 20 €, ça passera sur mes faux frais. Mais comme rien n’est gratuit en ce bas monde, je lui demande d’oublier que j’existe et de garder le billet en main quelques secondes. Il me demande si je suis anglais. Non, canadien. Il est hilare, peut-être le cannabis du coin. Je le shoote, fric en main.

À dix mètres, une horde de jeunes gens avec un boléro jaune branche les passants pour aider la Société nationale de sauvetage en mer. Je leur donne également 20 €, et que Simonet ne vienne pas m’emmerder avec ses petits sous. 

Je m’arrête pour écouter avec quelques passants une jeune femme qui joue de l’accordéon au coin d’une rue, près du café La Cigale. Une petite châtain avec les cheveux courts. Un poids plume avec son accordéon chromatique entre les bras. Elle se déploie comme un éventail, se balance lentement pour faire contrepoids à l’énorme instrument, une machine noir laqué de marque Pigini, très belle. Je regarde ses doigts qui se promènent sur les touches nacrées. Je pense que c’est de l’impro. Un truc très sombre, abîmé. La nuit tombe. Je reste vingt minutes sans pouvoir bouger et lui laisse 20 €. Décidément, c’est le tarif à Saint-Brieuc.

Le soir, j’invite Fred à dîner chez Edgar, le restaurant de l’hôtel que j’ai pris pour la nuit. Je goûte le velouté de potimarron au parmesan, speck et marron, puis les gambas panées de sésame au wasabi et guacamole au beurre de yuzu accompagnées de Puligny Montrachet « corvée des vignes », de chez Jean-Marc Vincent. Pas mal. Je demande à Fred s’il a vraiment fait l’école Louis-Lumière. Il me dit, vexé : « J’ai fini premier de ma promo. » Puis je le vois prendre sa respiration et me proposer de me montrer son book numérique sur une tablette. Je jette un œil. Quelle horreur… Je lui dis : « Good, very good… Peu de déchets dans ta production… Tes portraits de poules sont réussis… Tu es en train de trouver ton style… » Il me remercie.

Je finis le dîner avec un Armagnac de 1978.

Je tombe comme une pierre. 

II

La dernière fois que je suis venu en France, c’était à Paris, il y a trois ans, pour ma rétrospective au centre Beaubourg sur les thomassons, ces éléments architecturaux qui ne servent plus à rien mais qui subsistent dans l’espace urbain comme des sédiments historiques discrets et souvent dérisoires – escaliers qui ne mènent nulle part, portions de rail de tramway inutilisé, portes d’immeuble cimentées de l’extérieur. Le nom vient de Gary Thomasson, un joueur de baseball vieillissant et surpayé des Yomiuri Giants, un club de Tokyo, qui touchait son salaire pour rester assis sur le banc au début des années 1980. Le thomasson, c’est l’antichambre du déchet, sa survie spectrale. Il n’était pas illogique qu’on fasse appel à mes services pour passer de l’un à l’autre, d’autant que les déchets sont depuis longtemps traités dans la production artistique et documentaire contemporaine. Je ne le dirai pas publiquement mais les sujets sur les déchets, les trois quarts du temps, ce sont des déchets. Allez, Fred m’attend devant l’hôtel.

Des couples et des familles pullulent dans la déchetterie du 26 de la rue Chaptal. Ou pour « jeter » – verbe désormais intransitif, comme « écrire » ou « faire de la photo » –, ou pour regarder et récupérer. Des agents d’accueil organisent la circulation entre les fosses dans un silence martial. Une femme pose sa tête sur l’épaule de son compagnon au seuil du bac Papiers & Cartons. Je la shoote de profil, alors qu’elle lui mordille l’oreille. Je dis à Fred de se montrer discret. La lumière est grise, abusive, vorace. Elle me défie, aimerait m’engloutir. Je cherche des plans larges pour rendre solidaires formes et figures – fosses, personnels, badauds, objets, en une sorte de panoramique du nouveau rituel civilisationnel : le spectacle du déchet. 

Deux femmes avec un garçonnet de quatre ou cinq ans attirent mon attention. Je les suis, me place. L’enfant, applaudi par ses mères, jette successivement un grille-pain, une vierge en plâtre, des peluches et des vieux jeux de société. Je shoote en rafales, capte les objets en suspension au moment du jet ainsi que les gestes d’encouragement maternels. Une des femmes m’aperçoit, me sourit, lève un pouce dans ma direction. Non loin un gringalet dans un costume de cadre avec des lunettes de soleil remontées sur le front balance des pots de peinture, des pinceaux et un survêtement taché. Je shoote.

L’après-midi, on visite Kerval Centre Armor, un syndicat de valorisation des déchets dont le site de tri ultra sophistiqué est situé à Ploufragan, un bled en périphérie de Saint-Brieuc. Des scolaires, des retraités et des Chinois sont sur place. Je suis attendu par une jeune femme qui porte des cuissardes de caoutchouc vert végétal à talons compensés sous une tunique jaune à motifs floraux floquée sur la poitrine du nom du syndicat. « Syndicat désigne ici le rassemblement de plusieurs « communautés de commune » », m’explique-t-elle. Putain de pays, il ne sortira jamais du socialisme. Fucking country, it will never escape from socialism. 

Passé un exposé sociétal sur lequel j’ai du mal à me concentrer à cause de Cathy, notre hôtesse, qui m’évoque ma quatrième femme avant qu’elle ne se fasse refaire et se tire, nous passons un baudrier et un casque de chantier pour voir la partie industrielle proprement dite. Depuis les passerelles métalliques, je contemple les fosses et les tapis roulants où circulent les ordures : un océan de matière dégradée en mouvement, un mélange de géométrie mécanisée et de putridité. C’est fascinant mais j’aurai du mal à gratter quelque chose d’original ici. Ce type de site a trop souvent été photographié. Fred, lui, ne se pose pas la question du sujet. Son abîme à lui, c’est le décolleté de Cathy.

Au bout de la visite, on s’arrête devant la « cabine de tri des papiers et cartons », le dernier et unique poste où travaillent des humains. Cathy m’explique que le turn-over y est important, car le job s’avère difficile et les parcours individuels pas vraiment linéaires. Je regarde les opérateurs du déchet trier en silence les rebuts de papier qui défilent sur un tapis roulant circulaire, comme à l’aéroport. Puis j’ai un flash : la petite aux cheveux courts, là-bas ! C’est la fille qui jouait de l’accordéon hier ! That’s the girl ! Je demande à Cathy s’il est possible de photographier cette équipe d’une dizaine d’ouvriers. Elle hésite, ouvre la porte, négocie, me signifie que trois personnes sur dix sont contre et sortiront. Pas grave, on s’adaptera. Mais… zut, la petite mignonne est dans le lot des récalcitrants. Elle passe devant moi sans un regard. « Hey, je t’ai vu jouer dans la rue hier, wonderful ! » Elle ne répond pas. Je suis trop vieux, même si parfois on voit des couples avec des écarts d’âge de quarante ans, ce qui me choque de moins en moins. Et puis… elle ne sait pas qui je suis. Fred organise le shooting en suivant mes recommandations, puis je photographie le groupe sur la chaîne de tri mais… mais ni la tête ni les yeux ni le cœur ne sont de la partie, ça ne va pas être bien. 

On se quitte. Je sens que Cathy boude parce que je ne lui ai pas proposé de faire son portrait. Ça se mérite ma jolie. You must deserve it, honey. Et puis ce n’est pas toi qui ressembles à ma quatrième et fourbe de femme que je voulais photographier mais la petite accordéoniste à l’air renfrogné que j’aurais shootée en train de bosser. Tout d’abord elle en plan large, en grand. Puis ses mains gantées seules… Puis ses mains se dégantant… Puis ses mains dégantées… Puis ses mains nues sur la nacre de l’accordéon noir cercueil… But, dear Cathy, cet affront supposé nous rapprochera si l’on se recroise, who knows. Tu es de toute façon le type de femme qu’il faut frustrer d’emblée pour ne pas se retrouver sur #MeToo, la poubelle publique des hommes infâmes. Public insanity.

Sur le site de valorisation organique de Lantic, une campagne virginale située à une quinzaine de kilomètres au nord-ouest de Saint-Brieuc, je me concentre sur les longs tubes rotatifs où fermentent les ordures pour augmenter leur chaleur et accélérer leur décomposition, tels les alambics d’une distillerie infernale. Je les prends à la chambre en variant les distances, en tentant de saisir leur force géométrique sous une lumière neutre. N’ayant pas pensé à prendre de bottes, et en ayant formulé le reproche à Fred qui ne s’est pas renseigné sur l’état du terrain, j’ai dû couvrir mes mocassins de sacs-poubelle ficelés à mi-mollet, comme des surchaussures d’hôpitaux. 

Je cadre, sous une lumière de jugement dernier, un monticule d’humus fumant qui évoque paradoxalement moins la fin que le début du monde, en tout cas un paysage cosmique d’avant l’homme. Comme une nouvelle genèse offerte aux déchets devenus compost. 

Puis j’ai accès à la zone d’enfouissement des ordures qui ne peuvent pas se décomposer. C’est spectaculaire, absolument répugnant, mais je renonce à la photographier, ça n’apportera rien. Mon sujet, ce n’est pas le déchet en soi, mais sa capitale et son territoire, Saint-Brieuc et son agglomération. 

J’ai l’impression que je pue malgré le vent mais ce n’est pas une impression.

Le soir, après une douche bien méritée, je regarde, trie et élimine mes premiers clichés numériques en robe de chambre « Novotel Saint-Brieuc », le seul quatre étoiles de la ville qu’abrite une ancienne caserne militaire à la façade blanche monumentale. J’ai choisi cet hôtel pour son anonymat fonctionnel et sa piscine de luxe. La suite junior est plutôt agréable. Tiens, un sms. Peut-être Fred pour caler la journée de demain. Non, un message anonyme : On ne vous a pas tout montré à Kerval… Si vous voulez en voir plus, rendez-vous à onze heures chez Sushirama dans la galerie marchande des Champs. J’espère que ce n’est pas un militant écolo ou un détraqué de la mairie qui a chopé mon number… Ou encore Fred qui aurait fait circuler mon contact pour se faire mousser… Je suis épuisé par la journée mais… Bon, allons voir. ok, but I hope you have really something for me. Je me rhabille. Il bruine. Je me fonds comme un chat dans les rues désertes. Seul sur une table au fond du Sushirama à moitié vide, un mec mal rasé, aux joues creuses, en train de se ronger les ongles, m’aperçoit et me fait signe. « Je m’appelle Mathieu… C’est moi qui alimente la photothèque des déchets refusés de Kerval… » Il me montre successivement, déposés au seuil de la fosse des ordures ménagères, le cadavre d’un crocodile adulte, un obus, un bidon de cent litres d’acide chlorhydrique, une momie, des rouleaux d’amiante et… une tête humaine – un homme avec des moustaches en forme de fer à cheval incliné vers le haut. Les photos ont été grossièrement prises dans l’émotion de la découverte morbide – difficile de nier leur authenticité. Puis le type part dans un rire dément. « Les gens jettent n’importe quoi… S’ils le pouvaient, ils se débarrasseraient de leur maison en kit avec leur famille dedans… comme ça… d’un coup… pour en finir… J’ai peur… » Je demande une bière japonaise au serveur puis dis au mec de Kerval : « Je ne peux pas proposer ça tel quel car ce n’est pas de moi mais de toi. Mais je peux mettre en scène ces photos sur un mode distancié, en les photographiant moi-même : comme une image de l’image des déchets interdits… You wanna try ? » Il me sourit, soulagé, et fait de nouveau défiler les clichés. « Monsieur Duff, on va faire comme ça. Mais pas un mot à qui que ce soit, je risque ma place. » Je lui dis qu’il ne risque pas sa place. Que le directeur de Kerval n’est pas plus sot qu’un autre et serait tout à fait capable de comprendre sa démarche de valorisation morale des déchets. Qu’il n’y a pas à avoir peur. Que je le couvrirai. Que lui et moi on est du côté de la vérité. Du côté d’une « éthique du réel », comme disent pompeusement les commissaires d’exposition. Je lui demande s’il travaille demain. « Non, je suis en arrêt maladie… Mon psychiatre dit que je suis mélancolique… J’ai la maladie du déchet… Surtout, ne dites à personne que vous avez rencontré Mathieu… » J’espère que Fred tiendra sa langue. Il est en faction au coin de la rue. Je suis courageux mais pas téméraire. Je règle mon boîtier pour photographier dans la lumière tamisée la tête qui apparaît sur l’écran Samsung, près d’une tasse à thé en gré, d’un bol de riz vide sur lequel reposent deux baguettes croisées, et de deux sushis dans une coupelle de porcelaine.

III

Le médecin légiste me demande de reconnaître le corps dans la chambre froide : il s’agit bien de Fred, mon assistant. On l’a retrouvé noyé sur une grève de Plérin. Là où s’est également noyé « le philosophe de la liberté Jules Lequier en 1862 », me fait remarquer le toubib, qui entretient une relation morbide et snob à la culture. Son visage et sa peau sont intacts malgré la noyade. Il a même l’air plus frais que vivant. « À cause des conservateurs alimentaires qui imbibent le corps, d’autant plus si votre assistant vient d’Amérique du Nord, où la législation est moins stricte qu’en France, et où bientôt on aura même du mal à incinérer les cadavres », précise le médecin. De sorte qu’il ne sait pas si la mort remonte à quelques heures où à trois jours, lorsque j’ai perdu Fred de vue lors d’une beuverie sur le port du Légué. Sous le drap plastifié qui le recouvre, on pourrait croire qu’il dort ou me fait une farce au sein d’une installation macabre sur le thème du déchet impossible. Fred, mon assistant, tu étais idiot mais tu me rendais service, et te voilà mort mais tellement intense… Je me réveille en sueur dans ma suite junior du Novotel.

Ça roule mal. Nous sommes bloqués à cause de travaux de voirie à un rond-point à la sortie de Saint-Brieuc, du côté de la salle de concert de Brézillet. C’est toute la ville qui est éventrée, comme si on la refaisait d’un coup après des décennies de retard. Saint-Brieuc m’apparaît de plus en plus comme un méga-hub, un lieu de distribution spatiale à grande échelle, avec des altitudes différentes, entre mer et vallées, entre  zones périurbaines et campagnes à l’est et à l’ouest de la baie. Une ville très distincte des petites cités européennes classiques, avec un centre-ville clairement identifié et des excroissances logiques. Peut-on vivre ici sans voiture ou sans moyen de locomotion ? Non, c’est une petite ville trop grande, trop longue, qui joue à cache-cache avec ses visiteurs. Boum ! Soudain ma ceinture de sécurité me comprime le thorax… Je regarde Fred : l’arrière du coupé Mercedes a explosé. Je lui dis de garder le volant, je sors constater les dégâts. Effectivement, un abruti dans une voiture soviétique minable, une Lada ou une Skoda – non, une Super 5 Renault –, a embouti le pare-chocs : des éclats de plastique jonchent le sol. Avis ne laissera pas passer ça… Le coupable vient à ma rencontre, l’air penaud : un gothique sapé total dark à la peau blanche comme du lait, avec autant d’acné que de piercings. Je pige tout de suite qu’il est défoncé. Il ouvre la bouche pour me dire : « Je suis confus. » Il pue l’alcool. Je mate l’intérieur de sa bagnole : des cadavres de bière partout… à quatre heures de l’après-midi ! Fred, comprenant que je ne m’en sortirai pas avec mon français limité, nous rejoint et demande à faire un constat. Le mec dit ok mais ne bouge pas. Fred exige son assurance. Le mec dit : « Euh, elle est périmée… » Et son contrôle technique ? Idem… Je pète un plomb : « Tu sais que j’ai rendez-vous dans un quart d’heure avec l’homme le plus important de Saint-Brieuc et que tu me niques mon temps because tu es déchiré ?… Si j’appelle les flics, tu rouleras en trottinette jusqu’à la fin de tes jours… » Je lui dis de se tirer. On déclarera au loueur une dégradation volontaire effectuée par un jaloux et dans le pire des cas le DAC Simonet paiera, ça passera sur les faux frais. « Get out petit con ! Va faire une sieste sinon you gonna kill someone ! »

On arrive chez le roi du déchet avec trois minutes de retard, après un exigeant protocole de sécurité pour franchir l’enceinte de son parc et accéder à sa villa high-tech cachée sur les rives de la baie d’Hillion, « là où vivent en toute discrétion les plus grosses fortunes locales », me confie Fred, « notamment les mytiliculteurs qui arrosent en moules les supermarchés et les restaurants de la côte ». J’ai l’impression que mon hôte fait la gueule pour le retard. Mon assistant s’excuse pour nous. Je le vois tout de suite, ce n’est pas un chiffonnier que j’ai en face de moi. Ni même Vandencker je sais pas quoi, le boss de l’énorme casse automobile de Plérin que j’ai remarquée sur la voie expresse quand j’ai visité l’hôpital, mais Thomas Lagrange himself, un jeune quadra super stylé. Fred m’a briefé : tout le monde parle de Lagrange à Saint-Brieuc. C’est l’homme le plus puissant du département. À terme, si mon assistant dit vrai, ce type sera l’un des Bretons les plus riches du monde. 

Pionnier de l’écologie numérique, Lagrange a mis au point PositiveWaste, « le déchet positif », une application pensée pour devenir le carrefour informationnel de tous les flux de déchets, aujourd’hui en Bretagne, demain en France, « après-demain dans le monde », m’annonce l’entrepreneur non sans satisfaction. « PositiveWaste a pour fonction de nous simplifier la vie avec le déchet, de fonder un nouveau contrat social avec la circulation de la matière… C’est la plateforme du futur, celle d’une humanité réconciliée avec sa merde. Trouver la poubelle la plus proche de soi en un clic, identifier l’association à qui faire don de son canapé démodé ou de son sextoy usagé… Les particuliers sauront désormais que faire du moindre de leurs déchets. Quant aux entreprises, elles boosteront leur bilan Responsabilité Sociale RSE grâce à la traçabilité de leurs déchets, indépendamment de leur secteur d’activité. Très prochainement, monsieur Duff, vous-même vous vous connecterez à PositiveWaste depuis Toronto », me dit-il le visage radieux. Une jolie blonde le contemple en mâchant un chewing-gum. Je  dis : « Bravo. Je viens d’un pays où l’on admire les entrepreneurs qui partent de rien et de nulle part. Maintenant, let’s do your portrait. »

Je cadre Lagrange dans son salon, face à la baie. Lumière sauvage et changeante, ça va être très beau. Fred m’assiste à la chambre. Puis il sort du champ et, oh non, fait tomber une enceinte sans fil Bang et Olufsen posée sur une commode. La coque en bois éclate sur le coup. Fou de rage, je dis calmement : « Vous enverrez la facture à Jacques Simonet, le Directeur de l’action culturelle ». La blonde de Lagrange tend à mon assistant un balai et une pelle. 

On sort. Je quitte la Linhof, passe au Sony.

Je shoote Lagrange avec sa blonde sur sa terrasse sur pilotis, sous une lumière étincelante. 

Je shoote sur fond de mer et de soleil la main de Lagrange dont l’index glisse sur le menu de son application pionnière.

Je shoote sur fond de mer, de soleil et de pluie la main de la blonde de Lagrange dont l’index glisse sur l’écran mouillé de l’application pionnière de son compagnon millionnaire. 

Un arc-en-ciel se forme à l’horizon, puis se noie dans la brume.

Le soleil revient, anéantissant la brume. 

On prend la mer depuis un ponton privé sur un voilier de vingt mètres, le « Lagrange I ». 

Le soleil disparaît.

Je shoote Lagrange avec sa blonde sur le pont en teck de son voilier, puis lui seul, à la barre, devant une usine de conditionnement de crustacés, sous une lumière coupante.

Je shoote Lagrange, qui pourtant me l’interdit, les cheveux au vent, non loin d’une ligne d’algues vertes qui souillent une grève et dessinent une couronne au-dessus de sa tête, sous la bruine.

Je shoote Lagrange barrant sous des nuages noirs non loin d’un parc de moules de bouchot où les pieux enfoncés dans la vase ne sont pas sans évoquer la lagune de Venise.

Je shoote Lagrange sous un déluge, comme si le ciel se vidait sur sa tête, car plus loin, il ne pleut pas, et je saisis l’ensemble.

Ça  y est, c’est dans la boîte pour le roi du déchet, the king of waste. Mais j’ai l’impression qu’il manque un truc, something is missing. 

Avant de partir, Lagrange me file un billet de 100 €. Il me prend pour son larbin ou quoi ? Je les donne à Fred.

J’appelle Kerval un peu avant dix-sept heures. Je demande le nom de la jeune femme qui travaille sur la chaîne de tri. Un administratif me dit après une rapide recherche qu’elle s’appelle Nolwenn Dormant, mais il n’a pas ses coordonnées. C’est une société de portage qui gère son dossier. Je lui demande de faire le maximum pour lui transmettre un message. De la part de Donald Duff, le photographe venu exprès de Toronto pour photographier Saint-Brieuc. Je suis là encore quelques jours. Inutile, Nolwenn Dormant a rompu son contrat hier et ne viendra plus travailler. 

Le soir, j’assiste dans les jardins du palais de justice à l’inauguration de la sculpture qui va constituer l’emblème international de la capitale du déchet. On m’a appelé pour photographier la ville et je me retrouve otage du parti démocrate local… L’œuvre en question s’appelle Trinity for a Clean World : une installation monumentale d’une dizaine de mètres de hauteur en plexiglas teinté qui figure un bouquet triangulaire composé d’un conteneur jaune à carton, d’un conteneur marron à ordures ménagères, et d’un conteneur vert à verre. Le tout est monté sur un pied à trois veines, comme des tiges végétales emmêlées ou la base d’un calice industriel. On peut voir à l’intérieur des bacs, de sorte qu’ils pourront eux-mêmes être le réceptacle d’expositions futures. L’artiste s’appelle Noortje Hoffman, une Hollandaise. Pas mal… Fred, à son maximum social, est accroché au buffet et descend coupe de champagne sur coupe de champagne. Je demande à Simonet combien coûte cette réalisation. Il me dit, pétillant comme si c’était son fric, bah, 300 000 €. Je hoche la tête, éprouve un fugitif sentiment de jalousie. Mon agent aurait dû demander plus, ça fait longtemps que je pense à en changer. Le maire dit : « Saint-Brieuc est désormais la capitale européenne de la valorisation des déchets. » Le président du Conseil départemental dit : « La communauté de communes Saint-Brieuc-Armor-Agglomération est désormais la capitale européenne plurielle de la valorisation des déchets. » Le président du Conseil régional dit : « La Bretagne est la première région d’Europe en termes de valorisation des déchets. » Le représentant du Parlement européen dit : « L’Europe des vingt-sept est fière d’avoir trouvé sa capitale de la valorisation des déchets. » Le sénateur dit : « Grâce au sénat, des lois nouvelles de valorisation des déchets inspirées de l’exemple de Saint-Brieuc-Armor-Agglomération vont bientôt être proposées à l’Assemblée nationale. » Le député dit : « Je suis fier de représenter la capitale de la valorisation européenne des déchets à l’Assemblée nationale de la capitale tout court ». Le préfet dit : « Les Côtes-d’Armor sont le département capital de la République mondiale des déchets. » La nuit tombe. 

IV

Je roule tranquillement à 150 km/h sur ma Ducati X-Diavel au carénage noir de mutant sous un soleil pâle. Je porte des bottes de cuir noir, un pantalon et un spencer de cuir noir, des Ray-Ban à monture dorée et un casque à visière fumée. Soudain je sens ma machine qui vibre et moi-même je commence à vibrer au-dessus du viaduc majeur de Saint-Brieuc saturé de voitures, en direction de l’est, et je comprends qu’en réalité c’est le viaduc lui-même qui vibre au-dessus de la vallée, qui vibre de plus en plus fort au point qu’il ne s’agit pas de tremblements mais de convulsions, et tout à coup les piles de béton de l’édifice commencent à s’affaisser sur elles-même en un fracas sourd et lent, et je vois la masse de béton s’effondrer, s’ouvrir, aspirer les véhicules comme une corne d’abondance négative, et mon sang se glace, et je rétrograde et freine et freine et freine derrière les voitures qui chutent et je parviens à m’arrêter à un mètre du point exact où le viaduc a cédé, après avoir vu disparaître une famille dans un monospace Volkswagen. Le fond de la vallée s’agite, couvert de résidus multicolores. Puis rien ne bouge. Ni les voitures, ni les semi-remorques entassés les uns sur les autres une cinquantaine de mètres plus bas, ni le vert de la vallée moucheté de débris et de sang, ni la mer immobile à l’horizon sur ma gauche, au-delà de la tour de Cesson en ruine qui domine la baie et veille sur la ville. Ni le vent, nul. Au-delà de moi, au-delà du précipice, une partie de l’ouvrage tient encore debout. C’est la route qui reprend, longeant Saint-Brieuc désormais coupé en deux, amputé de sa voie de communication principale. Je suis immobile face au vide, le casque à la main. Ma Ducati est au point mort. Je respire mal et fort. J’agrippe la poignée d’accélération, joue avec les gaz, ne sais que faire : ou bien, mu par la culpabilité, rejoindre les victimes dans l’abîme, ou bien faire demi-tour pendant qu’il en est encore temps et fuir vers l’ouest pour sauver ma peau. Ou bien… Ma main gauche joue avec l’embrayage tandis que ma main droite fait hurler le moteur. Puis j’entends des nappes sonores qui montent des profondeurs de la baie et envahissent tout l’espace. Une marée atonale qui monte, monte et monte encore et… Je me réveille en sursaut dans ma chambre de l’hôtel des Voyageurs, sur le port du Légué, au pied des piles de béton, sous le vertigineux viaduc.

Je retourne chez Lagrange à six heures du matin. Il pleut doucement. Au volant, Fred a du mal à se réveiller. On longe l’enceinte et ses murs hauts de cinq mètres. Les caméras de sécurité sont braquées sur l’entrée du palace lacustre mais pas sur l’abri où sont rangés les conteneurs à déchets. Je descends du coupé Mercedes, passe des gants en plastique de ménagère. J’ouvre les bacs. Pour la partie carton, rien à dire, le tri est bien effectué, je trouve même la boîte d’emballage des nouveaux bas résille de sa blonde. Ah ah ah, so funny, les poubelles du roi de la poubelle… Je tiens un truc : dans le conteneur des ordures ménagères, je découvre plusieurs livres en vrac couverts d’épluchures de concombres et de souillures de ketchup. Je bloque ma respiration et inspecte l’ensemble : La Vie et l’œuvre de Bill GatesNettoyer le Gange… Jeff Bezos intime… Profession : ministre de l’Écologie… Bernard Arnaud pour les nulsLes Antinomies entre l’individu et la société, de Georges… Palante. Visiblement, Lagrange n’a plus besoin de maîtres… En tout cas, il aurait dû mettre ces livres dans le conteneur jaune, avec les papiers et les cartons. Il est en faute. Je shoote l’ensemble façon packshot de pub avec mon Sony qui voit la nuit et on se tire.

Sur le coup des neuf heures, on a rendez-vous avec Simonet sur le port du Légué où l’on prend un bâteau-taxi pour visiter « un site phare du Saint-Brieuc de demain ». Il ne pleut plus. La mer ridée étincelle au soleil tandis que le pilote lâche les chevaux du hors-bord, comme pour jouer à saute-mouton entre les vagues à plus de quarante nœuds. Je me retourne, vois s’estomper les lignes côtières dans les brumes matinales. Je songe avec satisfaction à mon exploration nocturne des poubelles du roi de la poubelle avec Fred qui, quoique originaire de la région, est en train de vomir à l’arrière. Mes yeux scrutent l’horizon désert quand je devine une, puis deux, puis trois, puis tout un champ d’éoliennes offshore. Simonet me sourit comme un bienheureux. Fred essuie sa bouche fétide avec son ciré de mer. Nous entrons dans l’enceinte maritime, salués par la révolution des pâles gigantesques. Nous glissons, minuscules, au cœur d’une succession de cercles concentriques à la géométrie parfaite. Nous glissons, les oreilles sillonnées par le sifflement du vent et des machines. Et l’édifice apparaît, blanc, évasé, inachevé, tendu vers le ciel comme une Babel maritime. Sur sa façade scintille un hologramme de lettres écarlates : 

Capital(e) /déchet 

Puis les lettres s’animent, Capital = déchet, se mettent en mouvement, déchet = capital, trouvent de nouvelles combinaisons, Kapital/déchet, produisent de nouvelles significations, capitale du déchet = déchet du capital, d’autres encore,  Kapital/K = K/Kapital, puis capital = fiction, fiction = capital, fiction = déchet, déchet = fiction… Je shoote. Je dis à Simonet : Qu’est-ce ? » Il répond : « La Bibliothèque des futurs. » Je dis : « J’adore lire ! Elle ouvre quand ses portes ? » Il dit : « Elle est déjà ouverte. » Nous nous approchons de la masse verticale autour de laquelle tournoient de grands oiseaux de mer. Le hors-bord réduit sa vitesse. Nous allons accoster. Mais nous n’accostons pas. Nous allons nous fracasser. Un quai flottant à cinq mètres. Je ferme les yeux… Les rouvrent. Nous traversons la chimère, acclamés par les centaines de pâles tournant sur elle-même. Simonet me tape dans le dos. Je vomis.  J’entends : « La construction va bientôt commencer. Ce que vous avez vu ne doit pas être pris comme un simple hologramme projeté grâce au mouvement perpétuel des éoliennes. C’est une maquette réaliste, la vision exacte de ce que sera la bibliothèque dans un peu moins de trois ans. Elle accueillera toutes les propositions intellectuelles et fictionnelles pour envisager les futurs et aider l’homme à mieux vivre. Une rotation en vedette toutes les demi-heures permettra au plus grand nombre d’y accéder. »

Après cette virée en mer qui m’invite à reconsidérer le tempérament et les facultés du DAC de Saint-Brieuc, je me repose une petite heure dans ma chambre, où je viens de déjeuner – œufs brouillés, demi-homard à l’armoricaine, demi-sancerre, crêpe à la ricotta et à la rhubarbe. Puis je reçois par transporteur les premiers tirages du portrait à la chambre d’Olivier Lamour, le lauréat du concours « Zéro Déchet », réalisés par le labo Picto, à Paris. J’ai hâte de voir ça. Oh non !… Des traces de gras sur les photos !… Les… les doigts de Fred ! Il a calé les plans-films avec ses doigts sales ! Je m’en souviens, il avait mangé une sorte de galette avec une saucisse dans la voiture avant d’aller chez Lamour… Ce mec est un débile léger. Trop tard pour me plaindre de lui mais il ne touchera plus à rien. Il a fusillé les huit premiers tirages. Ouf, une  dizaine est sauvée… Je prends sur moi et décide de ne pas lui en parler. 

En début d’après-midi, cet incapable me propose de visiter l’un de ses magasins préférés : Babou, une solderie très fréquentée située à côté du supermarché Géant, dans le quartier populaire des Villages. Bonne pioche : les produits made in China succèdent aux produits made in China, avec cette impression d’un allègement du poids des objets que je tiens en main, et surtout d’une prolifération de l’offre des boîtes de rangement et des poubelles d’intérieur. Le petit peuple périphérique a ainsi accès au pétrole oriental et à sa transformation asiatique en une sorte de double injonction au rangement et à l’évacuation sur un mode coloré total design. 

Je shoote une jeune femme vêtue d’une veste en jean sans manche et tatouée d’une licorne au biceps qui hésite, devant une pyramide de poubelles de table, entre un modèle vert et un modèle rose fluo. 

Le reste de l’après-midi avec Fred, à droite à gauche, dans Saint-Brieuc-Armor- agglomération :

Je shoote la façade de la « Déchets Académy », une école supérieure privée qui compte aujourd’hui plus de trois cents étudiants, futurs techniciens supérieurs du déchet.

Je shoote la vitrine de La Ressourcerie, « la boutique de l’éco-trieur », un ancien magasin d’articles de pêche.

Je shoote un tag sur la façade de l’office du tourisme : « De la baie des cochons à la baie des ordures, visitez Saint-Brieuc. »

Je shoote le bijou-poubelle en ambre qui orne la poitrine gonflée sous un pull en cachemire d’une consultante du Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche Internationale sur les Déchets basé à Saint-Brieuc.

Je shoote dans un magasin de souvenir le T-Shirt Welcome to the fabulous city of waste, Saint-Brieuc, qui parodie le panneau d’entrée à Las Vegas, en bas du strip.

Je shoote un balayeur municipal qui balaye un trottoir propre les yeux dans le vide.

Je shoote dans la vitrine de la librairie Le Pain des rêves les nouveautés Déchets, dont l’essai Penser/jeter, de Marie Bernitz, et le polar La Baie des ordures, de Fañch Rebours.

Je shoote à la chambre le crématorium municipal.

Je shoote, toujours à la chambre, depuis le cimetière Saint-Michel, la sublime et complexe perspective offerte par la déclivité du terrain à la fois sur les tombes, sur le viaduc du Gouët, et sur la baie, au loin, en tout petit.

Je shoote au Légué l’enseigne d’un chalutier immatriculé SB – Saint-Brieuc : « Poussières d’étoile ».

Je vois dans un endroit appelé le Carré Guézengar une exposition de portraits de la photographe Annabelle Vaillant. Pas mal du tout, avec un goût pour les marges et la déviance très Diane Arbus. Fred me dit qu’elle est de la région. Je dis : « Fuckin’ good ! »

Je shoote sur la promenade de la plage des Rosaires déserte, à perte de vue, un sac-poubelle « Saint-Brieuc-Armor-Agglomération, capitale européenne de la valorisation des déchets » accroché à son armature de fer et bercé par le vent.

I shoot and shoot again, but with less and less conviction. 

Je dis à Fred : « Si tu veux que je te file des plans avec de bons photographes, trouve-moi l’adresse de la nana qui s’appelle Nolwenn Dormant ». Il me dit : « Je vais voir ce que je peux faire… Tu connais du monde ? »

Je dîne au restaurant Èves futures en compagnie de mon assistant, de Jacques Simonet, des filles du service culture, de François d’Agen, le directeur du festival Photoreporter, et de Luis Pereira, un photographe de presse portugais. Plus Simonet boit plus il parle vite et j’ai du mal à suivre son français, de sorte que j’abdique à l’écouter, me contentant de le regarder descendre ses verres de bordeaux en hochant la tête. Le fonctionnaire timide et près de ses sous cachait bien son jeu… 

Pereira, éméché, est tendu. « Je ne veux plus partir sur des missions chaudes sans commande officielle de ce qu’il reste de  »progressiste » d’une presse à l’agonie qui te paye une misère dix plombes après le travail rendu. Je réfléchis à une reconversion. » Simonet lui dit en rigolant : « Reconversion, c’est synonyme de valorisation ? » Le Portugais ne rigole pas. D’Agen se montre encore plus cash. « Notre profession est en voie de décomposition. Elle survit grâce à l’addiction comportementale des auteurs à leur pratique. Nous, notre modèle économique, c’est de payer en amont les projets avec l’aide des entreprises locales. Mais je ne suis pas optimiste. Qu’en pense notre ami canadien, qui lui est sur le marché de l’art contemporain ? » Je parle avec franchise : « Des tapis roulants de photographes, des millions de i-Phone vendus, des banques de données d’images et bientôt plus de journaux… C’est le struggle for life dans un milieu de gauche où tout le monde s’entre-tue. Je ne suis pas optimiste non plus. Mais je suis vieux et j’ai connu un autre parcours. Luis, I would like to see your work. » On trinque : «  À la mort de la photo de presse ! À la valorisation des déchets visuels dans l’art contemporain ! À Saint-Brieuc-Armor-Agglomération, territoire à l’intensité visuelle exceptionnelle ! »

J’observe Fred, qui passe son temps à reluquer les filles à table. Je demande discrètement à Simonet s’il est vrai qu’il a fini premier de l’école Louis-Lumière. Il éclate de rire et me répond que non, c’est un ancien de La Presse d’Armor, l’hebdo du Goëlo basé à Paimpol, un port à une quarantaine de kilomètres. Fred connaît parfaitement la région, c’est pour ça que sa candidature a été retenue. « Sa candidature ? » J’accuse le coup. Simonet m’assomme : « Ben oui, sa candidature… Mais ce n’est pas un problème puisque tu m’as dit au début de ton séjour que tu étais content de ses services. Sinon, j’aurais dit stop tout de suite. C’est bien qu’on ait pu laisser sa chance à un précaire. » Je répète : « Laisser sa chance à un précaire ? » 

Simonet propose de prolonger la soirée au 37 Club, une boîte de nuit à deux pas. Pourquoi pas. J’ai bien envie de voir la nite dans la capitale du déchet. Il paye, on part. Les assistantes nous suivent, l’œil brillant. Daphné, charmante, me frôle. Sur place, de jeunes personnes font gaiement la queue, ce que je n’ai pas à faire puisque le DAC coupe la file en serrant plusieurs mains. 

Seul dans la cour, un homme ivre est prostré, adossé à un mur. Un Noir de très grande taille, fluet dans un survêtement bleu. Il a le visage ravagé par l’alcool, les traits en souffrance. Surtout : sa main droite bandée et maculée de sang par endroits semble phosphorescente dans la nuit. J’hésite… Non, je ne peux pas le photographier ici. Simonet voit que je l’observe, m’apprend que c’est un ancien champion du monde de boxe. Son nom ? Le DAC est trop saoul pour s’en souvenir. Je mate de nouveau celui dont je sais désormais qu’il fut un grand boxeur. Il a l’air résigné, paumé, alternativement illuminé ou éteint par l’enseigne du night-club. Il ne rentrera pas ce soir. Il ne rentrera nulle part.

Dans la boîte, il y a trop de monde. Je me sens vieux au milieu de ces jeunes gens qui se baignent habillés dans la moiteur du dance-floor. Jacques me tend un Jack Daniel’s. « J’aimerais déjà te dire je t’aime sans consonnes ni voyelles les choses se f’raient d’elle-même j’ai la flamme et la flemme dis-moi que tu es fort comme cet étalon noir à côté de ce chêne // Que veux-tu, je suis fan de toi, mon cœur ne bat plus quand je te vois… » Daphné me demande de la suivre pour danser. Je lui dis : « Après mon verre. » Jacques me demande de le suivre pour danser. Je lui dis : « Après mon verre. » J’ai envie de me tirer mais c’est délicat. Je me concentre sur l’image de la main que j’ai vue, la main bandée et ensanglantée du champion déchu. Je regrette de ne l’avoir pas shootée pour ma série. C’est l’image la plus forte depuis que je suis là et je n’en fais rien. Grrrr… Tiens, la nana de Kerval, Cathy. Elle est pompette. « Bonjour Donald, on est de sortie ? Entre nous, pourquoi n’avez-vous pas fait mon portrait l’autre jour ? » Je lui dis qu’elle mérite un décor supérieur. Je prétexte vouloir prendre l’air et me fraye un chemin vers la sortie. Fred sort des toilettes en reboutonnant son jean et j’aperçois des traces d’urine sur le haut de son pantalon beige. « Hey Donald ! Une copine vient de me donner l’info. Nolwenn Dormant habite la Cité Baby, au-dessus de la plage du Valais. On ira demain si tu veux. » Je dis : « Top, tu as eu l’info ! Valais beach… Yes, tomorrow. » Il retourne s’amuser avec le groupe. Je sors. L’homme blessé n’est plus là. 

V

Enfin seul. Je remonte le centre-ville en direction de l’hôtel. Il fait chaud, même à deux heures du matin. Le dos de ma chemise ruisselle. La lune est pleine, la ville, transparente. Je demande à deux mecs qui boivent une canette de bière devant un marchand de kebab si la plage du Valais est loin. « La plage du Valais ? Oh là, pas à pied ! » J’ai soif. Je m’achète une canette moi aussi et continue mon chemin. De nombreux fêtards descendent la rue et se dirigent vers le 37 Club. Je m’arrête, respire. Shoote plusieurs corps dégoupillés. J’ai trop chaud, je fais sauter deux boutons de ma chemise. Puis j’enlève ma veste trempée et la porte au bras. Je demande à deux filles si elles connaissent la Cité Baby. Elles ne me répondent pas. Je pose la même question à trois types à peu près clean. « Euh, on est briochins, mais jamais entendu parler. »

J’arrive à l’hôtel mais je n’ai pas envie de dormir. J’ai envie de voir. Je me douche, me change, récupère le coupé Mercedes au parking. Contact. Je suis habitué aux boîtes automatiques, j’ai du mal avec les vitesses des voitures européennes. Je dis au GPS : « Plage du Valais, Saint-Brieuc. » Un parcours apparaît à l’écran. Je baisse mes vitres. J’aimerais enlever le toit.

Beauté fantomatique de la ville en travaux. Chantiers désertés pour la nuit. Ronds-points interdits, bloqués par des signalisations temporaires. Segments de rue couverts de goudron neuf, comme des sutures gorgées de lumière lunaire. Déviations. Déviations de déviations. Je ne sais pas si mon GPS suit. Je crois que je m’en fous. Je m’arrête, shoote avec mon Sony et ses millions de pixels un lot de quatre sacs à gravats professionnels. Puis je cadre une rue éventrée sur toute sa longueur.

Après avoir tourné en rond je me retrouve à l’entrée de la ville : un espace multidirectionnel défoncé où se redessinent plusieurs ronds-points enchevêtrés. Puis c’est un pont, avec une tour à l’horizon. Je m’arrête à ses pieds. Elle me plaît bien, calme et douce, minuscule pour un vieux type de Toronto, haute peut-être pour un habitant de Saint-Brieuc, comme une balise, un contrepoint à l’étirement de la cité. 

Je sors. Le bâtiment, qui double la tour du Moyen Âge en ruine au-dessus de la baie, a dû être photographié des centaines de fois. Aïe ! Un projectile m’a touché au visage… Des rires… Je me prends le visage à deux mains : il est en sang… Non, ce n’est pas du sang… C’est de la… tomate… Je me suis pris une to-mate !… C’est moi qui me suis fait shooter. Je me nettoie comme je peux avec un pan de ma chemise blanche. Puis je sors mon Sony et crie : jeunes gens, veuillez recommencer s’il vous plaît, c’est pour une photo ! Nouveaux rires… Nouveau projectile : Je shoote comme en plein jour la nouvelle tomate qui fuse depuis une fenêtre éteinte du cinquième étage. Les rires s’évanouissent. Je regarde le résultat : j’ai, plein cadre, la lune, la tour, et une comète rouge surgie de nulle part qui dévale la nuit et cherche son point d’impact en direction du spectateur.

Je reprends le volant.

Je suis les indications du GPS sur le territoire de Cesson. J’ai envie d’écouter de la musique, mais qu’ai-je vraiment envie d’écouter ? Erik Satie ? Miles Davis ? Roy Orbison ? The Pretenders ? Kendrick Lamar ? Charles Aznavour ? Je roule sans me décider et me contente du silence de la route qui défile. J’aperçois un clocher. La place du village. Oh non, les flics… Évidemment, j’y ai droit. Je fouille la boîte à gants, présente mon permis de conduire, mon passeport canadien et le contrat de location. Le jeune type qui me contrôle ne dit rien puis me demande de souffler dans l’éthylotest. Ok, ok… Je m’exécute. Il me met sous les yeux le tube translucide, avec la couleur verte de la malchance au théâtre qui monte implacablement… J’entends : « 0, 39  La limite est à 0, 40. Vous savez boire, vous ». Il me salue énervé mais quelque chose le retient. Il s’approche de nouveau, puis recule brusquement en plaçant une main sur son arme de service. « Sortez. Mains en l’air. » Me voilà dehors, braqué par les flingues de quatre flics, deux hommes et deux femmes. J’entends : « C’est quoi le sang sur votre chemise ? » Je dis : « De la tomate… On m’a agressé dans un quartier populaire. » Les flics se regardent et braquent une lampe sur la partie tachée. J’entends : « Ah, d’accord, excusez-nous ! » Pour détendre l’atmosphère, celui qui m’a fait souffler me demande si Duff est un nom d’origine bretonne. Je dis : « Celte, c’est sûr. Il y en a beaucoup en Écosse. Et quelques-uns du côté de Brest. Mais ni mon père ni ma mère n’ont jamais été capables de me dire d’où venait notre famille. De Saint-Brieuc peut-être, qui sait. » Les flics se détendent. « Ce que je peux quand même vous dire, c’est que je suis indien huron par ma branche maternelle. Les Hurons ont pactisé avec les Français au xviie siècle pendant la guerre des fourrures mais ont été exterminés par les Iroquois. » Les flics me regardent bizarrement. « Encore désolés monsieur Duff. Bon séjour à Saint-Brieuc. Et pas un verre de plus, vous seriez hors-la-loi. »

De nouveau seul. Je repars en jetant un œil au GPS. La tour de Cesson n’est pas loin. Je descends la rue qui y mène, avec ce sentiment d’une voie qui ne mène nulle part et qui pourtant me conduit là où je dois aller, ou du moins là où je n’ai pas le droit de ne pas aller. Une intersection, puis une impasse sans nom – peut-être parce que c’est une impasse cohérente avec l’idée d’impasse. Je roule au ralenti comme sur une corniche étroite et me gare tout au bout. J’embarque mes papiers et mon appareil photo, grimpe le sentier boisé qui mène à la tour, souillé par endroits de bouteilles de bière, de kleenex et de préservatifs. Il fait nuit mais il fait jour. Des feulements dans les feuillages. Des animaux apeurés, ou des amants qui se cachent. Oh, un cadavre de femme… Non, une poupée gonflable. Le corps en latex solide est maculé de terre par endroits. Une pince à linge comprime un téton en érection. Une colonie de fourmis rouges cavale sur le visage barbouillé de sperme séché, sous des cheveux noirs affolés. Je shoote. 

Puis la ruine apparaît sous la lune, souveraine et disloquée. 

La tour se tient debout sur une cinquantaine de mètres et figure un demi-cylindre tourné vers la mer, vers l’estuaire du Légué. J’aimerais monter. Je m’en voudrais de ne pas monter. De ne pas devenir l’œil de la tour. Alors je n’hésite pas, car on ne vit qu’une fois et que je n’ai plus de femme et pas d’enfant. Mon vieux corps reprend du service, réveille en lui le varappeur que je fus, et j’entame l’ascension de l’édifice par sa partie droite, la seule qui offre des prises régulières aux mains et aux pieds. J’escalade mécaniquement, lentement, avec mon âge, mon poids et mon agilité. Peut-être. 

À la moitié de l’ascension, j’ai une angoisse : je suis seul sur une paroi verticale à vingt-cinq mètres du sol, avec un appareil photo dans le dos. Mes mains sont moites, j’halète. Ne pas regarder en bas. Faire corps. Comme l’accordéoniste avec son instrument. Ne pas contester la tour mais l’éprouver. Je reprends mon ascension.

Je vois, au niveau 1 et 2 de la bâtisse des escaliers suspendus dans le vide. Les thomassons d’une ruine sont-ils des thomassons ? Je les photographierai tout à l’heure si je ne suis pas mort. 

Je fais une pause sur l’escalier du deuxième niveau. Un thomasson dont on se sert n’est pas un thomason. Je m’assois sur les marches. Mes bras tremblent. 

Je repars. J’ai une pensée pour le type qui nettoie mon bow-window dans l’appartement que j’occupe au cinquante-cinquième étage d’un gratte-ciel de Toronto. Mais lui se la coule douce dans sa nacelle mécanisée. 

Bientôt le sommet. 

Ça y est. Je me redresse entre les pierres et les herbes sauvages, respire. Mes mains sont coupées, douloureuses. Devant moi, l’estuaire vide, nu. Le long et vaste fourreau naturel serti des lumières du littoral endormi, luisant sous la lune, se séparant lentement de parcelles de mer rougeâtres qui dérivent au loin, vers l’horizon où tournent sans discontinuer les pâles clignotantes du champ d’éoliennes, signalisation maritime en même temps que sabbat païen. L’hologramme de la Bibliothèque des futurs apparaît-t-il la nuit, pour sidérer les navigateurs ? Se manifeste-t-il pour désigner aux marins l’illusion des images et la possibilité d’un havre pour la pensée prospective ? Je ne sais, mais cette hypothèse me plaît.

J’ai l’impression que plusieurs feux crépitent sur les hauteurs du Légué, à l’ouest et à l’est, et aussi plus bas sur la falaise de l’autre côté de la baie, vers la plage du Valais. Je ne les avais pas distingués au premier coup d’œil. Peut-être les premières fêtes en extérieur de l’année. Je devine aussi d’autres lumières, plus concentrées, par grappes sans organisation spécifique – certainement des hameaux ou des poches humaines installées sur le flanc des falaises. J’en dénombre au moins vingt, distinctes des zones urbaines explicites de Plérin, Cesson et Hillion. Oui, à y bien regarder, il y en a un peu partout, une constellation discrète, de faible intensité, étalée sur toutes les parties de la baie. Le GPS ne m’a pourtant pas mentionné ces foyers de population.

Je bois l’air plus frais à présent. J’essaie d’oublier que j’existe. Je tente de devenir un point de vue neutre, les yeux vides de la tour elle-même, rien, tout. Je reste de longues minutes à me laver les yeux, calme, serein, disponible.

Puis je me mets à photographier, les lèvres entrouvertes, ivre du point de vue que j’occupe. 

La descente est plus difficile. J’ai mal partout. Je manque de tomber à deux reprises, avec des pierres qui se dérobent sous mes pieds. Un passage me pose problème. J’ai peur de me lancer. Je reste immobile. Longtemps. Trop. Je m’oblige à rester calme, prends ma respiration. Je n’ai pas fait 4000 miles pour finir paraplégique à Saint-Brieuc. Je tente de poser un pied, me lance.

Nouvelle pause mais cette fois sur l’escalier du premier niveau.

Victoire, je ne mourrai pas cette nuit !

Voilà, c’est fini. J’ai arrêté la varap en 2018, je la reprends en 2032, en toute insécurité.

 

Sur le sentier du retour, je me fais accoster par deux clochards qui sortent des fourrés. Le premier dit : « On t’a vu monter là-haut, Spiderman. T’étais rouge comme la lune. T’as pas peur, toi… C’est comment ? » Je dis : « C’est magnifique. C’est ce que voit la tour tous les jours, mais surtout n’essaye pas de voir à sa place. » Le deuxième dit : « T’as un accent. Tu viens d’où ? » Je dis : « Toronto, Canada. » Le premier dit : « J’y suis jamais allé mais tes mains sont en sang. » Je dis : « Ce sont des égratignures, la peau qui fout le camp sur la pierre. » Son compère dit : « Chef, tu veux boire un coup ? » Je dis : « T’as une bière ? » Il m’offre une canette tiède de Pelforth brune que je descends d’un coup. J’en demande une deuxième et rince mes mains sanguinolentes avec le liquide brunâtre. Je dis : « Je peux vous photographier ? » Les deux hommes se regardent : « C’est pas beaucoup de gens qui veulent prendre en photo des mecs comme nous… » Je les prends de profil, en loques, enlacés alors qu’ils s’embrassent. Au-dessus d’eux apparaît la tour dressée vers la lune, rouge feu. Je fouille mes poches, leur file un billet de 20. « C’est le Directeur des affaires culturelles de Saint-Brieuc qui régale. » Le plus vieux dit : « C’est toi ? » Le plus jeune dit : « It is you ?  » Je dis : « No, but tonight a little bit. »

Je demande : « Plage du Valais ». Le GPS répond : « Faire demi-tour et tourner sur la droite à 150 mètres. » Le véhicule est plus souple que mon cou. Et déjà il descend vers la mer, aspiré lui aussi, inexorable dans les ténèbres parfumées, subtiles. Avril à Cesson, Saint-Brieuc, Bretagne, France. Cinq heures du matin. Qu’a pu être ce quartier il y a cent ans ? Sûrement un village autonome avec son église ; une bourgade de maraîchers et de pêcheurs alimentant de ses productions les richards de la ville grâce à des charrettes tirées par de lourds et lents chevaux et progressivement transformée en une banlieue assoupie – fond de cuve, fond de baie. Mais surtout : que sera ce quartier dans un siècle ? Dans le noir s’illuminent les feux clignotants d’une benne à ordure. Je ralentis. Deux jeunes femmes au buste ceint d’un baudrier jaune fluo à bandes latérales chromées s’emparent d’un conteneur surchargé. Je les regarde vider. Au dos je lis, blanc sur vert : « Saint-Brieuc-Armor-Agglomération, capitale européenne de la valorisation des déchets. » Elles se retournent, saisies dans les phares du coupé Mercedes planté derrière le camion. Je sors dans la rue déserte, tente de les rassurer. C’est le début de leur tournée. Elles somnolent. Je leur propose une photo. J’entends : « Si ça te fait plaisir, et après va te coucher, t’es démoli, t’as vu de quoi t’as l’air ? » Puis une tête sort du camion : « Et la chauffeuse, elle a pas droit à la photo ? » Je dis : « Vous êtes top. » J’organise sommairement la mise en scène et cadre : les deux filles face à moi sur le marche-pied, la conductrice la tête hors du véhicule qui regarde dans ma direction, le camion lui-même couronné par d’épaisses frondaisons. Je recule un peu… Parfait. Je shoote. Je shoote. Je shoote. « On pourra s’admirer quand ? », demande l’une des filles. Je dis : « Tout de suite. » Je lui montre le résultat à l’écran. J’entends : « Putain ! » Je dis aussi : « Vous vous verrez en grand quand sera lancée la manifestation « #2032 dans le 22 » à l’automne. Je serai là pour l’inauguration au Musée d’art et d’histoire. Si vous voulez une invitation, vous appelez le service culturel de la mairie de ma part. Donald Duff, c’est mon nom. Vous dites qu’on a fait un shooting de nuit. » L’une dit : « Un pudding de nuit ? » Je dis : « Non, un shooting… Tu dis que je vous ai photographiées by night. Vraiment, n’hésite pas. Tu demandes… Jacques Simonet. » Je vais chercher une carte de visite. Elles la lisent, me dévisagent, circonspectes. Puis le camion Renault électrique part en silence, comme s’il n’avait pas de moteur ; et je suis de nouveau seul.

Je demande : « Plage du Valais ». Le GPS répond : « Nous arrivons baby ». 

Une pente sévère. Je roule dans une lumière rouge, plus intense encore au loin, sur la ligne d’horizon. 

Un parking pour moi seul. C’est la fin du voyage. Mes dernières photos. J’ouvre la portière. L’air est iodé, neuf. Au-delà d’un petit triangle de sable, la baie étincèle. L’eau s’en retire, sombre, lente, en feu. Au-dessus de moi, ce sont des kyrielles de cabanons accrochés à la falaise. Un hameau prolétarien de cabines sur pilotis, de mobil-homes et de masures-champignons poussées à même la roche. C’est donc cela la Cité Baby : une communauté balnéaire soudée au désir de vacances perpétuelles, face à la prodigalité visuelle et alimentaire de la baie. Cité Baby… L’idée de bébé et de bonheur enfantin. Cité Baby… Si j’enlève le deuxième « b », il reste bay dans ma langue maternelle, comme si la baie était incluse dans le projet idéal de la cité. 

Je me sens calme, serein. Je cadre, shoote le désordre architectural, la beauté naïve et précaire des habitations.

Non ! La Mercedes glisse sur la grève ! Je cours, je cours, mais cela ne sert à rien, elle est loin déjà, suit le retrait de la mer, va s’enfoncer dans la vase… Non !… C’est fait. Je la regarde, les bras ballants : le coupé de luxe dérisoire dans le décorum minéral juste avant l’aube, l’arrière gris métal anormalement surélevé, comme si la voiture piquait du nez, les warnings clignotants, le sigle étoilé de la marque allemande scintillant telle une étoile de mer industrielle, les pneus couverts d’algues et de sable… Pourtant le frein de stationnement fonctionne automatiquement, ce n’est pas l’attraction de la lune qui a foutu la voiture sur la grève ! Même si je lui ai dit que j’étais moi-même inscrit dans le processus de valorisation des déchets, c’est Simonet qui va être content… Je prends mon Sony et shoote l’épave. 

Puis j’entends des rires. On se moque de moi en train de photographier le crustacé à quatre roues. De nouveau on se moque de moi : j’ai traversé l’Atlantique pour me prendre des tomates dans un bled de losers de 50 000 habitants et planter ma voiture de location dans le plasma puant de la baie. Des rires… À moins qu’on ne m’appelle. Oui, des rires et des nappes de son dans le lointain. « C’est à toi la bagnole ? » me demande un homme qui part à la pêche à pied avec son garçonnet. Je dis : « Euh, non. » Il dit : « Bah, la mer descend, une dépanneuse viendra la chercher tout à l’heure. » Je dis : « À tout hasard, vous connaissez Nolwenn Dormant ? » Il dit : « Non, ça me dit rien. » Je précise : « Une accordéonniste. Une jeune. » Il précise : « Tu sais, des jeunes qui viennent s’installer dans des communautés sur les falaises, y en a tous les jours. Non, je vois pas. » Je dis : « Des communautés ? » Il dit : « Y en a des dizaines par ici. Sur toute la côte. Et de plus en plus, légales ou illégales. Souvent les gens vivent de récupération et mangent ce qu’ils ramassent sur la grève. Y en a même qui bouffent uniquement des algues. J’ai rien contre eux mais ils sont perdus pour la société. » Je dis : « On m’a dit que Nolwenn Dormant habitait Cité Baby. » Il dit : « Ah ça m’étonnerait, la Cité Baby, c’est de l’autre côté, sur ta gauche. Là, c’est le Petit Monaco, et le dernier baraquement là-bas se trouve sur la côte des Belles. » Je dis : « Oui, mais alors où peut-elle être si vous me dites qu’il y a des communautés partout par ici ? » Il dit : « Au-dessus du Petit Monaco, des fois ça joue de la musique. Tentez votre chance. » Il disparaît sur le sable gris de la plage en tenant l’enfant par la main. Des rires encore… Des rires et des bribes de son… Je longe quelques maisons sur pilotis, grimpe un sentier qui tortille autour de cabanons nommés L’Étoile de mer, Chez Hortense, Congé payés, Ma goélette et Les Beaux jours. 

Des lacets. La baie, de nouveau : large, les cuisses ouvertes, de longs filets rouge sang courant à perte de vue sur la vasière enténébrée et comme bus par la lumière lunaire. Des nappes de son de plus en plus distinctes, de plus en plus insistantes… J’y suis presque… Je passe entre des bungalows de chantier, entre des abris sommaires en bois ou en carton, entre des roulottes avec des panneaux solaires et des éoliennes sur le toit, entre des conteneurs aménagés. Je franchis une allée, puis une autre. Le son me guide, je monte encore sur le chemin rocheux, tourne et… Ils sont là, sur une sorte de placette ou de… forum : une trentaine d’hommes et de femmes, debout près d’un brasero. Ils me regardent, lèvent un verre en mon honneur, comme pour une cérémonie dont je serais le dernier invité, voire… l’unique. Vêtements de récupération ou pas, ils portent tous des tenues de gala. Des hommes en costume cintré, des femmes avec des robes longues et parfois des chapeaux de modistes, ou l’inverse, droits et solennels autour de la musicienne elle-même coiffée d’une voilette à fleur blanche. Quatre ou cinq ne sont pas humains et sont privés d’une moitié du visage, d’une oreille, d’un nez, d’un bras ou d’une jambe : des mannequins de boutique arborant hauts-de-forme et queues-de-pie défraîchies ou déchirés, avec des algues à la boutonnière et des coquillages à la place des yeux. L’accordéoniste m’aperçoit, me sourit de ses lèvres fardées. Elle m’attend. Ils m’attendent. J’avance dans une lumière rouge, sous le flux et le reflux de l’instrument au corps élastique. Ce n’est pas le vent qui souffle mais le son qui me happe, au-dessus de la baie menstruelle. J’avance dans la lumière rouge vers cette assemblée parallèle, sur les hauteurs de l’amphithéâtre marin où la vie fait sa toilette. 

Je vais shooter. Je suis là pour ça. Ils me veulent pour ça, pour m’offrir le négatif que je cherche et qu’eux-mêmes ont trouvé. 

Je vais shooter. 

Après, je partirai.

Je cadre l’assistance.

Je shoote.