Rosa Rosa Rosa Lind

  • 1.

    Ouverture
  • 2.

    Points de vue
  • Alexis Fichet - Fable mystérieuse
  • Agnès Jacquesson - Rosa malheur
  • Monique Lucas - État du monde ou état de son monde ?
  • Nicolas Rotman - Comme un bonbon anglais
  • 3.

    Actualités

ouverture

Rosa Rosa Rosa Lind

futur : pari paradis

321, rue des hirondelles.

Regardez-moi ce fouillis, de branches. Cet amas de ronces.

La main fripée de Rosalind Silve se lève, et caresse, avec la grâce d’une quasi-révérence, les feuilles du large buisson qui borde sa maison. Les feuilles tremblent, godées par la brise tiède d’un printemps encore et déjà trop chaud. Rosalind les aplatit. De la paume, elle lisse la surface du bosquet, effleure le bout pointu des feuilles, fines comme du papier de soie. Elle en pince une entre ses deux doigts, comme un vieux médecin ausculte le corps frémissant d’un nourrisson prématuré. Elle tire dessus, pas fort, une poigne experte, professionnelle, une pression progressive, jusqu’à que… chqlaq. La petite feuille nouvelle-née se détache. Bientôt l’été. Bientôt la sécheresse. La feuille s’effrite.

Points de vue

Alexis Fichet

Fable mystérieuse

Texte étrange et un peu fou, d’une minutie étonnante, dont le déroulement ne laisse en rien prévoir la fin, et encore moins la morale. Audace d’imaginer, y compris avec cet humour un peu froid, le massacre des enfants par eux-mêmes.
La fin me laisse perplexe, mais saisi. Douze enfants assassinés seraient autant de souffrances évitées à l’avenir, pour eux-même et pour les autres. Un calcul arithmétique qui ne tient pas compte des bonheurs, qui ne joue pas à la traditionnelle addition des joie et des peines. Qui ne garde que la souffrance.
Que penser de ces enfants morts par prévention, pour éviter la souffrance à venir ? Si l’époque à venir n’est que souffrance, doit-on tuer les enfants ?
Finalement cette question : tout comme il est plus facile d’imaginer la fin de l’humanité que la fin du capitalisme, serait-il plus facile d’imaginer assassiner ses enfants que ne pas les faire ?
La fable mystérieuse de Marion Stenton m’amène à cela : on arrêtera de faire des enfants pas peur de la période à venir, par peur de la souffrance à venir. C’est quelque chose dont on perçoit déjà le frémissement.

PS : Je précise. La peur de la souffrance à venir est avant tout psychique, née de la perte de sens, de la disjonction infernale entre ce que nous savons de l’avenir et ce que nous en faisons. Nous n’avons pas peur de la catastrophe : de tout temps on a su rire et faire des enfants au milieu des guerres ou des difficultés. Nous sommes catastrophés par tout ce que nous savons de notre situation et la façon absurde et mortifère dont nous continuons à y vivre. On nous enlève l’espoir, tel que définit par Vaclav Havel : « L’espoir ce n’est pas de croire que tout ira bien, mais de croire que les choses auront un sens. »

Agnès Jacquesson

Rosa malheur

En préambule :
Est-ce là le sens de la phrase de Camus ? Il est question dans L’Homme révolté d’humilité et de réparation face au mal scandaleux, et non de destruction : « L’homme peut maîtriser en lui tout ce qui doit l’être. Il doit réparer dans la création tout ce qui peut l’être. Après quoi, les enfants mourront toujours injustement, même dans la société parfaite. Dans son plus grand effort, l’homme ne peut que se proposer de diminuer arithmétiquement la douleur du monde. Mais l’injustice et la souffrance demeureront et, si limitées soient-elles, elles ne cesseront pas d’être le scandale. Le « pourquoi ? » de Dmitri Karamazov continuera de retentir ; l’art et la révolte ne mourront qu’avec le dernier homme. » ; curieuse interprétation que celle de Rosalind Salive ( ou de son autrice) ; tuer 12 vies pour en sauver des milliers, c’est une pratique de guerre. Contre qui ou quoi le personnage est-il en guerre ?

Monique Lucas

Etat du monde ou état de son monde ?

Préambule

Dans ce texte, dont j’aime beaucoup l’écriture, le poison est distillé dés les premières secondes : la charmante petite vieille s’appelle « Rosalinde Salive »1. Désolée, mais on ne peut pas être une charmante petite vieille quand on s’appelle comme ça ! C’est une sorcière, en tout cas moi, je l’ai sentie comme ça dès le début. J’ai lu ce texte comme un conte, très visuel dont le déroulé de l’histoire s’inscrivait automatiquement en images. Ce texte a fait remonter  le souvenir d’un film espagnol que j’ai vu en 1975 2. C’est un film d’anticipation où les enfants s’organisent en hordes pour tuer les adultes, leur puissance de télépathie va  jusqu’à transmettre aux fœtus l’ordre de tuer les mères. J’étais sidérée ! Rosalind a dû voir le même film que moi, elle prend les devants !

Phrases retenues/commentaires  

 « quand j’aurai le temps , quand je serai vieille, quand je serai seule… »

Ça nous traverse toutes et tous, j’imagine. Existerait-il un temps béni, plus tard, où nous pourrions nous installer dans la sérénité ? Pas sûr que le fait d’être vieille et seule donne plus d’appétit pour la lecture ou pour la vie tout court !

«  Rosalind a essuyé au bord de ses lèvres, au coin de sa bouche, la mousse du venin de vengeance… »

La gentille petite vieille porte une souffrance insupportable, et mon sentiment, c’est que dans ce texte on est plus dans une détresse personnelle que dans une bascule du monde. Plusieurs fois, elle suggère que les enfants sont violents, fermés. Etat du monde ou état de son monde ?

« UN MYSTÈRE
dirent les familles »

 Serait-elle la seule à voir l’état du monde ? Et c’est pour cela qu’elle agit dans la perspective d’une destruction ? Les autres autour d’elle seraient aveugles, elle serait la seule à observer la mutation des enfants ?

Je continue à penser qu’elle est plus dans la destruction de son propre monde, et qu’elle ne veut pas partir, puisqu’elle va mourir, sans laisser la trace de son passage sur terre. Cependant cela reste mystérieux puisque la morale du conte, c’est que toute somme de souffrances faite, mieux vaut partir tôt, et c’est donc un acte de générosité qu’elle a posé avant de partir. J’en doute, Rosalind veut faire payer, selon moi, le vide de sa propre vie, ses souffrances passées, son enfance ?


1 De son vrai nom Silve, les enfants l’appellent Salive

2 Quién puede matar a un niño? – Narciso Ibàñez Serrador – 1974

Nicolas Rotman

Comme un bonbon anglais

« Tiens, il est neuf heures. Nous avons mangé de la soupe, du poisson, des pommes de terre au lard, de la salade anglaise. Les enfants ont bu de l’eau anglaise. Nous avons bien mangé, ce soir. C’est parce que nous habitons dans les environs de Londres et que notre nom est Smith » écrit Ionesco dans La Cantatrice chauve. Je ne sais pas pas si l’eau est anglaise, mais j’ai trouvé que l’écriture de Marie Stenton l’était.

Marie Stenton, c’est une normalienne et une autrice bilingue qui justement a écrit un mémoire sur le polylinguisme au théâtre : « Ce que parler veut dire : pratiques et usages de la langue maternelle et de la langue étrangère sur la scène contemporaine ». C’est aussi une dramaturge qui a été formée au T.N.S.

Sa nouvelle «  Rosa Rosa Lind », je l’ai lue vite et avec plaisir. Quelques pages avant la fin, j’écris sur mon ordinateur :
« les hurlements des notes aigües ne réveillent pas Rosalind elle dort enfin (il n’y a plus un petit garçon vivant dans tout le quartier). »p.18

Dénouement prévisible ? La mamie va tuer les enfants !

Puis dans les dernières pages, j’écris : chute astucieuse finalement. L’ironie est plaisante, gourmande même. La nouvelle est réussie. Je l’aime beaucoup.

Actualités

En décembre 2022, Marion Stenton est en résidence à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignons, où elle poursuit son travail de recherche d’une écriture dramatique qui puisse se faire court-circuit du réel avec ses deux dernières pièces, SUGAR et nous nous reposerons.

Sa pratique d’écriture se définirait difficilement autrement que comme « dramatique », même si elle ne respecte pas vraiment les cadres d’une « théâtralité » bien faite. C’est une écriture qui laisse sa part à l’hybride et au monstrueux dans le mélange des formes pour la recherche de cette morsure du réel – un réel plus qu’un réalisme, un vrai qui jaillit d’un faux, et qui est plus vrai, plus fort, plus net, plus reconnaissable que la vérité qu’on se serait appliqué à reproduire. Une écriture qui traque un sentiment du réel, au risque d’être dérangeante, grossissante, étouffante, menaçante. Une langue dans laquelle la co-présence de deux langues maternelles (anglais et français), deux structures distinctes de formulation de pensée, laisse rêver à l’étrangeté du monde et à son indépassable absurdité.