D’un pays sans fin

  • 1.

    Ouverture
  • 2.

    Points de vue
  • Agnès Jacquesson - Sur les traces des biches
  • Annie Lucas - Il s’agit de fables
  • Anne le Baut - La joie, pas le joli
  • 3.

    Bulles
  • 4.

    Biographie

ouverture

D’un pays sans fin

A cause du beau temps, j’étais mécontent de moi-même. C’est mon état habituel. Il suffit qu’un mot me reste dans la gorge pour que les deux côtés de ma bouche s’abaissent. A vous, je n’ai pas besoin d’en dire plus. Les autres, je vais vous raconter.

Je suis né dans un pays qui ne figure sur aucune carte. Certains ont voulu nous prouver que nous n’avons pas le droit à la vie, mais ce pays existe, ni beau ni laid, obsédant, équivoque.

A la recherche de certains vestiges, j’arpentais la route qui va de Ker à Ker, en passant par Ker. Une femme bien habillée, coiffée d’un étonnant chapeau jaune, surgit devant moi. D’elle, je ne vois d’abord que le chapeau, car dans ce qui nous reste de pays un interdit pèse sur les gestes vifs et les couleurs vives.

La femme me lance un sourire tellement large que je me retourne. Je n’étais suivi de personne. Aussitôt je remonte les deux côtés de ma bouche, ravi qu’une si belle personne m’adresse la parole : Connaissez-vous la région ?

Si je la connais ! Et combien j’aurais préféré n’y être jamais né, mais ça, je ne l’ai pas dit.

Points de vue

Agnès Jacquesson

Sur les traces des biches…

Les poèmes de Paol Keineg sont des corps qui renvoient la lumière de la vérité qu’on ne pourrait saisir à l’œil nu. Dans les Confidences d’une chambre à coucher, je l’entends convoquer avec une délicatesse infinie les morts de toutes les guerres contre lesquelles, hélas, nous ne pouvons plus rien, et se moquer doucement des collapsologues. Mais je sais qu’il pense aussi, comme un personnage Dans les jardins d’Électropolis (1), que « la fin du monde ne finira rien entre nous », que tant que le poète les nomme, les morts et les choses ont une vie à eux, qui nous survivront comme de bonnes traces.

Mes parents, un jour, m’ont nommée et baptisée, c’est par mon prénom qu’ils m’ont fait entrer dans leur vie de très jeunes gens, j’ai appris à nommer les choses avec une grand-mère à qui on avait interdit de parler breton, puis je me suis réjouie de voir apparaître sur les panneaux indicateurs le double des toponymes dans la langue de son père mort depuis longtemps : Naoned où je suis née, Gwengamp où j’ai nidifié, Kemper su où j’allais faire des recherches généalogiques. Je n’ai pas cherché à apprendre ce breton qu’on nous avait obligé à déserter, mais ma fille, si, parce que son grand-père à elle riait en breton. Merveilleusement.

Connaissance, mémoire et oubli ne sont pas irréversibles. La fée électricité a perdu de son aura et les lumières de la ville proche ont beau briller, elle ne polluent pas encore cette campagne, ces chemins, ces champs que le poète a nommés et qu’il éclaire à présent de son étoile nostalgique.

Il y a encore des biches au détour des petites routes du Trégor.

1- Dans les Jardins d’Électropolis – Fragments d’une fin du monde, Lancelot Hamelin – fragment 1, page 2.

Annie Lucas

Il s’agit de fables

Paol Keineg met en exergue de son recueil D’un pays sans fin une phrase de Bernardin de Saint-Pierre qui se termine par ces mots : « …Ainsi les fables réfléchissent la vérité avec plus d’étendue que les événements réels. »
Cette phrase exprime très bien l’ambition de la Bibliothèque des futurs. Recueillir des «fables» – nous les appelons des fictions prédictives – qui «réfléchissent la vérité».
Roland Fichet écrit : «…nous passons par ce reflet subtil que sont les fictions littéraires pour atteindre le réel. » Réfléchir c’est renvoyer un reflet mais c’est aussi exercer la pensée et c’est ce que vise la Bibliothèque des futurs en réunissant autour des fictions une assemblée de lecteurs interprètes.
Autres mots employés par Bernardin de Saint-Pierre : « avec plus d’étendue que les évènements réels ». Nous avons aussi cette ambition : élargir le champ de vision, décloisonner nos savoirs…
En commençant son recueil par cette citation, Paol Keineg donne une clé pour se faufiler dans la compréhension de ses poèmes : il s’agit de fables.

« A la recherche de certains vestiges, j’arpentais la route qui va de Ker à Ker, en passant par Ker (…) Par où arrive-t-on à Ker ? On m’a parlé d’un embranchement. Je lui explique. D’ailleurs, c’est simple : Pour aller de Ker à Ker, il suffit de passer par Ker.»
La toponymie bretonne est en effet saturée par les noms qui commencent par Ker. Je vois une forme de comédie dans la répétition du mot mais chez la lectrice que je suis, monte une sourde inquiétude comme si on devait toujours revenir au même point, prisonniers d’un éternel retour. Le sentiment que prendre une autre voie n’est pas possible, nous tournerions en «rond» ou «autour» comme K dans Le Château de Kafka. Cette consonne – K – depuis les écrits de l’écrivain tchèque – n’est décidément pas rassurante !
Mais j’y vois aussi une lecture plus apaisante, proche de la pensée taoïste : il n’y a pas de but, pas de commencement, seul compte le chemin par où l’on passe.
« Connaître l’origine
Revient à marcher sur la voie » Tao Te King – Lao Tseu – Traduction Ma Kou
« On m’a parlé d’un embranchement »
Une remarque d’Anne Huonnic, une de nos lectrices interprètes : « c’est à la croisée des chemins qu’on rencontre L’Ankou ». Cette femme au chapeau jaune en serait-elle un avatar? Cette femme, si on admet qu’elle est une représentation de L’Ankou, me fait penser même si elle est beaucoup plus jolie – quoique munie d’un bouche dévoreuse – à la mort telle que la décrit Georges Brassens dans sa chanson Oncle Archibald.
Brassens : «… Et les voilà, bras dessus, bras dessous / Les voilà partis je ne sais où / Faire leurs noces faire leurs noces…»
Keineg : « Voulez-vous m’accompagner ? Elle m’offre le bras, je le prends.»

Anne le Baut

La joie, pas le joli

Il n’est pas certain que les textes réunis sous le titre D’un pays sans fin composent ce triptyque que je me plais à imaginer, ni que le tableau de Matisse – La Danse – en soit la figure centrale irradiante, avec ses trois couleurs primaires le bleu, le vert et le rouge : « le chapeau jaune » et « la bouche rouge vif » de la femme dans le poème Une fin heureuse, et « le bleu et le vert de l’hiver. Ils sont la même couleur » dans le poème Une lettre d’Amérique. La couleur est crue, énergique – « la joie, pas le joli » – et entière comme la sensation d’éternité que provoque parfois une persistance rétinienne :
« A trop regarder le soleil
On se fait une idée fixe
De sa rondeur de sa rougeur.
Le regard ensuite reporté
Sur la terre et sur la mer
promène de lieu en lieu un trou
Où tombent les couleurs. » Paol Keineg, Boudica, Taliesin et autres poèmes.

« Elle est retrouvée.
Quoi ? – L’Éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil. » Rimbaud, Une Saison en enfer.

L’éternité ? D’un pays sans fin serait un poème-danse, si je reprends l’analogie de Valéry, en opposition à cette autre analogie entre prose (au sens de langue de communication) et marche. Pas l’éternité qu’on pense avoir perdue parce qu’on ne parvient pas à la concevoir autrement que linéaire : « Plus une conversation sans que la fin du monde ne soit pour demain ». Plutôt celle qu’imprime le mouvement, une sorte de retour du même avec variations sur « la page, le mur, le blanc ». Je pense au « jour de vie » dans La réserve des choses de Claire Béchec, ni tout à fait le même ni tout à fait un autre et aussi à la mutation du texte en « psalmodie » dans On passe à autre chose de Roland Fichet.
Chez Paol Keineg, le déplacement du motif d’un recueil à l’autre m’émeut toujours parce qu’il dit, malgré tout, la permanence des choses nommées :
« Le bleu et le vert goutte à goutte
l’annonce de l’hiver dans les trous d’eau
dans la forêt aux coqs rouges
les amants retiennent de leurs jonchées
l’empreinte des fougères » (opus cité)

J’entends un glissement homophonique entre le titre du premier recueil en 1967,
Le poème du pays qui a faim, et celui-ci, en 2023, D’un pays sans fin. La trajectoire poétique ne recouvre jamais exactement l’existence, elle en « réfléchit la vérité » selon Bernardin de Saint-Pierre cité en exergue. Et encore, il faut compter avec les pas de côté et les pichenettes à « ceux qui attendent des poètes qu’ils expriment des pensées sublimes » Scènes de la vie cachée en Amérique.
Le poème-danse serait, au moins pour le lecteur :
« la libre circulation du temps par l’agitation vigoureuse de l’esprit,
la possession du temps. »
Chroniques et croquis des villages verrouillés.

Bulles

Anne Huonnic (AH), Monique Lucas (ML)

«…ainsi les fables réfléchissent la vérité avec plus d’étendue que les événements réels ». (Bernardin de Saint-Pierre)
L’imaginaire penserait le réel mieux que le reportage ou le documentaire… ou le politique ?
(…) Qui aurait envie, là maintenant, de voir le monde dans l’état où il est ?
(AH)

Une fin heureuse

« A cause du beau temps, j’étais mécontent de moi-même ».
Ah bien sûr, un breton ! Le chaud ça rend aigri. On prend tout mal. Surtout à marcher dans la chaleur. On n’est pas fait pour la chaleur.
(AH)

« On m’a parlé d’un embranchement »
C’est toujours là que l’on rencontre la mort et qu’elle vous prend. C’est pour ça qu’on a dressé des calvaires aux carrefours, avec des marches pour se mettre hors de portée, non ?
(AH)

«…car dans ce qui nous reste de pays un interdit pèse sur les gestes vifs et les couleurs vives ».
Et Ernest Renan trouvait ça très bien :
« Un trait particulier des mœurs en Bretagne : l’absence totale de bijoux et même de fleurs dans la parure des femmes. Le clergé y est opposé et, certes, en ce qui est des bijoux, il a bien raison. La couleur elle-même, mise au service de la beauté, me dérange et me trouble. Le blanc et le noir suffisent. » (Feuilles détachées, 1892)
(AH)

« Un jour j’ai pris congé de moi, à la recherche du pays invisible et muet je l’ai trouvé »
Se libérer de l’origine, du poids sclérosant du passé pour accueillir le reste de sa vie ? L’auteur tend la main vers une proposition douce pour aller vers le futur.
(ML)

« Un jour, j’ai pris congé de moi, à la recherche du pays invisible et muet. Je l’ai trouvé. Voulez-vous m’accompagner ? Elle m’offre le bras, je le prends.»
C’est une mort chaude, dans laquelle on se laisse aller, à la confidence, à l’oubli.
Le mort elle-même initie, rassure. Tout va bien. Ce n’est qu’un passage.
C’est Une fin heureuse, j’aimerais y croire. C’est une fable, non ?
On glisse comme dans le sommeil sans résistance.
Accepter.
Prendre « congé de soi » est une libération. On se fatigue de soi. On pose soi sur le bord de la route et on s’envole.
(AH)

Une lettre d’Amérique

« Matisse, dans le bruit si fin du crayon sur le papier et les coups de pinceau, nous apprend la joie, pas le joli ».
Ce qui rend heureux c’est le geste artistique. Le faire. Le rendu est raté de toute façon mais la joie de l’acte apparaît dans le rendu. C’est déjà ça…
La joie de l’instant.
(AH)

Confidences

« Il disait qu’une plante, quand elle a perdu son nom, est en danger de mort »
Ne pas perdre les mots pour ne pas mourir. J’ai peur de l’appauvrissement du vocabulaire, du dessèchement de la langue. Les tyrans œuvrent à l’appauvrissement de la langue.
(ML)

« devenus étrangers dans notre pays, nous n’avons qu’à nous en prendre à nous-mêmes ».
Hennañ zo tourist !
Quand on est parti loin, longtemps, on n’est plus de là. C’est fini.
Une trahison du monde ancien. On oublie les choses.
Si on entre dans le « nouveau monde », il n’y a pas de retour en arrière.
(AH)

 

Biographie

Paol Keineg

Paol Keineg est né en 1944 à Quimerc’h (29). Il a vécu et enseigné aux USA de 1974 à 2009 comme en témoigne son dernier recueil édité Scènes de la vie cachée en Amérique (prix Heather Dohollau 2023).
Il vit depuis 2009 dans la commune où il est né.
Avec Le poème du pays qui a faim (1967) le poète Paol Keineg a connu un succès immédiat et sa première pièce Le printemps des bonnets rouges, mise en scène par Jean-Marie Serreau en 1972, a été saluée par un public enthousiaste.
Enseignant dans plusieurs universités américaines, il continue à publier des recueils de poésie et renoue avec l’écriture dramatique surtout à partir des années 90 au cours desquelles il écrira trois pièces courtes pour le cycle « Naissances » du Théâtre de Folle Pensée. C’est aussi le Théâtre de Folle Pensée qui produira en 2004 en partenariat avec le Théâtre de Cornouaille sa pièce Terre Lointaine mise en scène par Annie Lucas.
À partir des années 2000, plusieurs recueils de poésie se succèdent : Triste Tristan (Apogée 2003), Là et pas là (Le temps qu’il fait 2005), Les trucs sont démolis (une anthologie 1967-2005 aux éditions Obsidiane en 2008), Abalamour (Les hauts fonds 2012), Mauvaises langues (Osidiane 2014), Des proses qui manquent d’élévation (Obsidiane 2018), Korriganniques (avec le peintre Nicolas Fedorenko – Éditions Folle Avoine 2018), Johnny Onion descend de son vélo (Les Hauts fonds 2019) – Scènes de la vie cachée en Amérique (Les Hauts fonds 2021).

D’un pays sans fin est un recueil, non encore publié, de plus de 60 poèmes. Paol Keineg a adressé trois d’entre eux à La Bibliothèque des futurs.