Bernard Étienne

3 mots
Réseaux – humour – dialogue

3 œuvres
L’écume des jours – Boris Vian.
Alcools – Guillaume Apollinaire.
Une magie ordinaire – Kossi Efoui.

3 phrases
De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins.
Sous les pavés, la plage.
Quand on est con, on est con et le temps ne change rien à l’affaire.

Interprétations

Bunkering

 Je découvre dans Bunkering, un monde hostile :

« Dans la pénombre, j’enjambe des corps et je découvre des visages qui ont pleuré.

Des larmes d’hiver.

Des murmures.

Des détritus.

Poubelles renversées.

Ruines. 

Éboulis. 

Chiens qui rasent les murs.

Et rats.

Égouts.

Reptiles. » 

… très proche de celui prédit par Alexis Fichet dans Rudimenteurs :

 » Notre monde est sale et désordonné, des couches d’objets abîmés ou décomposés saturent nos rues et nos espaces publics, pourrissent dans nos maisons jusque dans nos lits. »

Le GIEC affirme qu’il reste 3 ans pour éviter un réchauffement climatique supérieur à 1,5 degré et 20 ans pour ne pas avoir des effets irréversibles sur le climat.

Visiblement, rien n’a été fait dans ces deux mondes de la fin du XXI siècle. De nombreux pays, la Russie, la Suisse, Israël…contraignent leurs citoyens aisés à construire des abris anti-atomiques. On en compte déjà 400 en France, mais la demande a explosé avec la guerre en Ukraine. Aux U.S.A, c’est une vraie pratique culturelle, dans la Silicon Valley, un millionnaire sur deux possède un bunker. Le père de l’héroïne a fait fortune dans le numérique.
Mais depuis une dizaine d’années, c’est la peur des migrants climatiques ou d’émeutiers de la faim qui poussent les nantis à construire ces bunkers :

« Dans sa tête.

La peur.

Il rêve de ces hommes qui viennent vivre dans la forêt.

Ils viennent vivre dans sa forêt.

Ils viennent de loin, d’on ne sait où. »

L’héroïne a quitté «  l’école où l’on n’apprend pas à lire des manuels de survie. »

Ce très long soliloque m’a fait penser à une séance de psychanalyse d’adolescente boulimique :   « J’aime me goinfrer de sauces, n’importe quelle sauce, du moment qu’elle soit grasse et lourde. » Nous sommes loin du photographe gourmet de Frédéric Ciriez (Or comme ordure) qui déjeune « d’oeufs brouillés, d’un demi-homard à l’armoricaine, d’un demi-sancerre, d’une crêpe à la ricotta et à la rubarbe »
L’héroïne se décrit comme «  bizarre et malade », elle se défoule à la manière de beaucoup de jeunes américains en tirant :

« J’aime les armes à feu

J’ai appris à tirer très tôt.

Je peux tirer toute la journée. »

Bunkering nous apprend qu’on ne se sauve pas du déclin humain en s’enfermant dans une forteresse, on s’y détruit par désœuvrement : «  Qu’est-ce qu’on peut faire aujourd’hui à part baiser et bouffer ? »
La jeune femme s’interroge :

« Faut-il vraiment aimer ses parents ?

Est-ce que j’ai eu seulement une fois dans ma vie une famille ? »

Sa mère « l’a tellement fait chier avec les arbres, et le ciel et les cerises. »
Elle méprise aussi son père « un homme grotesque et dangereux »qui aimait poignarder les bêtes, « les égorger, entendre le bruit de la bête qu’on égorge ».

C’est un jouisseur sadique et pervers, sorte de Barbe Bleue du futur :

« Il beugle.

Il s’endort sur ce corps frêle et blême.

Il l’étouffe. » 

Que reste-t-il à l’héroïne pour continuer à vivre, à rêver ? Un univers minuscule de maquettes paternelles dans un grenier, un livre d’Oscar Wilde…Et quelques herbes folles dans un cimetière qui lui permettent, peut-être en un matin ensoleillé, de faire la paix avec ses morts.
Pour autant son monde demeure désespérant, alors…  « Quoi faire ? »

Le texte de Frédéric Vossier n’est pas le seul à prédire un monde hostile, angoissant. Sous des formes diverses, on retrouve ce thème chez Alexis Fichet (Rudimenteurs),
Gildas Milin ( F.A.M.), Alexandre Koutchevsky (Mourir bio), Roland Jean Fichet (On passe à autre chose.)

Dans les jardins d’electropolis

Un mécanisme d’engloutissement

 Dans  Rudimenteurs, Alexis Fichet nous donne à voir un monde noyé dans et par ses déchets : « des couches d’objets abîmés ou décomposés saturent nos rues et nos espaces publics pourrissent dans nos maisons, jusque dans nos lits. «
 Dans sa fable dystopique Dans les jardins d’Electropolis, Lancelot Hamelin décrit l’apocalypse comme un mécanisme d’engloutissement du monde :
 « La substance parfois solide de l’air engluait des régions entières. »
 « Une ville n’allait pas tarder à disparaître absorbée par la peau et la chair qui se mettaient peut-être à protéger la planète des atteintes que nous lui avions fait subir. »  Ce texte poétique nourrit par de nombreuses métaphores qui renforcent l’angoisse du lecteur me trouble, m’affecte par la violence et la beauté des ses images. Puissance de la poésie.

La répétition des termes « viandes » et « chair » traduit-elle la volonté de dénoncer l’élevage intensif qui détruit les espaces naturels, pollue les sols, l’air et l’eau ? Nous assistons à une sur-consommation de produits carnés fort nuisibles à notre santé fondée sur une logique criminelle du profit à tout prix. On élève aujourd’hui des porcs pour leurs seuls excréments vendus plus chers que la viande ! Ils alimenteront en continu des méthaniseurs qui produiront de l’électricité pour éclairer et chauffer d’autres élevages…

 « Nous ne survivrons pas.»  affirme Lancelot Hamelin, puisse-t-il avoir tort .

Kamplac’h.bzh

Humour.bzh

Le texte Kamplac’h.bzh de Fañch Rebours, me touche particulièrement, de par sa proximité dans l’espace et le temps, et son humour incisif.
Je me retrouve dans ce bourg rural moribond que les élus tentent de sauver en vain, malgré les subventions. Les natifs partent pour trouver du travail, les néo-ruraux arrivants n’ont acheté qu’une maison de vacances. L’histoire se situe dans un futur très proche, l’auteur cite « L’amour est dans le pré » et le mammouth d’Allègre.

L’auteur a, me semble-t-il, une sorte de tendresse pour Gwenola : « A mes 19 ans, mes parents avaient 19 chats qu’ils cajolaient plus que moi […] La maladie de ma mère était génétique, et la pauvre Gwenola de boiter à son tour […] J’étais la reine de leurs pensées sales […] Je suis une sorte de bisonne futée des obsessions de l’époque. »

L’humour se manifeste en premier lieu dans la thématique : une boiteuse dévergondée revitalise le bourg en créant un site porno en ligne et en breton, pour bénéficier de subventions régionales !

Le ton est grivois, jamais vulgaire : « Nos très catholiques polonaises, vous les verriez au taf, des furies ! […] Certaines de nos artistes sont de vraies circassiennes de la galipette […] Et sage, malgré la raideur de sa queue dans son jean Barbe bleue. »
L’humour devient caustique lorsque Fañch Rebours esquisse la situation politique, socio-économique de son univers : « Universitaire, prof ou écrivain, pas les moins pervers […] Depuis que l’État n’est plus laïque on se méfie. […] Trop de coups de couteaux dans le dos de la part de collègues détestant les têtes qui dépassent […] Amorale, sans doute mais que pèse le moralisme face aux nécessités du commerce ? »
J’aimerais beaucoup lire une suite.

F.A.M.

Un phénix réinventé

Roman est le personnage de F.A.M. Il a pour nom : le Personnage de Roman. Le Personnage de Roman est un Phénix. Le personnage de Roman est une femme. Elle ne renaît pas après avoir été consumée par sa propre chaleur – Je ne rêve pas de cendres – Elle incarne le mythe du Phénix de par son irréfragable volonté de survivre, parce qu’elle triomphe de la mort, combat après combat – Je ne peux pas rêver de retourner à la poussière – Les 33 combats ne l’épuisent pas, ne la réduisent ni ne la détruisent, ils la confortent dans la puissance du commencement (thème que l’on retrouve dans Infixés de Piemme).

Le Personnage de Roman se réplique, brûle, se liquéfie, explose, mute… est démembrée, tel Osiris avant d’être reconstruite par une amie d’un autre âge. Chaque destruction, chaque renaissance s’accompagne d’horribles souffrances, de hurlements. C’est une nécessité. Le Personnage de Roman se transforme par le verbe – J’étais devenue comme je crie – souvenir du prologue de l’Évangile selon Saint Jean ?
Le Personnage de Roman n’est pas un manifeste, c’est un Oracle qui hurle pour se faire entendre des humains – J’annonce bien la fin de l’humain tel qu’il a été pensé… Je pressens la disparition pure et simple des corps… mais seulement après qu’ils aient beaucoup souffert –
Mais qui l’entend ?

Les Rudimenteurs

Il ouvrit un œil….La réunion du clan, le vote! Merde, il n’aurait pas le temps de faire la queue pour sa ration d’eau….presque 6 mois qu’il n’avait pas plu sur le land Robien. Heureusement il y avait eu 58 jours de pluie l’an dernier, mais 2048 serait visiblement une année de sécheresse. Faut dire que depuis l’abomination…Il se leva rapidement, enfila la tenue du clan. Il y a quelque temps, un copain rudimenteur lui avait montré une photo extraordinaire. Une dizaine d’hommes et de femmes se tenaient sur une sorte de grosse butte de terre ronde. En arrière plan, 3 petits arbres. Et ces gens portaient le même gilet que lui…jaune. Tous souriaient, le poing levé. Son copain lui avait expliqué qu’on les appelait des éboueurs! Et un jour, ils s’étaient battu pour sauver les plantes et les arbres, juste avant l’abomination.
En haut des escaliers, chaleur, grosse chaleur. Il se hâta de traverser pour trouver l’ombre d’un vieil immeuble partiellement debout. A perte de vue gravats et déchets. Pas un bruit.

Il fallait qu’il se presse. Il avait entendu dire qu’un autre clan s’activait pour ranimer une très vieille coutume à laquelle il n’avait rien compris. Ils prétendaient être le clan des acteurs, ou des auteurs, il n’avait pas bien compris. Le plus curieux, c’est qu’ils avaient été détruits, d’après la légende, par le clan des thérapeutes! Et voilà qu’ils voulaient investir un vieux land déserté appelé « Poutrelle » ou « Passerelle. » Apprendre ça l’avait fait réfléchir. On ne savait rien ou presque de ce qui se passait dans les autres clans. On devrait s’organiser pour arranger ça.
Il aperçut son ami Naptha qui entrait dans le hangar du K. Il sourit, contrairement à Naptha, il n’aurait le temps de baiser ce matin. Il avait une réunion avec son clan. D’ailleurs c’est lui qui l’avait provoquée pour faire avancer son idée.
Il pressa le pas…On ne faisait rien de ses journées, à part dormir et faire la queue pour boire et manger.
Seuls travaillaient, les farmeurs et les rudimenteurs. Et puis, voila que ce clan des acteurs…Alors pourquoi pas nous s’était-il dit ?
Mais quoi faire?

Pourquoi ne pas faire le tour des autres clans chaque matin, pour apprendre ce qu’ils avaient vraiment fait ? On pourrait aussi, le lendemain raconter ce qu’on avait entendu…
Oui, mais comment retenir ce que chacun dirait ? Il était impensable de pouvoir tout retenir, il faudrait être plusieurs, faire des choix. C’est ça, il fallait trier les récits, on ne pouvait peut-être pas tout dire non plus….

Il repensa à Naphta en train de baiser dans le hangar du K. S’il me racontait sa matinée, je le raconterais à d’autres ou pas ?

Vendredi soir

Alexis Fichet nous propose un texte vif, inventif, poétique. Dans ces mondes peu ou prou confrontés à l’apocalypse, les Robinsons n’ont pas de destin commun. Ne survivront que ceux qui accepteront leur monde pour y vivre en osmose avec leur milieu : la candidate de télé réalité qui « décide de ne toucher à rien, de laisser en repos ces êtres du passé. »

Le groupe de réfugiés qui «  quitteront en quelques générations les pratiques compliquées de leurs ancêtres pour se contenter de pêcher et de chasser. »
Le gamer branché 24 heures sur 24 sur son ordinateur, dans un appartement dont il n’a pas franchi la porte depuis longtemps.
En revanche, le haut-parleur, le capitaine de vaisseau, le petit poisson meurent car ils sont inadaptés à leur milieu.
L’intelligence artificielle maîtrise le sien. Elle est même dotée de facultés humaines. Quand elle s’ennuie, son envie de jouer la rend opportuniste. Elle profite d’une erreur de l’informaticien et d’être seule pour créer son programme et le cacher.