Kamplac’h.bzh – Fañch Rebours
ouverture
« Chhhuuut ! On ne va pas déranger Mila plus longtemps. Elle est passée en private show. Le viewer est un premium. Il a l’air bien ferré. Vous entendez les « Cling ! Cling ! » ? Les lurioù tombent allégrement dans l’escarcelle. Les lurioù ?
Les tokens de l’Armorique médiévale ! La cryptomonnaie des Ducs, du temps de l’indépendance. « Cling ! Cling ! » Encore ! Un fan, sûrement. En outre, si vous étiez capable d’apprécier la qualité littéraire de la langue bretonne, vous constateriez que son niveau écrit est très bon. À vue de nez, je dirais C1, voire C2, sur le Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues. Un universitaire, prof ou écrivain. Pas les moins pervers, vous avez lu David Lodge et Francis Favereau ?
Attention, la lumière rose s’allume : le dildo est connecté. Le client va pouvoir le téléguider. Mila est la pro du squirting. Ça marche du feu de Dieu, en ce moment, l’arrosage d’écran sur commande ! Ma foi, mieux vaut conserver Dieu en dehors de ça, hein ! Depuis que l’État n’est plus laïque, on se méfie ! Laissons-les donc s’amuser et descendons plutôt au bar. Je vais tout vous raconter depuis le début. C’est toujours à minuit, le premier samedi du mois, votre émission ? Si vos téléspectateurs veulent en voir plus, ils n’auront qu’à se connecter sur nos showroooms.
Points de vue
« Cette fois je me suis réveillé, découragé, pour de bon, j’ai loupé mon coup. Ras le bol ! Je vais laisser tomber ! »
Le texte est construit d’un bout à l’autre sur une forte ambiguïté. D’une part le contenu est marqué par l’amplification caricaturale, la dérision, et on est invité à sourire. D’autre part, simultanément on est pris par un malaise. Cette dérision poussée ne fait-elle pas apparaître une auto-dérision ? Le propos acerbe ne trahit-il pas un désespoir, une blessure : « J’avais accepté la gérance [du Kêrganer] comme on jette une serpillière au sol pour essuyer la dépression ».
D’une part le texte énonce un postulat tout à fait recevable : une langue ne survit que si elle reste langue d’usage et langue capable de dire l’intime – y compris la sexualité – mais simultanément la caricature les disqualifie par le grotesque.
Cette fiction repose sur une toile de fond historique : une catastrophe identitaire collective a eu lieu. Au XIXème siècle, des milliers de Bretons et Bretonnes ont dû quitter les campagnes pour aller honteusement vendre leur force de travail – souvent des métiers méprisés – ou leur corps – en se prostituant – tout en renonçant de surcroît, honteusement, à leur langue. Traumatisme collectif donc. Les descendants – ici Fañchig et Gwenola – tentent désespérément de restaurer une identité communautaire et linguistique.
Entre dérision et auto-dérision, le texte développe la solution : pour refaire cette identité sociétale, une seule voie, vendre du fantasme sexuel. Le salut par le sexe. Le texte nous invite à sourire mais simultanément, il apparaît que celle qui tient ce propos est une figure tragi-comique. Gwenola est le personnage qui incarne et figure la langue bretonne et elle est affublée de tous les clichés de la honte :
– Elle est infirme, boiteuse et – c’est atavique – comme telle, elle est une offense à la dignité, à la perfection, et ne mérite que rejet, déchéance.
– Elle est prostituée doublée d’une rabatteuse qui recrute dans les milieux les plus exploités : ceux des émigrés.
– Enfin toujours dans l’ambiguïté, comment comprendre qu’à la fin de l’histoire, elle se trouve enceinte d’une fille – sans doute une boiteuse – dont elle ne connaît pas le père, tout en étant assurée qu’elle reste vierge !
Qui est elle alors ?
– La figuration d’un échec ? Fonder la restauration d’une communauté sociale et linguistique sur du fantasme est illusoire.
– La figuration d’un traumatisme encore prégnant, une Bécassine désunie dans son identité et son histoire ?On peut se demander quel récit familial Gwenola tiendra à l’enfant à venir.
La charge caricaturale dénonce, mais l’auto-dérision renonce. L’auteur pose un enjeu général : l’utopie, le projet ne peut se suffire d’un fantasme, que ce soit sexualité libre ou bonheur par le progrès technique. La transformation passe par une part d’échec. Vulcain, le boiteux est devenu créateur, artisan d’art dans sa forge – sorte de tiers-lieu ? – à partir de sa blessure.
Envie de partager une première impression : ce texte est réjouissant, en tous cas il l’a été pour moi. J’ai beaucoup ri et c’est une expérience rare à la lecture d’un texte. Sourire oui, mais se faire déborder par un éclat de rire …la dernière fois que j’ai vécu cette expérience c’est en lisant Toto perpendiculaire au monde de Antoine Mouton ( Éditions Christian Bourgois – 2022) . Un point commun entre ces deux textes – il y en a peu ! – le monde décrit est terrifiant voire suscite le dégoût et du coup le rejet. Mais, dans le cas du texte de Fañch Rebours, j’ai été touchée par sa vitalité – l’écriture est vive, alerte – et par une forme d’autodérision.
« À quoi sert encore le breton si ce n’est à prendre du plaisir en le pratiquant ? Combien de temps le breton restera-t-il vivant s’il n’est pas capable de dire le monde sous toutes ses formes, y compris l’obscénité ? » Fañch Rebours parle le breton et l’enseigne en classe bilingue. Il sait de quoi il parle quand il pose la deuxième question dans l’extrait cité plus haut. Qu’est-ce qui concourt à rendre une langue vivante : le nombre de ses locuteurs ? Leur nombre diminue sans cesse. Sa vitalité artistique : littérature, cinéma ? Le marché des livres et des films ne croule pas sous les propositions . Ah oui, quand on circule en Bretagne on peut lire tous les toponymes dans les deux langues (voire trois avec le gallo). Les éditos des magazines municipaux, départementaux ou régionaux sont aussi dans les deux langues. Maigre consolation, laisse entendre Fañch Rebours !
Gwenola, la petite boiteuse qui va trouver la solution pour, à la fois, augmenter le nombre de locuteurs bretonnants et redonner vie à sa commune, c’est un peu Fañch Rebours lui-même décidé à redonner sens aux mots de la tribu : « prendre du plaisir en le pratiquant » devient baiser en parlant breton. En partant de cette équation, il invente une histoire de start-up d’un nouveau genre. C’est délirant et joyeusement obscène même si une partie de cette obscénité nous échappe – et du coup nous intrigue, bien vu ! – car en dehors des premiers dialogues coquins de la première page, les autres phrases échangées entre les partenaires ne sont pas traduites.
Les lecteurs interprètes de la BDF sont invités à discerner dans les textes reçus les éclats de futur qu’ils recèlent et à faire des propositions d’actions concrètes à destination de leurs concitoyens. Je me lance : il existe un enseignement du breton pour les adultes, assuré en général par des associations dont la vocation est le rayonnement de la langue et le développement de sa pratique. J’ai fréquenté l’une d’elle au début des années 90. Quelle déconvenue ! Nos intervenants étaient des étudiants en filière bilingue à l’IUFM. Nous apprenions à compter, à nommer les animaux de la basse-cour, à apprendre à acheter une baguette de pain … Originaire de Plougastel-Daoulas, j’avais, enfant, entendu parler cette langue par les femmes de la campagne avant la messe, ma mère chantait en breton, tous les noms des hameaux de la presqu’île portent un nom breton. Bref, quoique monolingue, j’avais des tas de mots et d’expressions dans la tête. Je pensais, en commençant les cours, que nos enseignants seraient partis de nos désirs, de ce que nous savions les uns et les autres. Résultat c’était tellement peu jouissif que j’ai arrêté au bout de 6 mois ! Je suis sûre qu’on peut découvrir une langue en prenant du plaisir, comme dit Fañch Rebours. Il est fort probable que l’enseignement du breton à destination des adultes ait évolué depuis 30 ans et que la culture, l’environnement linguistique servent aussi de base à cet apprentissage. C’est le vœu que je formule.
Le texte Kamplac’h.bzh de Fañch Rebours, me touche particulièrement, de par sa proximité dans l’espace et le temps, et son humour incisif.
Je me retrouve dans ce bourg rural moribond que les élus tentent de sauver en vain, malgré les subventions. Les natifs partent pour trouver du travail, les néo-ruraux arrivants n’ont acheté qu’une maison de vacances. L’histoire se situe dans un futur très proche, l’auteur cite « L’amour est dans le pré » et le mammouth d’Allègre.
L’auteur a, me semble-t-il, une sorte de tendresse pour Gwenola : « A mes 19 ans, mes parents avaient 19 chats qu’ils cajolaient plus que moi […] La maladie de ma mère était génétique, et la pauvre Gwenola de boiter à son tour […] J’étais la reine de leurs pensées sales […] Je suis une sorte de bisonne futée des obsessions de l’époque. »
L’humour se manifeste en premier lieu dans la thématique : une boiteuse dévergondée revitalise le bourg en créant un site porno en ligne et en breton, pour bénéficier de subventions régionales !
Le ton est grivois, jamais vulgaire : « Nos très catholiques polonaises, vous les verriez au taf, des furies ! […] Certaines de nos artistes sont de vraies circassiennes de la galipette […] Et sage, malgré la raideur de sa queue dans son jean Barbe bleue. »
L’humour devient caustique lorsque Fañch Rebours esquisse la situation politique, socio-économique de son univers : « Universitaire, prof ou écrivain, pas les moins pervers […] Depuis que l’État n’est plus laïque on se méfie. […] Trop de coups de couteaux dans le dos de la part de collègues détestant les têtes qui dépassent […] Amorale, sans doute mais que pèse le moralisme face aux nécessités du commerce ? »
J’aimerais beaucoup lire une suite.
L’histoire du Kêrganer me réjouit. Elle est une réponse insolente et intelligente au lugubre instinct de repli qui paralyse des territoires déjà en voie d’abandon. Et le café de Lanroc’h est l’un des rares espaces dans la BDF qui ne subisse pas un effondrement ou une séparation, une contraction ou une dislocation. Pourtant ce futur proche est inquiétant : « Depuis que l’État n’est plus laïque, on se méfie. »
« Le tiers-lieu, le lieu de la relation, n’est pas tant le lieu de l’échange que celui où le message se change : il est un lieu de médiation et d’innovation, d’émergence pour des significations nouvelles. » (Laurence Dahan-Gaida, Logiques du tiers : littérature, culture, société, Presses Universitaires de Franche-Comté – 2007).
Le Kêrganer, c’est la mutation low-tech d’un café rural, un projet qui tient du détournement, de la résistance, du do it yourself. Un couteau suisse multi-directionnel dont l’inventaire se révèle impressionnant : s’inspirer des ratés de l’Education nationale lorsqu’elle ouvre des postes bilingues – on embauchera d’abord, on formera au breton ensuite -, utiliser les trous juridiques en matière de pornographie virtuelle tant que « le principe n’est pas hors-la-loi », retourner à son avantage le mépris à l’égard de « tout ce qui sonne régional » pour limiter la curiosité du fisc, inverser les effets terribles de la mondialisation – « émigrer pour le travail » – en obtenant pour les étrangers CDI et double nationalité. Et puisque la langue bretonne n’est plus qu’un produit local peu goûté des locaux, en faire l’ingrédient phare d’une « soupe aux sept saveurs » particulièrement vitaminée. Sans dépit et sans cynisme. Plutôt l’esprit Charlie Hebdo, à traquer l’à priori et le faux-semblant. Pour certaines camgirls, jour de repos est jour de chorale aux enterrements et aux baptêmes. La tierce-langue
« A quoi sert encore le breton ? » Dans sa relation duelle avec le français, la langue bretonne échoue à se transmettre, partant elle ne contribue plus à donner au territoire son identité. Gwenola n’a rien retenu de la tradition familiale comme de l’école bilingue.
Mutation nécessaire du lieu, de la langue, de l’identité. Le breton deviendra la tierce langue, entre la langue natale et l’anglais de la communication mondiale. Davantage qu’une langue étrangère, il sera une langue-véhicule, une langue messagère, « un espace entre » pour reprendre le mot de Michel Serres dans Le Tiers-Instruit (Editions Gallimard – 1991), la langue-interface des showrooms. L’écran de contrôle en mosaïque de Fañchig et Gwenola est la version coquine de l’habit d’Arlequin décrit dans son ouvrage : « né Gascon, il le reste et devient Français, en fait métissé ; Français, il voyage et se fait Espagnol, Italien, Anglais ou Allemand ; s’il épouse ou apprend leur culture ou leur langue, le voici quarteron, octavon, âme et corps mêlés. Son esprit ressemble au manteau nué d’Arlequin. »
Donc hybridation du lieu, de la langue, de l’identité. Le Ritz, dans Infixés de Jean-Marie Piemme, est le lieu « des métamorphoses » où chacun veut « exister dans un autre corps sans rien retrancher de soi », « le premier pas vers un autre type de vie en commun ». Les effets du nouveau Kêrganer sont aussi inédits que les moyens utilisés. Dilatation du tiers-lieu comme économie à petite échelle : le bourg est revitalisé, le label exporté vers les autres « langues minorisées ». La grossesse prodigieuse de Gwenola ? Et si le Saint-Esprit, dégoûté d’avoir été récupéré à des fins politiques, avait décidé d’émigrer dans la Toile ?
Fañch Rebours
Né à Paimpol en 1972, Fañch Rebours est un « agitateur de biligs », trublion amateur des lettres bretonnes. Polars, recueils de nouvelles, romans, albums de littérature jeunesse, ses fictions publiées chez différents éditeurs bretons et jamais au-delà, se comptent actuellement à la douzaine. Dans sa cuisine narrative crépite une sorte de galette complète très beurrée et triangulaire ( la forme du Goëlo, pays historique du nord-Bretagne qui lui sert de laboratoire d’universalité ), mêlant littérature noire, farce et engagement, parfois obstinément didactique. Il se qualifie lui-même de naturaliste plouc. Faisant suite à une trilogie du huis-clos maritime, Transport(s), Krouman et Cap-hornière, son dernier texte, Fest-noz (Skol Vreizh, 2023), est tout à la fois un roman de la fête comme identité, un mélodrame militant, une fiction underground bretonne.
Avertissement au lecteur
J’ai mis les deux langues sur un seul document, un seul et même texte, donc. J’espère que quelques bretonnants du futur tenteront la lecture de l’histoire en breton. Pour les autres, j’ai décidé de ne pas traduire les interventions pornographiques des artistes en italiques, ce qui nimbera de mystère des phrases d’une vulgarité sans artifice.
Sur le même enjeu des langues, je voulais conserver le ressenti du transclassisme dans celle de la narratrice, mixer la fragilité de ses origines et la force de son succès professionnel, notamment à travers l’utilisation du pidgin porno, l’anglais jouant le double rôle de normalisation des activités ( au sein du libéralisme mondialisé) et d’édulcorant des obscénités en jeu. De son côté, le breton, en devenant niche économique susceptible de transformer la démographie d’une commune ( comme n’importe quelle implantation industrielle, la centrale nucléaire de Plouézec ou l’usine à saumons de Plouisy ), perd son habituelle réduction militante-affective et dépasse sa dimension désespérée de future langue morte. L’Unesco dans son second rapport sur les langues minorisées (2011) classe le breton comme langue sérieusement en danger.
Kamplac’h.bzh part du postulat ( un peu provocateur, c’est sûr, je suis dans mon rôle ) qu’une langue n’est, pour la plupart de ses locuteurs, rien d’autre qu’un outil de communication et qu’on ne pourra donc la sauver du néant que si elle est capable de procurer du plaisir et se rendre utile partout, vraiment partout, y compris dans la pornographie.