Rosa Rosa Rosa Lind – Marion Stenton

ouverture

Rosa Rosa Rosa Lind

futur : pari paradis

321, rue des hirondelles.

Regardez-moi ce fouillis, de branches. Cet amas de ronces.

La main fripée de Rosalind Silve se lève, et caresse, avec la grâce d’une quasi-révérence, les feuilles du large buisson qui borde sa maison. Les feuilles tremblent, godées par la brise tiède d’un printemps encore et déjà trop chaud. Rosalind les aplatit. De la paume, elle lisse la surface du bosquet, effleure le bout pointu des feuilles, fines comme du papier de soie. Elle en pince une entre ses deux doigts, comme un vieux médecin ausculte le corps frémissant d’un nourrisson prématuré. Elle tire dessus, pas fort, une poigne experte, professionnelle, une pression progressive, jusqu’à que… chqlaq. La petite feuille nouvelle-née se détache. Bientôt l’été. Bientôt la sécheresse. La feuille s’effrite.

Points de vue

Fable mystérieuse

Texte étrange et un peu fou, d’une minutie étonnante, dont le déroulement ne laisse en rien prévoir la fin, et encore moins la morale. Audace d’imaginer, y compris avec cet humour un peu froid, le massacre des enfants par eux-mêmes.

La fin me laisse perplexe, mais saisi. Douze enfants assassinés seraient autant de souffrances évitées à l’avenir, pour eux-même et pour les autres. Un calcul arithmétique qui ne tient pas compte des bonheurs, qui ne joue pas à la traditionnelle addition des joie et des peines. Qui ne garde que la souffrance.
Que penser de ces enfants morts par prévention, pour éviter la souffrance à venir ? Si l’époque à venir n’est que souffrance, doit-on tuer les enfants ?
Finalement cette question : tout comme il est plus facile d’imaginer la fin de l’humanité que la fin du capitalisme, serait-il plus facile d’imaginer assassiner ses enfants que ne pas les faire ?

La fable mystérieuse de Marion Stenton m’amène à cela : on arrêtera de faire des enfants pas peur de la période à venir, par peur de la souffrance à venir. C’est quelque chose dont on perçoit déjà le frémissement.

PS : Je précise. La peur de la souffrance à venir est avant tout psychique, née de la perte de sens, de la disjonction infernale entre ce que nous savons de l’avenir et ce que nous en faisons. Nous n’avons pas peur de la catastrophe : de tout temps on a su rire et faire des enfants au milieu des guerres ou des difficultés. Nous sommes catastrophés par tout ce que nous savons de notre situation et la façon absurde et mortifère dont nous continuons à y vivre. On nous enlève l’espoir, tel que définit par Vaclav Havel : « L’espoir ce n’est pas de croire que tout ira bien, mais de croire que les choses auront un sens. »

Rosa malheur

En préambule :

Est-ce là le sens de la phrase de Camus ? Il est question dans L‘Homme révolté d’humilité et de réparation face au mal scandaleux, et non de destruction : « L‘homme peut maîtriser en lui tout ce qui doit l’être. Il doit réparer dans la création tout ce qui peut l’être. Après quoi, les enfants mourront toujours injustement, même dans la société parfaite. Dans son plus grand effort, l‘homme ne peut que se proposer de diminuer arithmétiquement la douleur du monde. Mais l‘injustice et la souffrance demeureront et, si limitées soient-elles, elles ne cesseront pas d’être le scandale. Le « pourquoi ? » de Dimitri Karamazov continuera de retentir ; l‘art et la révolte ne mourront qu‘avec le dernier homme. »1 ; curieuse interprétation que celle de Rosalind Salive2 ( ou de son autrice) ; tuer 12 vies pour en sauver des milliers, c’est une pratique de guerre. Contre qui ou quoi le personnage est-il en guerre ?

Phrases retenues :

futur paradis (sous-titre)

une femme verticale pendant 96 années ( la non-nageuse de L.Taiëb est aussi une femme verticale, mais du côté de la vie )

Il fallait que ce soient les enfants seulement les enfants qui décident inventent de l‘avenir

les enfants inventent les paysages d‘avenir

Diminuer arithmétiquement la douleur humaine. Diminuer arithmétiquement la somme des douleurs humaines. « Tout ce que peut espérer l’être humain de sa vie, c‘est diminuer arithmétiquement la douleur humaine » … Mais arithmétiquement, toutes données comprises, Rosalind a peut-être diminué la douleur du monde ? S‘ils se tuent aujourd‘hui ils ne tueront pas demain ?

peut-être c‘est un pari

Les faits et leur mise en tension : au seuil de la mort, une vieille femme quasi aveugle, échauffée par un venin de vengeance, commet un infanticide de masse ; elle met à mort – en mettant à leur disposition des armes dans un coffre à jouets – de potentiels futurs tueurs ; dès l’incipit, tension entre mort et naissance, sous-tendue par une certaine cruauté (complaisante ?), que confirme l’évocation des oiseaux morts dans la piscine vert foncé. Un massacre des innocents –
vus et montrés par petites touches comme des monstres – « pleins de colère et de haine, ils lancent des pierres » – au profit d’un futur paradis. L’expression relève plus de l’oxymore que du pléonasme, comme déjà vu dans Eden de Waddah Saab, Dans les jardins d’Electropolis de Lancelot Hamelin, et Vendredi soir d’Alexis Fichet. Les personnages d’Eden ont nourri l’espoir que leur futur puisse être autre chose qu’une terre atomisée, brûlée et stérile, mais leur nature trop humaine les a menés au renoncement, d’où l’image finale d’un Eden déchu. Bâtir un Eden protégé du monde est une des promesses non tenues de l’État d’Électropolis et les îlots paradisiaques de Vendredi soir ne sont qu’un layout décor3 pour les avatars de Robinson, pas tous à la noce. Mais Rosalind y croit encore, au paradis, et elle tue pour ça.

L’analyse : en ce moment on parle beaucoup de Rosa Bonheur4… Si celle-ci cueillait la vie dans les yeux des biches, celle-là sème la mort dans les yeux billes noires avides et méchantes des enfants (du moins est-ce ainsi que les voit la vieille Rosalind) , cruauté d’autant plus ressentie que le texte est assez beau, du moins dans sa première partie. Retour à Camus : dans Les Justes, Stepan s’insurge : « Des enfants ! Vous n‘avez que ce mot à a bouche ! Ne comprenez-vous donc rien ? Parce que Yanek n‘a pas tué ces deux-là, des milliers d‘enfants russes mourront de faim pendant des années encore. »5 Yanek a refusé de sacrifier le présent au nom d’un futur improbable. Il y a quelque chose de gratuit dans le pari de Rosemond Salive ( « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens.» ) Toute la violence du monde. C’est une tueuse, un présent qui part en guerre contre le futur en prétendant le contraire. Une tueuse punk, no future ! Une terroriste
qui se prend pour la Justice : aveugle, elle met en balance le choix des enfants de s’entretuer ou non.

Je cherche la vision de ce qui vient, comme dit Roland.

Car c’est un thème ancien, le fratricide, l’entretuerie des frères ( pas des sœurs, tiens donc … ) , un archétype fondateur de notre culture occidentale qui dit la violence inhérente à la condition humaine. Il y a, pensait Fritz Lang, un meurtrier potentiel en chacun de nous. Et il réalise M6 qui tue la petite Elsie. Peut-il y avoir un avenir Par delà le bien et le Mal 7? Cette dichotomie est-elle dépassable ? En tuant les enfants, la vieille entend éradiquer le mal, comme l’État totalitaire de Minority Report, nouvelle de Philip K. Dick magistralement adaptée par Spielberg en 2002, qui prétend arrêter les criminels avant leur passage à l’acte. Au-delà de la pratique hygiéniste moralement très suspecte et vouée à l’échec, ce n’est pas tant la question du bien et du mal qui est posée, mais de « qu’est-ce qu’on y gagne », « qu’est-ce qu’on y perd » ? Je fais le pari que cette vieille est une métaphore. Métaphore d’une génération, voire de toutes les générations qui ont programmé la mort de leurs filles et fils. Guerre de 14-18, destruction de la planète, etc… Elle les laisse s’entretuer et s’en frotte les mains. Nous avons détruit la Terre et nous ne pouvons le concevoir parce que nous ne serons plus là quand il fera 50° dans une Bretagne en feu dont la côte aura été dévorée par la montée des eaux. Ne plus faire d‘enfants ne fera pas de la terre un paradis, ni ne nous sauvera du désastre.

Alors quoi ?

N’y a-t-il donc rien à faire ?

Tout, il y a tout à faire, à commencer par envisager de Mourir bio, comme dans la nouvelle d’Alexandre Koutchevsky. Inscrire sereinement notre propre mort dans la case bénéfices ( plutôt que de tuer les autres ) , vivre et œuvrer avec les eaux, les forêts et les bêtes pour briser la chaîne ( ADN ? ) qui toujours nous ramène à la barbarie. Albert Camus, dont la mort tragique et prématurée8 a rajouté à la douleur du monde, a grandement contribué à son éclat avec la profondeur de sa pensée. C’est à lui qu’il convient de donner le dernier mot, extrait de Nous autres meurtriers9: « en vérité, personne ne peut mourir en paix s’il n’a pas fait tout ce qu’il faut pour que les autres vivent. »

Les actions que cela peut déclencher et les effets sur la cité :

La douleur du monde est-elle quantifiable ? Quelle quantité de bonheur serait nécessaire pour équilibrer les comptes ? Un grand programme de recensement participatif où chacun viendrait déposer ses témoignages heureux ou malheureux à partir d’une date à déterminer ( on pourrait remonter à 2001 ou à 1789 ou à toute autre date zéro…) , un conseil de sages attribuerait une valeur à chaque témoignage afin de déterminer leur poids dans une grande balance numérique qui serait affichée partout, au fronton des mairies, dans les théâtres avant chaque spectacle, les cinémas avant chaque projection, dans les halls de gare, à l’entrée des autoroutes et en miniature au fond des tasses à saké des restaurants asiatiques, et qui pourrait déboucher sur un autre grand programme ( inspiré du BNB10 du Bhoutan ? ) destiné à prendre des mesures pour augmenter le bonheur du monde, sa douleur étant, de toute façon, incommensurable.


1 : L‘Homme révolté – Albert Camus – 1951 -Folio essais p. 378
2 : « Silve » dans la dernière version, mais les enfants l’appellent « Salive »
3 : Le layout décor est une étape de fabrication d’un film d’animation, qui pose le décor dans lequel va s’intégrer le personnage à partir de la référence du storyboard et définit composition de l‘image, direction de la lumière, etc
4 : Rosalie Bonheur dite Rosa Bonheur (1822-1899) est une peintre et sculptrice française spécialisée dans la représentation animalière. Elle est exposée au Musée d’Orsay du 18 octobre 2022 au 15 janvier 2023.
5 : Les Justes, Albert Camus, Éditions Gallimard, Collection NRF, 1949 ; acte 2.
6 : M le Maudit (titre original M – Eine Stadt sucht einen Mörder), Fritz Lang, 1931
7 : Par delà le bien et le Mal, Friedrich Nietzsche, 1886
8 : Le 4 janvier 1960, dans un accident de voiture.
9 : Nous autres meurtriers, Albert Camus, article paru dans la revue Franchise, 3, novembre-décembre 1946.
10 : Bonheur National Brut

Etat du monde ou état de son monde ?

Préambule

Dans ce texte, dont j’aime beaucoup l’écriture, le poison est distillé dés les premières secondes : la charmante petite vieille s’appelle « Rosalinde Salive »1. Désolée, mais on ne peut pas être une charmante petite vieille quand on s’appelle comme ça ! C’est une sorcière, en tout cas moi, je l’ai sentie comme ça dès le début. J’ai lu ce texte comme un conte, très visuel dont le déroulé de l’histoire s’inscrivait automatiquement en images. Ce texte a fait remonter  le souvenir d’un film espagnol que j’ai vu en 1975 2. C’est un film d’anticipation où les enfants s’organisent en hordes pour tuer les adultes, leur puissance de télépathie va  jusqu’à transmettre aux fœtus l’ordre de tuer les mères. J’étais sidérée ! Rosalind a dû voir le même film que moi, elle prend les devants !

Phrases retenues/commentaires  

 « quand j’aurai le temps , quand je serai vieille, quand je serai seule… »

Ça nous traverse toutes et tous, j’imagine. Existerait-il un temps béni, plus tard, où nous pourrions nous installer dans la sérénité ? Pas sûr que le fait d’être vieille et seule donne plus d’appétit pour la lecture ou pour la vie tout court !

«  Rosalind a essuyé au bord de ses lèvres, au coin de sa bouche, la mousse du venin de vengeance… »

La gentille petite vieille porte une souffrance insupportable, et mon sentiment, c’est que dans ce texte on est plus dans une détresse personnelle que dans une bascule du monde. Plusieurs fois, elle suggère que les enfants sont violents, fermés. Etat du monde ou état de son monde ?

« UN MYSTÈRE
dirent les familles »

Serait-elle la seule à voir l’état du monde ? Et c’est pour cela qu’elle agit dans la perspective d’une destruction ? Les autres autour d’elle seraient aveugles, elle serait la seule à observer la mutation des enfants ?

Je continue à penser qu’elle est plus dans la destruction de son propre monde, et qu’elle ne veut pas partir, puisqu’elle va mourir, sans laisser la trace de son passage sur terre. Cependant cela reste mystérieux puisque la morale du conte, c’est que toute somme de souffrances faite, mieux vaut partir tôt, et c’est donc un acte de générosité qu’elle a posé avant de partir. J’en doute, Rosalind veut faire payer, selon moi, le vide de sa propre vie, ses souffrances passées, son enfance ?


1 : De son vrai nom Silve, les enfants l’appellent Salive
2 : Quién puede matar a un niño? – Narciso Ibàñez Serrador – 1974

Comme un bonbon anglais

« Tiens, il est neuf heures. Nous avons mangé de la soupe, du poisson, des pommes de terre au lard, de la salade anglaise. Les enfants ont bu de l’eau anglaise. Nous avons bien mangé, ce soir. C’est parce que nous habitons dans les environs de Londres et que notre nom est Smith » écrit Ionesco dans La Cantatrice chauve. Je ne sais pas pas si l’eau est anglaise, mais j’ai trouvé que l’écriture de Marie Stenton l’était.

Marie Stenton, c’est une normalienne et une autrice bilingue qui justement a écrit un mémoire sur le polylinguisme au théâtre : « Ce que parler veut dire : pratiques et usages de la langue maternelle et de la langue étrangère sur la scène contemporaine ». C’est aussi une dramaturge qui a été formée au T.N.S.

Sa nouvelle « Rosa Rosa Lind », je l’ai lue vite et avec plaisir. Quelques pages avant la fin, j’écris sur mon ordinateur :

« les hurlements
des notes aigües
ne réveillent pas Rosalind elle dort enfin
(il n’y a plus un petit garçon vivant dans tout le quartier). » p.18

Dénouement prévisible ? La mamie va tuer les enfants !
Puis dans les dernières pages, j’écris : chute astucieuse finalement. L’ironie est plaisante, gourmande même. La nouvelle est réussie. Je l’aime beaucoup. Je continue ensuite et comme d’habitude, les idées viennent en écrivant : Thématique ultra-moderne que l’on retrouve également chez Dennis Kelly dans Occupe-toi de bébé1 ou dans la série Utopia2 notamment.
Voir l’extrait sur le net : https://www.youtube.com/watch?v=ELTlum9r9oM « Rien ne demande autant de carbone qu’un nouvel être humain et pourtant vous en avez créé un. (…) Sa naissance était égoïste, c’était brutal. »
Une différence pourtant subsiste avec Kelly. La question de l’enfance n’est plus ici une question écologique mais une question martiale. L’enfant n’est plus l’innocence, l’enfant n’est plus la beauté, la bonté ; il est la colère, la guerre, la mort.
Se pose dès lors la question du monstre. Qui est monstrueux dans cette nouvelle ? Cette mamie gâteau qui tend un piège diabolique, ou ces enfants qui semblent être une menace perpétuelle ?

« Rosalind est allée voir son petit-fils chanter à l’église, c’est un enfant
de chœur plein de colère et de haine, il chante, petit dans son uniforme,
sa bouche ouverte d’ange, ses yeux d’assassin, les mains rejointes pour
ne pas montrer qu’elles ont lancé des pierres » p.7

Le nom du personnage Rosalind Salive (Silve dans la dernière version, mais les enfants l’appellent Salive ) est en outre assez savoureux et rappelle sans doute des personnages de sorcières des contes. Il me paraît évident aussi que Stenton se souvient très bien des nouvelles de Roald Dahl : Sacrées sorcières3, Kiss Kiss4 etc. Le nom de famille « Salive » évoque évidemment la faim, les personnages d’ogre, d’Hansel et Gretel, mais paradoxalement il évoque aussi les fleurs : la rose notamment et par association d’idées le jardin d’Eden, le paradis.

« Le jardin entier a bien monté. « Paradis », murmure Rosalind. Le mot vient du persan. Veut dire « jardin fermé ». Verger entouré de murs. Le jardin muré, le paradis. » p. 2

Quant à notre problématique du futur, la leçon de la nouvelle paraît assez claire, c’est-à-dire pessimiste et provocatrice. L’enfant en effet n’est plus ici un message d’espoir, un inventeur d’avenir. Pensons aux clichés : il faut construire le futur de nos enfants, les enfants sont le monde demain etc.… Non, en inventant l’avenir, en décidant d’inventer de l’avenir, ils se tuent au présent, et créent le monde de demain auquel on ne s’attendait pas. D’ailleurs, je ne l’avais pas remarqué tout de suite, mais il y a un partitif. Les enfants n’inventent pas l’avenir, mais de l’avenir, une partie de l’avenir, encore plus incertain donc. Ce n’est pas tout à fait la même chose. C’est plus flou, plus angoissant…

« Il fallait que ce soit les enfants seulement
les enfants qui décident
inventent
de l’avenir. » p.15

Pourtant en relisant la fin, on s’aperçoit que le dénouement est peut-être plus ambigu qu’il n’y paraît.

« 12 enfants morts en s’entretuant avec des armes laissées à leur
disposition, chargées, entassées dans un coffre qui ne devait contenir
que des jouets. Les enfants auraient pris les armes pour des jouets.

Vous vous direz peut-être que Rosalind a eu pour dernier acte de
beaucoup augmenter la douleur du monde. Oui, les murs vont trembler
des cris de mères. La terre du cimetière devra être retournée en douze
petits tas. Mais arithmétiquement, toutes données comprises, Rosalind
a peut-être diminué la douleur du monde ? S’ils se tuent aujourd’hui
ils ne tueront pas demain ? peut-être c’est le pari » p.21

Effectivement, il n’y a pas de point final. On relève également la modalité interrogative, le modalisateur « peut-être » répété deux fois, et la présence d’une subordonnée hypothétique « S’ils se tuent aujourd’hui ». On a donc l’impression que l’acte du personnage éponyme, si excessif qu’il soit, n’est peut-être pas aussi assumé qu’il n’y paraît.

Il est probable ( en grammaire on parle ici de potentiel ) , que le crime de Rosa ait empêché de futures atrocités, mais l’on ne peut pas en être complètement persuadé.

D’ailleurs, on remarque que cette avant-dernière phrase est écrite au présent : « S’ils se tuent aujourd’hui ils ne tueront pas demain ? »

En d’autres termes, on ne sait pas vraiment de qui sont ces propos, le narrateur ? Etonnamment, la narration est à la première personne du singulier :

« Rosalind s’est recouchée dans son lit
je vous l’ai déjà dit ? » p.15

Ou est-ce Rosa elle-même qui assassine ces enfants avec une petite pointe d’incertitude ?
La mamie joue donc, mais on n’est pas au PMU ici. Ce n’est même pas un pari pascalien.
L’existence de Dieu, c’est intellectuellement amusant, mais la vie de gamins ?
Et puis, les enfants voulaient-ils jouer avant tout ?

« Les enfants auraient pris les armes pour des jouets. » p.21

Et s’ils s’étaient entretués sciemment en sachant que ce qu’il y avait dans le coffre était des vraies armes ? Pour inventer un bout d’avenir où ils ne seraient plus…

Ce conditionnel décidément « les enfant auraient pris les armes pour des jouets », on l’adore. Il est polysémique, délicieux, sucré, sweet, comme un bonbon anglais.


1 : Occupe-toi du bébé – Dennis Kelly – Editions de l’Arche 2010
2 : Utopia est une série télévisée britannique créée et écrite par Dennis Kelly 2013 – 2014
3 : Sacrées sorcières – Roald Dahl – Parution 1983 – Gallimard 1984
4 : Kiss Kiss – Roald Dahl – Parution 1960 – Gallimard 1962

Marion Stenton

En décembre 2022, Marion Stenton est en résidence à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignons, où elle poursuit son travail de recherche d’une écriture dramatique qui puisse se faire court-circuit du réel avec ses deux dernières pièces, SUGAR et nous nous reposerons.

Sa pratique d’écriture se définirait difficilement autrement que comme « dramatique », même si elle ne respecte pas vraiment les cadres d’une « théâtralité » bien faite. C’est une écriture qui laisse sa part à l’hybride et au monstrueux dans le mélange des formes pour la recherche de cette morsure du réel – un réel plus qu’un réalisme, un vrai qui jaillit d’un faux, et qui est plus vrai, plus fort, plus net, plus reconnaissable que la vérité qu’on se serait appliqué à reproduire. Une écriture qui traque un sentiment du réel, au risque d’être dérangeante, grossissante, étouffante, menaçante. Une langue dans laquelle la co-présence de deux langues maternelles (anglais et français), deux structures distinctes de formulation de pensée, laisse rêver à l’étrangeté du monde et à son indépassable absurdité.