Monique Lucas

3 mots
La chouette de minerve – Gaucharde – Délice

3 œuvres
Les affinités électives – Goethe
Le Chardonneret – Dona Tartt
Suzanne – Roland Fichet

3 phrases
« Je me taisais pour donner l’exemple  » (Jean Luc Lagarce)
« Quand un arbre tombe on l’entend, quand une forêt pousse pas un bruit  » Proverbe africain
« Puis vint le jour ou nous fûmes heureux  » (Anne Julien)

Interprétations

D’un pays sans fin

Une fin heureuse

« Un jour j’ai pris congé de moi, à la recherche du pays invisible et muet je l’ai trouvé »
Se libérer de l’origine, du poids sclérosant du passé pour accueillir le reste de sa vie ? L’auteur tend la main vers une proposition douce pour aller vers le futur.

Confidences

« Il disait qu’une plante, quand elle a perdu son nom, est en danger de mort »
Ne pas perdre les mots pour ne pas mourir. J’ai peur de l’appauvrissement du vocabulaire, du dessèchement de la langue. Les tyrans œuvrent à l’appauvrissement de la langue.

Dans les jardins d’electropolis

Le A de Après

(Avertissement : je réagis en écho, sans essayer de faire un texte, par associations de phrases courtes ou de questions.)

 » la trace contre le chiffre »
Le mécanique contre le numérique.
Le réel contre l’algorithme.
Littérature contre mathématique?
« La chair du ciel et les viandes des nuages accumulés se déchiraient. » p.2
J’ai aimé la chair du ciel, j’ai été surprise par la viande, je me croyais dans une métaphore, j’ai compris que c’était la réalité de ce moment là. Monde devenu immense corps cancéreux avec prolifération de chairs anarchiques, étrange  paradoxe ou la planète pour se protéger des exactions humaines se fait chair. Allusion à la Bible ?
Puis vient la présence oppressante des insectes, des bactéries. Il y a peu de temps, j’ai eu l’occasion d’écouter une conférence de Philippe Grandcolas, sur la biodiversité. Remarquable ! Dans le monde d’aujourd’hui si l’on fait un rapport entre insectes et humains, sur un schéma concrétisant la présence des insectes, micro organismes et les hommes, les premiers prennent la moitié du schéma, les hommes sont à peine visibles.

Faut il imaginer une révolte du plus petit au sens strict du terme ?  
C’est ce qu’imagine aussi Bernard Werber dans son livre Les fourmis (1991)
Sait-on par exemple que 700 millions de fourmis sont en train de naître à la seconde?
« Ne se dessinait-il pas à travers le monde un projet ? » p.5
Une toute petite chose qui dans ce monde infernal ressemble à de l’espoir. Quoi ? C’est encore indéfini, mais c’est ouvert : la fin du monde, d’un monde et après ? Ça parle de fin du monde et pourtant juste une lueur, la lumière de l’hippocampe ?
J’aime que cela soit une question, un peut être.
« Les fidèles d’A ne voulaient pas gagner, car ils savaient que qui perd gagne. Il créaient juste les conditions du jeu. » p.15
Là encore il existe une lueur, un possible, ce n’est pas clos .
Et puis il y a l’apparition du «  jeu », c’est étonnant ce mot dans cette ambiance apocalyptique. Comme si le léger était encore possible, malgré l’enveloppe de viande. Surgissement de l’enfance ?  
« Le fœtus qui avait pris du poids ouvrit les yeux et me sourit. L’animal était vivant . » p.21
À la fin du récit on retrouve le rejeton vivant, merveilleux et télépathique. Serait-ce la métaphore de l’animal en nous qui pourrait être lumineux ? Une invitation à apprendre à le respecter et à le connaître ?
«  Notre amour aurait dû constituer une science des grands systèmes en équilibre »
Est ce qu’il donne la clef ? Mais il dit « aurait ». C’est pas tout à fait fermé , mais ce n’est pas tout à fait ouvert non plus.
J’ai envie de m’accrocher à ce «  A » là. « je ne sais pas , mais » ?
Tout le texte de façon décalée est porté par ce grand amour. Toutes les autre relations sont dépourvues de toute émotion et s’inscrivent de façon pragmatique dans un ordre établi et contraint. Tout est opérationnel. Est-ce que l’avenir – le A de Après – serait d’accepter à bras ouverts l’irrationnel de cet état d’Amour ?

Manger la bibliothèque

Un archétype d’antipoésie

« Un rapport d’évaluation du Ministère parle de l’établissement comme, je cite : Une communauté féconde travaillant en synergie, qui a érigé l’innovation permanente en principe moteur, seul capable d’apporter une destination et une valeur ajoutée au travail. »
J’ai choisi cette phrase dans le texte de Cyrille Martinez parce que c’est une forme d’archétype d’anti-poésie par excellence. J’arrive à la fin de la phrase et je ne sais plus ce que raconte le début, tellement ça manque de chair, on dirait l’introduction d’un livre de management.

C’est le genre de phrase qui me rend bête quand j’écoute un discours. Les mots pris à part, ça marche : communauté féconde, c’est joli ! Innovation, c’est chouette ! Mais l’ensemble finit par sonner creux. C’est terrorisant, la vitalité, l’énergie de la parole du texte se dissout. Texte déshumanisé. Alors paradoxalement pour ré-humaniser ne faudrait-il pas s’appuyer sur la puissance animale et tout ce que nous ignorons encore ?

De la même eau

Au bord

Préambule
Ce texte m’a plongé dans une grande tristesse. Je suppose que l’autrice est tout à fait consciente du trouble que contient son texte, si elle ne le sait pas c’est encore plus fort. Nous avons eu des échanges assez passionnels à propos de ce texte, pour moi «  au bord »1 est vraiment le condensé de ma pensée. Elle voit, elle sent, elle vibre, mais surtout « elle ne veut pas se mouiller » , dans tous les sens du terme, figuré et concret. J’espérais, à un moment, qu’apparaisse, ne serait-ce que furtivement, ce qui allait surgir d’elle, mais je n’ai senti que l’immense tristesse face à la perte de son monde sensible, et je ne vois d’autre issue que la mort.

Phrases retenues/commentaires

« Tout peut surgir d’un paysage aussi vide » p.2

Le paysage n’habite plus le monde, il ne contient plus, ni en laideur, ni en beauté. Elle est dans un grand vide. On a presque l’impression qu’elle traverse des hologrammes. Elle ne fait rien, elle a fait : se baigner, travailler, mais maintenant elle ne fait rien. Est-elle vide comme le paysage ?
Que pourrait il surgir d’elle puisqu’elle est comme le paysage ? Faut-il passer par un grand vide avant de pouvoir se réinventer ?

« … c’est cette claire insouciance qui m’a attiré vers toi, cette forme gracieuse d’une idiotie qui te rend parfaitement doué pour l’existence et pour la joie. » p.4
«  Nous sommes sensibles comme toi, informés. Tu prends pour idiotie notre courage ». p.5

Idiotie accolée à existence et joie ! Terrible ! C’est pour cette raison que je ne vois pas d’autre alternative que la disparition. Est-ce orgueilleux de la part du personnage, ou désespéré ? Le style est d’une grande violence : « cette forme gracieuse d’une idiotie » . Elle se drape exclusivement et seule, dans la nostalgie du passé, porte un jugement sans appel sur ses contemporains, en particulier sur l’homme qui, lui, est prêt à donner, y compris de l’amour. Elle dit « je » il dit «  nous ». Bien-sûr, je ne défends pas le monde évoqué dans ce texte, moi qui suis une renifleuse. La première chose qui m’atteint dans un espace, c’est d’abord son odeur, mais je me pose la question pour demain : jusqu’où puis-je m’adapter ? Jusqu’où pouvons-nous nous adapter ? Quel est le point de bascule du tolérable ?


1 «…je reste sur le bord, ce n’est pas seulement une métaphore, c’est une décision prise de longue date, à laquelle je me tiens.» p.3
«…je reste sur le bord, plantée, verticale…» p. 3

La réserve des choses

Le mot chagrin

Phrases retenues/commentaires
« Derrière la vitre, le monde continue de s’agiter comme toutes les nuits, mais je ne suis plus la même personne. » p.1

Mutation, transformation, il s’est passé quelque chose de décisif. Pour moi ce texte est peut être le plus philosophique, accueilli à ce jour dans la Bibliothèque des futurs.Cette idée du « JDV – jour de vie », lui donne une forme très concrète, réelle, mais ce pourrait tout aussi bien être la métaphore d’une quête intime de connaissance de soi, pas dans le sens gratte nombril, mais dans le sens d’une recherche de paix.

« À vingt ans, nous avons cessé de voir l’intérêt de cette journée, la priorité était de vivre les choses avant de les revivre. » p.2

Ça fait du bien de lire une phrase sur la vitalité de la jeunesse. Jeunesse qui non seulement résiste à ce qui pourrait s’apparenter à la consommation d’une « super journée », mais va au-delà, l’oubli, presque. On dit souvent qu’il y a aujourd’hui une tendance au « tout, tout de suite, maintenant » la jeunesse dont elle parle est capable de différer, sacrée sagesse !

« J’ai compris que ce n’était pas elle qui s’était trompée, mais moi depuis tout ce temps.
Je n’en ai pas voulu à Lucia, tout était apaisé et lointain, mais je suis heureuse d’avoir appris la vérité.
Ainsi finissent tous les chagrins » p.7

J’aime cette phrase sur les apparentes fausses routes, sur la violence des regrets, le moment où on voudrait revivre pour pouvoir ne pas être ce qu’on a été, ne pas vivre ce qu’on a vécu. J’entends aussi une confrontation entre interprétation et vérité : l’interprétation comme monologue intérieur qui ne prend en compte que le ressenti personnel – qui peut virer à l’obsession – et la vérité comme la nécessaire confrontation à l’autre pour pouvoir replacer la chose vécue – ou dite – à sa juste place.

Je vois aussi dans cette phrase l’idée du pardon, y compris vis à vis de soi-même.

Dans cette phrase, j’aime enfin le mot « chagrin ». Dans la pièce de Roland Fichet, Suzanne1,  le personnage éponyme a 20 ans et dit à son jeune amant Max : « Chagrin, chagrin, chagrin, le mot chagrin; j’aime bien ce mot » 2. Vingt ans plus tard, Suzanne dit à son psychanalyste :

« Il n’y a même plus de chagrins, il n’y a que des dépressions » 3 . Dans « chagrin », il y a la vitalité de la douleur, je vois les larmes couler, je pleure parce qu’il m’est arrivé quelque chose de grave, tout mon corps pleure, et c’est normal ! C’est humain ! Ce n’est pas une maladie. Dire qu’il n’y a plus de chagrin mais que des dépressions, c’est faire croire que la normalité c’est le bonheur, et que donc, si on n’est pas heureux on est malade. Que le personnage de La réserve des choses utilise le mot chagrin me fait entendre qu’elle a traversé la vie jusque là en acceptant toutes ses rives.

Le texte de Claire Béchec raconte une expérience personnelle et pourtant il porte la force et la nécessité du lien à l’autre.

Une proposition d’action concrète suscitée par ce texte ?

On pourrait proposer des « JDV » d’une autre nature, et pour rire,  je propose que dans l’avenir nous ayons la possibilité d’avoir notre journée « Tirésias » !


1 Suzanne – Roland Fichet – Éd. Théâtrales -1993
2 opus cité p.28
3 opus cité p.65 

Rosa Rosa Rosa Lind

Etat du monde ou état de son monde ?

Préambule

Dans ce texte, dont j’aime beaucoup l’écriture, le poison est distillé dés les premières secondes : la charmante petite vieille s’appelle « Rosalinde Salive »1. Désolée, mais on ne peut pas être une charmante petite vieille quand on s’appelle comme ça ! C’est une sorcière, en tout cas moi, je l’ai sentie comme ça dès le début. J’ai lu ce texte comme un conte, très visuel dont le déroulé de l’histoire s’inscrivait automatiquement en images. Ce texte a fait remonter  le souvenir d’un film espagnol que j’ai vu en 1975 2. C’est un film d’anticipation où les enfants s’organisent en hordes pour tuer les adultes, leur puissance de télépathie va  jusqu’à transmettre aux fœtus l’ordre de tuer les mères. J’étais sidérée ! Rosalind a dû voir le même film que moi, elle prend les devants !

Phrases retenues/commentaires  

 « quand j’aurai le temps , quand je serai vieille, quand je serai seule… »

Ça nous traverse toutes et tous, j’imagine. Existerait-il un temps béni, plus tard, où nous pourrions nous installer dans la sérénité ? Pas sûr que le fait d’être vieille et seule donne plus d’appétit pour la lecture ou pour la vie tout court !

«  Rosalind a essuyé au bord de ses lèvres, au coin de sa bouche, la mousse du venin de vengeance… »

La gentille petite vieille porte une souffrance insupportable, et mon sentiment, c’est que dans ce texte on est plus dans une détresse personnelle que dans une bascule du monde. Plusieurs fois, elle suggère que les enfants sont violents, fermés. Etat du monde ou état de son monde ?

« UN MYSTÈRE
dirent les familles »

Serait-elle la seule à voir l’état du monde ? Et c’est pour cela qu’elle agit dans la perspective d’une destruction ? Les autres autour d’elle seraient aveugles, elle serait la seule à observer la mutation des enfants ?

Je continue à penser qu’elle est plus dans la destruction de son propre monde, et qu’elle ne veut pas partir, puisqu’elle va mourir, sans laisser la trace de son passage sur terre. Cependant cela reste mystérieux puisque la morale du conte, c’est que toute somme de souffrances faite, mieux vaut partir tôt, et c’est donc un acte de générosité qu’elle a posé avant de partir. J’en doute, Rosalind veut faire payer, selon moi, le vide de sa propre vie, ses souffrances passées, son enfance ?


1 : De son vrai nom Silve, les enfants l’appellent Salive
2 : Quién puede matar a un niño? – Narciso Ibàñez Serrador – 1974

F.A.M.

Je joue le personnage

La lumière et le son sont les seuls cadres.
Accessoires : seringues, micros.
Je joue le personnage. Je trouve une partition particulière pour chaque police de caractère et respecte à la lettre les espaces proposés par l’auteur.
Le costume n’est pas un vêtement, c’est un revêtement qui recouvre le corps nu de surcouches en matière molle et déchirable de façon à ce que je puisse arracher des bouts de peau, de chair, des lambeaux et à chaque fois qu’il y a arrachage du rouge coule. Au départ j’apparais dans une sorte de nu légèrement monstrueux, la silhouette humaine s’efface au fur et à mesure que le corps part en lambeaux, ça ne tombe pas au sol comme des feuilles mortes, ça reste sur moi, ça bouge avec moi et ça coule avec moi.
Pour le visage: plaquage des cheveux tirés en arrière très près du crâne, effacer cils, sourcils et lèvres.

Partition gestuelle et vocale :
Cf page 2 et page 3, « est ce qu’on aurait pu commencer autrement…. »
Debout, bras en croix, immobile, regard perdu. Si c’est une arène je tourne sur moi-même doucement.
Voix douce, presque tranquille, dans une tonalité légèrement au dessus du registre normal de la comédienne, interrogation très marquée.

Les annonces des combats – PREMIER COMBAT … DEUXIEME COMBAT…– sortent de hauts parleurs placés dans le public, c’est excessivement fort, très désagréable, je ne bouge pas, ne suis, pas surprise, je sais.

Pour interpréter les textes en petits caractères gras « le personnage de Roman attend… » je suis accroupie, aux aguets mais pas apeurée, jamais de posture de victime, pas de recherche du regard.
Les phrases qui concluent ces description: «….se jette au milieu du groupe….. elle s’écrase contre un mur….la cage tremble….premier sang de part et d’autre…. » me servent d’impulsions pour danser.
Voix : tonalité basse, murmure ? Dans un micro à 50 cm du sol, peut être plusieurs micros dans l’espace comme des antennes qui sortent du sol. 

Pour interpréter les textes : «  vecteurs virus….biologie prends ça …» je vois aux pieds des micros des petites seringues doigts, avec des aiguilles plus ou moins longues, je me pique consciemment, parfois me caresse la peau. J’imagine qu’à certains moments étant donné l’épaisseur du costume je peux me transpercer de part en part. Sur tous ces textes écrits dans cette typographie je danse.
Voix : énergique, parfois presque chantée, des spasmes aussi quasi érotiques. Trouver des scansions, du rythme mais ne pas avoir peur de l’anarchie.
Le «CHOC DU FUTUR !» est un cri de guerre, je peux au bout d’un moment trouver un signe vers le public qui le hurlera à ma place.
Quant aux émotions, laisser venir en fonction du respect des indications physiques et vocales . 

Les déchets – une élégie

Le film n’est plus en couleur, il n’est pas non plus en noir et blanc, il est gris, totalement gris ! Dans la dystopie. 
Si je ne vois plus cela n’existe pas. Est ce que la pensée , elle aussi se dissout ? Loin des yeux loin du cœur, loin des yeux loin de la pensée responsable

Dernières sommations

Mais alors pourquoi le bâilleur ne passe-t-il pas à l’acte ? Pourquoi ne lui prend-il pas les clefs des mains ? Pourquoi la famille n’intervient-elle pas et se laisse dériver vers l’agonie ?
Le message serait-il que nous sommes tellement immobiles que la catastrophe ne peut qu’arriver ? C’est étrange cette bascule d’une situation au départ très banale presque légère dans le drame. Le quotidien vrille.
(ML)

L’image de la famille qui attend désespérée me renvoie à la sidération des migrants  quand absolument plus rien ne peut dépendre d’eux.
(ML)

Vendredi soir

«  Plus personne n’est visé, on s’exclame pour la joie du cri… » p.1

On dit toujours que l’humain est un être avant tout social. Là ce que j’aime c’est la reconnaissance de sources de joie totalement indépendantes de la relation, simplement issues de ce que nous sommes capables de produire comme énergie, indépendamment de l’inscription dans un sens .

Je ne l’ai pas entendu comme une perte, mais comme la joie du son strictement pour ce qu’il est.

Est ce qu’une des possibles recherches pour la vitalité du futur ne serait pas d’aller à la découverte fine de ce que notre corps peut nous apporter de joie ? ( Et on n’est pas obligé pour ça de rentrer dans une secte !)

« La solitude ne lui pèse plus. Elle se sent accompagnée, désormais, par l’ombre des géants. » p.4

C’est presque le mouvement inverse de la phrase d’avant : de l’extérieur vers l’intérieur . S’il s’agit des mêmes géants que ceux décrits dans la 6ème histoire, ce sont des humains ayant rompu avec une forme de rationalité qui ont développé un rapport au monde fait de sensations paisibles, musicales. Ils ont développé une façon d’être au monde un peu hébétée mais sensible.

Ici encore, il y a, de mon point de vue, une forme de questionnement de notre rapport au sens, les géants ne se préoccupent plus du sens.

Est ce que l’avenir serait de lâcher l’exploration du sens ? Ou tout du moins de lâcher notre désir de tout vouloir comprendre, tout vouloir transformer en savoir et en science, et du même coup accepter le mystère ?

D’autres textes d’Alexis Fichet interrogent les rapports science et littérature. Je vois un écho avec le travail de David Wahl à Océanopolis. https://www.oceanopolis.com/david-wahl-oceanopolis

«  Soudain lui vient l’envie de dessiner pour mieux comprendre : cela fait des années qu’il n’a pas tenu un crayon, mais cette fois, il le sent, c’est par le dessin qu’il pourra comprendre ce qu’il pense et le communiquer aux membres de son équipe » p.6

Retour au corps à nouveau, je relie à l’expression «  la trace contre le chiffre », (Cf texte de Lancelot Hamelin Dans les jardins d’Electropolis ) éloge de la lenteur, sortir du «  tout en un clic ».

Question : Avenir et mise à distance du numérique ? Verrons-nous une génération rebelle au tout numérique, se réappropriant des gestes anciens, en inventant de nouveaux mais qui aient une chair, une inscription dans le temps.

«  Ils parlent de moins en moins, mais ils chantent beaucoup, de longues mélopées mystérieuses, de rauques cantiques qui leur tirent des larme, les laissant hagards et surpris, émus par cette émotion surgit des tréfonds de leur humanité » p.8

Encore le rapport au sensible, au corps, à la trace, et au détachement du sens, à la rationalité. Cette civilisation imaginaire a lâché prise ?

Je ne sais pas si j’ai envie de ça, et pourtant il y a dans l’image d’un peuple chantant un grand souffle ( Voir l’exposition qui se tient en ce moment à l’Abbaye de Daoulas : Afrique, les religions de l’extase.)

Accepter le mystère des ondes qui ne soient pas que liées au numérique, mais aussi aux mystères de nos sensibilités.

«  Toute création est une île, songe l’intelligence artificielle. » p.9

Questions:

C’est quoi la mer autour de l’île ?
Sur cette île, je préfère être Robinson ou vendredi ?
L’île on peut y accoster ou simplement la regarder de loin ?

Manon Poudoulec

« Robinson est un haut-parleur installé sur l’île déserte de Las Penitas » p.1

Un haut-parleur. Je m’arrête immédiatement sur le double sens que peut avoir ce mot. Alexis Fichet nous parle-t-il ici de l’objet ou d’un humain ?

Et si c’était un homme, qui serait ce haut-parleur ?
Un homme qui parle haut, qui parle fort ?
Un crieur public ?
Un homme grand ? Un grand homme ?
Un homme qui parle perché sur un monticule ?

Un beau parleur ?

Je l’imagine, seul sur cette île déserte, haut-parlant.

Je poursuis ma lecture :
« Alimenté en électricité par un grand panneau solaire »

Plus de doute sur le sens de ce haut-parleur. A moins qu’il s’agisse d’un andréide ( cf L’Andréide, Alexis Fichet ), ou d’un cyborg ( F.A.M, Gildas Milin ).

«…les rares fois où il s’est mis à parler le naufragé intergalactique a remarqué de légers changements dans sa voix, comme si elle se serrait un peu. Parler seul avec une voix de crécelle augmente le ridicule de la situation, et il a donc décider de se taire définitivement. » p.2

Il est question de parole à nouveau. De parole, de voix, de tessiture, mais aussi de se taire… et même définitivement.

« Il a envie de communiquer. Il ouvre la bouche pour dire quelques mots, mais rien ne sort qu’une série de cris rauques, une voix de ferraille et de cailloux. Il réalise soudain qu’il ne sait plus parler, ses cordes vocales se sont durcies, il peut tout juste éructer de vieux sons éraillés qu’il n’a jamais produits avant cet instant. Il insiste, il hurle maintenant face à la bête tentaculaire, s’énerve de ne plus parvenir à parler. » p.3

On peut penser que c’est cette absence de parole, cette impossibilité à dire, qui sera responsable de sa perte. Ne pouvant parler, il agresse la créature par son cri, celle-ci se défend en attaquant à son tour.

Robinson est mort de n’avoir pu s’exprimer.

« Ils parlent de moins en moins mais ils chantent beaucoup, de longues mélopées mystérieuses, de rauques cantiques qui leur tirent des larmes, les laissant hagards et surpris, émus par cette émotion surgie des tréfonds de leur humanité. » p.8

En vertu de l’évolution de l’espèce, les humains auraient finalement perdu la parole, comme on perd les dents de sagesse car devenues inutiles, la nature finit par nous en débarrasser.

« La seconde suivante a été entièrement consacrée à créer une langue disparue, en s’inspirant uniquement de l’anglais, du français et du code informatique, qui sont les seuls langages accessibles dans l’ordinateur. » p.8

Il n’est plus question de parole mais de langage. « Une langue disparue » créée par une intelligence artificielle qui s’ennuie dans un ordinateur.

Il peut y avoir langage sans parole, mais peut-il y avoir parole sans langage?