les assemblées 

Interprétatives

Il y a les écrivaines et écrivains et il y a à côté d’eux des lecteurs-interprètes. Ces moissonneurs de signes et de signaux, ces traducteurs, constituent l’Assemblée Interprétative. Cette assemblée se réunit régulièrement. Les lecteurs-interprètes tels des écureuils sautent d’une fiction à une autre, d’une phrase de celle-ci à un paragraphe de celui-là, d’un mot à un autre mot. 

Les branches s’ajoutent aux branches, les fictions aux fictions, l’arbre s’étend, se déploie, les écureuils multiplient les bonds, les détours, les acrobaties intertextuelles, les pirouettes poétiques, les cueillettes, les réserves de noisettes.

  • 1er octobre 2023
  • 18 juin 2023
  • 15 mai 2023
  • Agnès Jacquesson - La chaleur de vivre
  • 22 janvier 2023
  • Louis Bocquenet - Le mur des imaginations
  • 25 septembre 2022
  • Louis Bocquenet - Le catastrophisme est un signe de vieillissement
  • Agnès Jacquesson Le Jeu et le devenir
  • 26 Juin 2022
  • Loïc Barbedette - De quel coté tirer le Bateau ?
  • 9 Mai 2022
  • Texte d'invitation
  • Roland Fichet - L'art d'habiter, l'art d'hériter, avatars
  • Loïc Barbedette - Qui est autorisé à penser pour l'humanité ?
  • Katell Floc'h - Une personnalité juridique pour la baie de St-B...
  • Paul Recoursé - Mourir e.bio ou pas
  • Anne Le Baut - Echos
  • 6 mars 2022
  • Roland Fichet - Le flux des idées
  • Louis Bocquenet - Nous sommes malades du temps

1er octobre 2023
18 juin 2023
15 mai 2023

Agnès Jacquesson

La chaleur de vivre

Parmi les traces du futur, sous les pavés numériques de La Bibliothèque des futurs, la chaleur. Dans Dernières sommations de Vincent Guédon, elle s’impose comme une évidence. La lecture du texte m’invite à retourner dans les autres récits pour y sentir et interroger sa présence comme signe.

La pièce de Vincent Guédon est simple, la situation presque banale. Un dialogue s’amorce qui s’avère monologue tandis que se multiplient les « (temps) » jusqu’à l’absurde : 282 fois dans une scène de 43 pages. Et la situation dans laquelle les personnages sont agrippés de la façon la plus incongrue qui soit déjoue peu à peu nos attentes, joue avec nos nerfs et nous interroge.
La famille qui attend d’entrer à son tour dans la maison fraîche de Dernières sommations « est partie probablement à l’aube, aux heures les moins chaudes de la journée. » (1) Tandis que le bailleur tente de convaincre l’ancien locataire de laisser la place, la famille crève littéralement sur pied, victime de la « brûlure du jour » (2).
On pense au dérèglement climatique dont nous sommes responsables, nous les simples locataires de passage dans cet habitat bien mal partagé qu’est la Terre. Et ce vrai faux dialogue bancale, tronqué, impossible, pourrait traduire les incertitudes et les déséquilibres dans lesquels nous sommes pris, du fait de notre rapport avec la Terre dont l’ensemble des éco-systèmes est par notre faute perturbé.
Selon Hippocrate, le père de la médecine antique et sa théorie des humeurs, le corps est un subtil équilibre entre le chaud, le froid, le sec et l’humide ; et s’« il y a essentiellement santé quand ces principes sont dans un juste rapport de force et de quantité, que le mélange en est parfait », « il y a maladie quand un de ces principes est soit en défaut soit en excès, ou s’isolant dans le corps, n’est pas combiné avec tout le reste » (3).

Appliquée non plus au corps humain mais au système organique de la Terre, la théorie des humeurs nous dit combien elle souffre de ses dérèglements, et en particulier de son déséquilibre énergétique, sur lequel la recherche scientifique se penche sérieusement. D’aller vers le trop chaud, le trop sec, jusqu’à l’embrasement de régions jusqu’à présent préservées. C’est ce qu’énonce le Giec (4) qui prévoit, d’ici vingt ans, une augmentation du risque d’incendies de 14 % au sud de l’Europe si la Terre se réchauffe à plus 2,5 °C.

Rien d’étonnant à ce que la chaleur infuse les textes prédictifs de la Bibliothèque des Futurs.

De façon insidieuse dans Rosa Rosa Rosa Lind de Marion Stenton (5), où « les feuilles tremblent, godées par la brise tiède d’un printemps encore et déjà trop chaud » et où « il faisait de toute façon trop chaud pour jouer dehors ». La chaleur excessive imprime au jardin une moiteur délétère. Quelque chose de notre présent crée une tension vers un futur tragique, la mort inévitable des enfants sacrifiés.

Chaleur et mort aussi dans les récits post-apocalyptiques. Dans Rudimenteurs d’Alexis Fichet (6) où « la chaleur a été si intense qu[e Naphta] a cru fondre à plusieurs reprises, pénétré du sentiment de sa propre dissolution. » Dans le récit de Lancelot Hamelin intitulé Dans les Jardins d’Electropolis – Fragments d’une fin du monde (7), « Les nuages organiques s’épaississaient à vue d’œil, et le niveau de chaleur augmentait dans l’affolement des électrons et des atomes soumis aux bombardements radioactifs. » Dans F.A.M. de Gildas Milin (8) où « le Personnage de Roman prend feu avant de se transformer, dans un bruit assourdissant, en boule noire d’une circonférence d’environ 5 mètres. » Emmagasinée à l’excès, la chaleur menace le vivant, dissout les corps, modifie les paysages.

Toujours dans Rudimenteurs, où « des catastrophes nucléaires, ponctuelles, ont forcé des populations au déplacement [et] Des chaleurs intenables ont rendu des régions inhabitables. » : « Ciel bleu profond, chaleur étouffante : ce sont les signes annonciateurs des tornades. Pendant des heures la température ne cesse d’augmenter, insupportable, puis le ciel devient gris, puis noir, enfin le vent et la pluie apportent furie et fraîcheur. Tout est retourné, sens dessus dessous, on sort des caves où l’on s’était tapis pour contempler les vagues de déchets reformées ici ou là, une nouvelle géographie du land. »

Dans Abandonner – Qu’est-ce que tu t’imagines ? de Fanny Mentré (9), le cataclysme nucléaire s’ancre dans notre présent : « C’est quelques mois après ta naissance qu’il a commencé à me parler de l’Australie, quand les sécheresses qu’il avait anticipées très précisément sont arrivées. Il me disait que la France était morte, condamnée d’avance parce qu’elle avait fait tous les mauvais choix. Il savait que le nucléaire ne valait rien, que c’était comme un serpent qui se mord la queue : sans eau, pas de refroidissement possible ». Le chaud et le sec y règnent sans partage sur des continents dévastés, provoquent et s’allient à leurs contraires, pluies de grêle et déluge. Et ce déséquilibre mortifère, les personnages de Mourir Bio d’Alexandre Koutchevsky (10) s’en amusent tout en faisant amende honorable : « Au moins tout sera net, zéro pollution, fini, toute propre la planète, reset, plus que des animaux joyeux frétillant dans leur milieu bien naturel, des tempêtes sympathiques, des chaleurs aux bons mois, des hivers quand il faut. Nous sommes le fardeau du monde, nous bousillons tout, alors je ne vois que ça, oui je ne vois que ça, niveau développement durable c’est le plus efficace : extinction des humains. »

Drôle d’utopie que celle d’un monde sans humains. Retour à l’équilibre plutôt qu’au chaos de l’origine du monde, tel que décrit par Ovide dans Les Métamorphoses (11) et qui inspire une partie de la science-fiction, cyberpunk en particulier : « matière brute et confuse … terre instable, onde innavigable, air sans lumière, rien ne gardait sa forme, une chose empêchait l’autre, car dans un même corps le froid battait le chaud, l’humide le sec, le mou le dur, le sans poids le poids »

Dans Dernières sommations, trois types de corps s’opposent dans une tension absurde et aussi insupportable que la chaleur régnante : celui vertical, dominant et verbeux du propriétaire – il possède une maison fraîche -, celui horizontal, immobile et silencieux du locataire – il fait le mort, et le corps collectif de la famille qui se consume littéralement au fil des pages sous la « brûlure du jour ». Leur rapport à l’énergie – dépense, économie, absorption, a quelque chose d’inconciliable. Leur rapport au temps aussi : les nouveaux arrivants connaissent une dégradation rapide, le locataire sortant semble figé dans un temps suspendu et entre les deux le propriétaire dispute une épreuve contre la montre pour débloquer la situation. Pas d’échange, pas de partage dans cette tragédie où le coryphée se heurte au mutisme du protagoniste et n’est soutenu par la vision poétique d’aucun chœur. La tragédie du plus grand nombre qui souffre et qui se dévitalise sous nos yeux (autre lecture possible, hélas : famille = Gazaouis, voire exilés gazaouis, locataire = colon israélien, bailleur = le président des USA ou la diplomatie européenne).

Le discours du bailleur révèle par touches un contexte climatique dystopique et c’est dans ce texte – parmi tous ceux de la Bibliothèque des Futurs, que la chaleur est la plus concrètement sensible et intensément omniprésente : « La chaleur étouffante qui rend la vie en ville impraticable, la vie partout impossible […], des « autoroutes interminables, traversant des forêts calcinées, des paysages déserts, des lacs asséchés », un monde « inexorablement abîmé », « l’air de moins en moins respirable, les réserves épuisées, les mers chaudes et le feu partout », provoquent « la prolifération des méduses et les derniers jours de l’humanité », car nous [qui] sommes, en tout état de cause, en train de nous éteindre.[…]. Le locataire est « presque nu » à l’ombre de la terrasse et la chaleur, scande le bailleur, est insupportable.

Entre Edward Bond – une situation simple et fermée – et Samuel Beckett – un langage qui tourne à vide et une absence de Dieu – Vincent Guédon nous donne à voir un devenir possible où ni les contrats sociaux ni la vie ne sont plus respectés et où règnent l’injustice, l’égoïsme et l’incommunicabilité sur fond de canicule permanente, semblant illustrer théorie de l’effondrement, collapsologie, et autres fatalismes.

Or à la « comédie du silence » (12) jouée par le locataire s’oppose non seulement la logorrhée du propriétaire qui tourne à vide, mais la langue de la nature où le soleil est verbe. Selon Camille de Toledo, on peut « lire ce qui nous arrive, les feux, les inondations, les divers dérèglements du climat, comme des langages  : une colère terrestre » et « on peut alors accueillir cette « colère terrestre » comme le signe émergent d’une « lutte sociale de la nature » (13), d’où la création géniale du parlement de Loire par exemple.

D’après le droit international, un pays agressé a le droit de se défendre. C’est l’histoire d’une guerre où l’agresseur est l’homme et l’offensée la Terre. Plus qu’une fièvre, la chaleur qui fait peser sa chape de plomb sur notre futur serait un des cris de la colère terrestre. Il y a un discours du Cosmos à entendre et à décrypter.

Au lieu de ça nous parlons beaucoup pour ne rien dire (nos dirigeants) ou bien nos discours sont sans effets (pauvre Greta Thunberg à l’ONU) ? Dans Dernières sommations et le conflit qui l’oppose à son locataire, le bailleur se présente comme un négociateur hors pair qui finit – ou semble finir – par avoir gain de cause. En guise de dépassement du conflit, il fait une première proposition, assez hypocrite, car formulée devant un enfant qui se meurt : « cette humanité si fragile, je connais ses faiblesses, nous les connaissons tous, je sais le penchant qu’elle a depuis le début pour œuvrer à sa propre destruction – qui ne le sait aujourd’hui que tout s’écroule – s’active chaque matin à se détruire, et chaque soir à se reconstruire, mais que la reconstruction est toujours plus lente que la destruction, mais si je sais cela, je sais aussi combien le regard d’un enfant peut parfois renverser des situations qu’on croyait définitivement bloquées. » (14)

Et vers la fin de la scène : « Comme nous tous vous supportez la chaleur avec difficulté. (…) Qui pourrait d’ailleurs la supporter ? Nous la supportons de moins en moins. (…) Nous mourons de la chaleur et la sécheresse assèche nos cœurs (…) » Son discours s’achève alors sur une image qui se veut proposition : « A moins d’entrer dans cette maison plusieurs fois centenaires et de s’installer dans la fraîcheur de ses murs en pensant à la mer. (…) La mer, monsieur. » (15).

Certes, la chaleur fait lien – elle réunit les trois personnages dans un « nous tous » qui fait sens, mais si la proposition du bailleur est de regarder le passé plutôt de que soigner le futur, autrement dit de ne rien faire et de conserver les choses telles qu’elles sont, on comprend que le locataire finisse par se lever et se casser (16).

« À moins de », dit l’un, à moins que, répond l’autre… Il y a dans la posture du locataire mutique quelque chose de subversif, un grain de sable dans les rouages bien huilés du petit commerce du bailleur qui vend de la fraîcheur probablement à prix d’or parce qu’il possède quatre murs de pierre. « Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme » (17).

À moins que les autres – et même le décor – ne soient qu’une projection de son esprit, un débat intérieur sur l’état du monde. Que ce soit un salaud ou un sage n’est pas la question, il est – à demi nu, « sur le dos, dans le transat, le regard dans le vide et les clefs à la main » – le point d’écoute de ce discours conservateur (truffé d’allusions à la police), le point de départ d’une méditation, d’une pensée. Comme si Rodin avait déplié sous nos yeux sa fameuse sculpture. À propos du Penseur, qu’il présente comme « un homme hors du monde et dans son monde », « une figure du dilemme », le journaliste Philippe Vion-Dury, dans un éditorial de la revue Socialter dont il était rédacteur en chef (18), imagine : « lorsque notre penseur se redressera et que son regard se portera de nouveau sur le monde extérieur, sa méditation l’aura un peu transformé. Et peut-être transformera-t-elle un peu les autres penseurs qui croiseront sa route, car la condition imaginaire des êtres humains est tout autant individuelle que collective. » Nous lecteurs sommes de ceux qui l’ont rencontré et ce qui est fécond dans ce processus, c’est que s’il est le point d’écoute, il n’est pas le point de vue. Ce dernier, il nous appartient de le rêver et de le construire, de recycler la chaleur/colère terrestre en énergie – ce sur quoi se penchent les scientifiques avec beaucoup d’imagination -, et de rafraîchir nos désirs d’un futur respirable.

Les prochains jours de l’humanité seront chauds, c’est certain, mais seront-ce les derniers ? On aimerait pouvoir entendre autre chose : échange des corps, chaleur humaine, passion, comme les deux femmes qui débattent dans Avant l’effondrement, d’Alice Zéniter, qui lie la question du dérèglement climatique à celle de la révolution. Autant pousser le déséquilibre jusqu’à son terme. En ouverture, une voix off nous a rappelé que « souvent, lister des faits et aligner des chiffres ne suffit pas à créer chez les gens qui les écoutent un sursaut d’indignation ou de révolte. » Aussi le premier chapitre du film, intitulé « La chaleur », nous la fait éprouver par tous les moyens du langage cinématographique – éclairage et cadre saturés, corps transpirants, dialogues, etc. Mais ça circule et ça respire, dans une certaine fièvre de vivre et de « raviver les braises du vivant » (19). Puis le film nous emmène ailleurs et nous invite au débat. Un débat certes déjà ancien, mais encore passionnant.

Que se passera-t-il après les Dernières sommations ? C’est à nous qu’il appartient de le décider, au poète, au chercheur, à l’enfant, à ces nouveaux Champollion aptes à décrypter le discours du Cosmos. Martin Luther, le moine réformateur, à qui ont avait demandé ce qu’il ferait si le monde devait finir demain, avait répondu qu’il planterait un pommier. (20)

Planter un pommier, se lever pour se casser, continuer à vivre et à penser.

1- Dernières Sommations, Vincent Guédon, p.3
2- Ibidem, p.13
3- Hippocrate, La nature de l’homme, édition, traduction et commentaire par Jacques Jouanna (Jacques), Revue belge de Philologie et d’Histoire, Année 1977 & https://www.radiofrance.fr/franceinter/quand-la-medecine-reposait-sur-la-theorie-des-humeurs-du-medecin-antique-hippocrate-8289260
4- Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat
5- Rosa Rosa Rosa Lind, Marion Stenton
6- Rudimenteurs, Alexis Fichet
7- Dans les Jardins d’Électropolis – Fragments d’une fin du monde, Lancelot Hamelin – fragment 17.
8- F.A.M., Gildas Milin
9- Abandonner – Qu’est-ce que tu t’imagines ?, Fanny Mentré 
10- Mourir Bio, Alexandre Koutchevsky
11- Les Métamorphoses, Ovide, traduction Marie Cosnay – Editions de l’Ogre, 2017 – Livre 1, La Création.
12- Dernières Sommations, p.14
13- https://www.humanite.fr/culture-et-savoir/camille-de-toledo/camille-de-toledo-on-peut-entendre-la-colere-terrestre-comme-le-signe-dune-lutte-sociale-de-la-nature-720619
14- Dernières Sommations, p.10
15- Dernières Sommations, p.40-41
16- Comme Adèle Haenel, 28 février 2020 à la Cérémonie des Césars.
17- Citation attribuée à Fredric Jameson par Max Fischer dans Le Réalisme capitaliste, _n’y a-t-il aucune alternative ?, Éditions Entremonde, collection Ruptures, 2018
18- L’éruption imaginaire qui vient, Philippe Vion-Dury, Socialter hors série n°8, avril-mai 2020
19- Raviver les braises du vivant – Un front commun, Baptiste Morizot, Actes Sud/Wildproject, 2020
20- Cité par Werner Herzog dans une entretien avec le critique de cinéma Roger Ebert, en 2008 – https://www.rogerebert.com/interviews/werner-herzog-tell-me-about-the-iceberg-tell-me-about-your-dreams

22 janvier 2023

Louis Bocquenet

Le mur des imaginations

Il m’est venu un poème, un poème écho à tous ces textes qui surlignent la seule négativité, de l’effondrement, des catastrophes …dans le réel et dans les représentations du futur. L’expression « aller droit dans le mur » n’a jamais été autant utilisée.
J’ai donc intitulé ce poème Le mur. J’ai aussi tenté de répondre à la proposition de Roland : faire en sorte que nos écrits débouchent sur du projet, de l’action, une réalisation quelconque.
Voici donc ma proposition :
Imaginer sur le modèle du « Mur des lamentations » des murs sur lesquels ( à la surface ou dans les interstices ) les gens puissent écrire, coller, afficher, peindre, introduire … leurs idées, propositions, prières … produites par leur imagination.
Ce mur ou ces murs pourraient être fabriqués avec des briques de cellulose, durables ou éphémères, fixes ou mobiles.

Le Mur

Voici que pour beaucoup
Toi parfois
Le futur apparait comme un mur
Comme une fermeture
Un mur à la place de la ligne fictive
De l’horizon
Un mur qui bouche la vue
Un mur tentation aussi
Tentation de frontière
Contre le voisin
L’autre
Devenu l’envahisseur
Le voleur
L’avaleur
Voici que pour certains
Moi certains matins
Le mot « futur»
Sonne et fait même fêlure
Que le mot « peur »
Que chaque ponctuation du présent
N’augure
Rien de bon
Disons rien d’autre
Que quelque chose de la mort
Voici que le futur
Ne rime plus avec « ouverture »
Sinon
L’ouverture de la boîte aux mensonges
Aux poisons
Pour bon nombre
Aujourd’hui
Chercheurs en écritures
Le poison en question
N’est autre
( ou son ombre )
Que le péché originel
Dont parle le veux récit :
La connaissance mise au service
De la violence
Ou plutôt par elle asservie
Beaucoup
Nous tous sans doute
Sont frappés par la course effrénée
D’une horde humaine
Dévoreuse
Aveuglée
Livrée à elle-même
En fuite
Épileptique
Derrière le bélier halluciné
Par sa propre panique
Et qui court se noyer
Mais quelques uns
De plus en plus
Restent sur le côté
En marge
Et gardent
Le rythme de la marche
Et allument une lampe de poche :
Un mot
Une note
Une couleur
Une encoche
Un geste de premier secours
Qui petit à petit
Rameute un archipel
Sur une conviction que quelque chose
D’autre
A du sens
Fait appel :
Un choeur
Pour accorder du souffle
Ouvrir le dedans du dehors
Et le dehors du dedans
Il y a la lucidité des savants
Il y a aussi la lucidité des naïfs
Et bien souvent
C’est elle
Qui a ouvert
L’utopie porteuse de transformation
Alors
Ce mur en question de futur
Devant nous:
Un mur de lamentations ?
Un mur de dénonciations ?
Un mur de mise à l’index ?
Ou non :
Un mur des imaginations
Pour répondre
De ses convictions
Car nul disait Saint-Ex
Ne peut se sentir à la fois
Responsable
Et désespéré.

Avril 2023

25 Septembre 2022

Louis Bocquenet

Le catastrophisme est un signe de vieillissement

Dans le texte Vendredi soir d’Alexis Fichet, les phrases suivantes ont retenu mon attention et particulièrement les mots que je souligne :

«  …la démonstration par l’absurde de ce qu’une civilisation laisse derrière elle, un ensemble de mots vides de sens et répétés à l’infini. » p.1

« Parler seul avec une voix de crécelle augmente le ridicule de la situation, et il a donc décidé de se taire définitivement » p.2

« Il profite d’installations laissées à l’abandon… une prison …. des boxes grillagés » p.2

«  Il réalise soudain qu’il ne sait plus parler » p.3

« Robinson est une candidate de la télé-réalité délaissée sur une île minuscule et déserte » p.3

«  Un jour, un vendredi probablement, elle trouve une grotte …» p.4

« Robinson est un petit poisson coincé dans une flaque » p.5

«  Il y a malheureusement de moins en moins d’eau dans les trous, et tous se réduisent et s’assèchent » p.5

«  Robinson est un gamer … il ne se lève presque jamais » p.6

«  Les appartements de la tour Aquila 2 sont tous dotés… d’un système de sas qui permet d’éviter que l’air extérieur ne pénètre à l’intérieur… » p.6

« Robinson est une groupe d’humains échoués… » p.7

« Une grotte… un lieu parfois où cacher les cadavres… » p.7

«  Leur cerveau s’est un peu réduit » p.8

Ce texte et ces mots d’Alexis Fichet ont retenu mon attention car ils me semblent condenser un mouvement commun aux fictions jusque là proposées ( septembre 22 ). Si on y jette un regard transversal ont peut y trouver ces deux points de convergence :

– Le changement à venir, la métamorphose en cours apparaissent massivement marqués de signes négatifs : catastrophe, fin du monde, faillite, désespoir… Le futur serait entraîné dans un inéluctable processus global de déshumanisation ( socialement, culturellement, génétiquement, biologiquement, écologiquement…)

– Ce processus de déshumanisation suit une orientation : un « rapetissement » généralisé ( réduction, régression, repli sur du minimal élémentaire…):

1 – Le sociétal se réduit, les personnages, souvent des rescapés, sont seuls ( Bunkering, Dans les jardins d’Electropolis ) en duo ( Infixés ) en petit groupe ( Eden , Vendredi soir )

2 – L’espace se réduit, les personnages évoluent ou stagnent dans une chambre d’hôtel ( Infixés), dans un chalet dans le coin le plus reculé du Colorado ( Eden ), dans une grotte ( Vendredi soir ) un bunker ( Bunkering, Dans les jardins d’Electropolis ) sur une île ( Vendredi soir ), dans la clandestinité ( Dans les jardins d’Electropolis )

3 – L’action se réduit, les personnages sont centrés sur une tâche presque exclusive : survivre, agoniser le moins mal possible, sauver le petit reste sauvable ( souvent un déchet ) constater la défaite ( Eden ) subir son repli dans une bulle autistique ( Eden, Dans les jardins d’Electropolis )

4 – La parole se réduit, elle décrit le défait, la défaite ( Bunkering ) la réduction en cendre ( On passe à autre chose) finit par disparaître ( Vendredi soir ) subsister peut être sous forme de bande magnétique ( Dans les jardins d’Electropolis)

Commentaire :

Bien sûr, un effondrement, à juste titre évoqué dans ces textes, est présent dans notre réalité, notre actualité. Le catastrophique est visible, tangible, mesurable sur les plans écologique, économiques, et nos angoisses ne sont pas seulement imaginaires. Ne pas dénoncer, protester, lutter serait céder à l’angélisme et à l’irresponsabilité.

Mais pour autant, face aux nécessaires mutations ( le mot n’est pas trop fort ) ne pouvons-nous que nous faire « tout petits » dans nos rêves, nos ouvertures de possibles, nos transformations, en vue de métamorphoses ? Serions-nous atterrés par la fin possible de la terre ( alors qu’il s’agit plutôt d’une fin de civilisation ) et tentés alors de nous terrer ? N’avons nous pas à faire le constat que nous avons pris un « un coup de vieux » et tourner l’effort vers un renouvellement du possible dans nos récits ?

Clin d’œil : voici ce que prophétisait un magnifique artiste voici quarante ans : 

«  Ce serait cela la véritable apocalypse, qu’il n’y ait plus d’art et plus d’artistes. L’art reste pour moi la manière la plus riche, la plus profonde, la plus totale, pour communiquer. Allons réveillons nous, ne nous laissons pas envahir par le catastrophisme qui est un signe de vieillissement. Accrochons nous à l’unique certitude : même en l’an 2000, tout artiste qui voudra raconter une histoire à quelqu’un devra jouer sur les sentiments, le rêve, l’émotion, la nostalgie.»

Federico Fellini, Le Nouvel Observateur – 13/01/1984

Agnès Jacquesson

Le jeu et le devenir

{…}   Ces voix
                           Ces mots
                                             Cette histoire
                                                                          Qu’en ferez-vous ?
Cette question posée aux fidèles d’A tout au bout des jardins d’Electropolis nous est aussi adressée, nous les fidèles des A.I.1 Des textes nous arrivent, des textes photosensibles exposés au présent, visionnaires, germés d’impensé2 ( entre parenthèses : privé de son accent ô combien aigu le mot « impense » désigne les dépenses faites par un propriétaire pour la conservation ou l’amélioration d’un immeuble qu’il possède – l’homme n’est-il pas ce propriétaire indigne en voie d’expropriation, qui s’échine – ou pas – à restaurer sa maison au prix d’efforts dérisoires ? ). Des textes forts et mystérieux – volontiers labyrintiques – avec lesquels nous entrons dans un rapport amoureux, forcément ( je parle pour moi, mais pas que ). Les jardins d’Électropolis, sous-titré Fragments de la fin du monde, est présenté – deuxième sous-titre – comme Jeu.

26 Juin 2022

Loïc Barbedette

De quel côté tirer le bateau ?

L’entreprise de la bibliothèque des futurs est singulière, tout comme celle des audit poétiques de Roland. Tu écris Roland : « L’articulation de la langue et de la poésie avec les autres plans n’est pas une gymnastique facile».
Il y a en effet un pont à problématiser entre « bibliothèque » – et les écrits qu’elle abrite – et « futurs » qui est de l’ordre du vécu anticipé. Tout le débat de l’avant et après-guerre sur l’intellectuel engagé ou organique jetait le pont entre le travail intellectuel – qui inclut la poésie ou la fiction mais les déborde – et le vécu présent à dénoncer ou transformer. Un poète comme Armand Robin est – selon moi – au cœur de cette problématique, jusque dans son itinéraire : écriture, puis seulement traduction, puis « audit politique » à travers ses écoutes radiophoniques. Mais c’est le cas aussi de tant d’écrivains, notamment les russes ( Zamiatine aurait sa place dans la bibliothèque des futurs ), Louis Guilloux…Vous traduisiez bellement cela dans l’invitation à l’assemblée du 9 mai : « Ils mettent en mots et en images LES TRACES DU FUTUR dans nos actes, dans nos langues, dans nos modes de vie ».
Mais il y a aussi un pont – ou un saut – entre assemblées interprétatives restreintes ( et leur entre-soi, leurs codes, leur confort aussi sans doute) et assemblées grand format (au risque de la haute mer). Ce n’est pas le même type de navire. La question est de savoir s’il faut tirer le bateau d’un côté ( littérature ) ou de l’autre ( société) . Les peuls que je fréquente disent que lorsque l’on est en face de ce type de dilemme il ne faut pas entrer dedans : il faut ou bien le contourner ( c’est sans doute pour cela qu’ils ont la réputation d’être fuyants, sournois ), ou bien sauter – «s’élever» – c’est-à-dire passer dans un autre monde ( c’est là qu’ils sont fascinants) . C’est la question du rapport entre réel et imaginaire.
C’est aussi celle du pouvoir subversif des mots dans une période où nous connaissons surtout les mots anesthésiants du pouvoir, distillés dans les « éléments de langage » ou les mots-valises.
D’une certaine façon Anne Auffret transpose cette question de ce que l’on dit et de la façon de le dire dans le domaine du chant, de façon très intéressante. Je vous joins le lien pour l’entendre et la voir.
À bientôt

9 Mai 2022

invitation

   NOS FUTURS 

PAR LA BIBLIOTHÈQUE DES FUTURS 

Lundi 9 mai à la Villa Carmélie
De 16h à 20h en deux parties: 16/18 et 18/20
Séances ouvertes à toutes et tous.
Depuis plusieurs mois, secoués par l’irruption dans nos vies de l’impossible – le virus, la guerre – et par le climat politique, nous avons voulu réagir. Nous avons construit un lieu, la Bibliothèque des futurs, et une méthode : la passage par la fiction. Nous croyons dans la puissance de l’imagination. Nous croyons dans la force de représentation de la fiction. La fiction a souvent un coup d’avance. 
Vers quoi dérivons-nous?
Quels sont les visages du futur? 
Des écrivaines et des écrivains ont écrit pour la B.D.F. des nouvelles, des récits, de courtes pièces de théâtre. Ils mettent en mots et en images LES TRACES DU FUTUR dans nos actes, dans nos langues, dans nos modes de vie.
Vivons-nous à notre insu des métamorphoses, de petites et grandes métamorphoses? 

Le 9 mai, de 16h à 20h, à la Villa Carmélie de Saint-Brieuc, nous entendrons des morceaux choisis de 10 fictions qui mettent en scène des futurs. À partir de ces fictions nous imaginerons ensemble des devenirs. Nous co-construirons des possibles. 
Les extraits seront choisis dans les oeuvres suivantes : Or comme ordure de Frédéric Ciriez, Mourir bio d’Alexandre Koutchevsky, L’Andréide et Rudimenteurs d’Alexis Fichet, Infixés de Jean-Marie Piemme, F.A.M. Femme Animal Machine de Gildas Milin, Eden (Les cloches brunes) de Waddah Saab, On passe à autre chose de Roland Jean Fichet, Bunkering de Frédéric Vossier, Last level de Julien Gaillard, Rémie de Léa Schweitzer. La plupart de ces textes sont déjà mis en ligne sur le site. 

Roland Fichet, Annie Lucas, Anne Le Baut, Bernard Étienne, Alexandre Solacolu 

Roland Fichet

L’art d’habiter, l’art d’hériter, avatars

Chères et chers écrivaines et écrivains, 

Lundi 9 mai s’est tenue une assemblée grand format de La bibliothèque des futurs au conservatoire de Saint-Brieuc-Villa Carmélie. De 16h à 21h quelques cent personnes ont pris place dans une vaste et agréable salle qui fut une chapelle. Six actrices et acteurs ont lu avec précision et rythme 14 passages des nouvelles et pièces envoyées par les écrivaines et écrivains. Les textes ont résonné très fort. L’articulation poétique/politique a tracé des lignes de sens et découpé des espaces de pensée qui ont nourri les interventions des participants. Des participants nous proposent d’écrire leurs notes, nous déposerons ces articles dans la lucarne Assemblées interprétatives du site de la BDF. 

Parmi les thèmes abordés: L’art d’habiter présent sous diverses formes dans les nouvelles et pièces a jeté des passerelles entre plusieurs plans.
L’art d’habiter un territoire : les paysans et maires de communes rurales présents ont développé ce point.
L’art d’habiter son corps : poussé par un thérapeute, ce thème a suscité des points de vue sur le genre, l’infixité (Infixés de JM Piemme), la génération, l’amour, les figures du sexe, la séparation (Les dernières pages de Eden – les cloches brunes de Waddah Saab). Même le mot inconscient a réussi à s’infiltrer.
L’art d’habiter le monde: mise au point tranchante d’une femme guadeloupéenne sur la propension de l’homme blanc à parler au nom de la terre entière.
L’art d’habiter la littérature a eu du mal à tenir son rang dans le débat mais a nourri des conversations denses pendant les pauses et plus tard dans la soirée – et le lendemain- entre des autrices, des auteurs (huit étaient présents) et le directeur d’une revue littéraire. La littérature comme déchet, comme entreprise de recyclage des mots et des formes, comme trace des futurs passés et à venir, comme dragueuse de l’indicible, comme explosion, comme machine à produire du symbolique. 

Autre thème: L’art d’hériter et l’art de ne pas hériter. Le chateau de Goering reconstitué ( Bunkering – Un jour, dans la vie de Frédéric Vossier  nous a mis sur le chemin de l’histoire longue et de l’héritage du XXème siècle qui ne passe pas, qui ne passe décidément pas, qui revient sans cesse. L’héritage, question politique et psychique, le poids des assurances, l’envie de jeter par- dessus bord toutes les assurances ( Chercher le charme de Léa Schweitzer) ont carrément débouché sur l’hypothèse, envisagée comme une solution, de la disparition de l’humain pour sauver le vivant, hypothèse avancée par une écrivaine directrice d’un festival du livre. L’humain et le vivant, l’humain avec tout ce qui vit, l’humain et ce qu’il détruit, les algues vertes dans la baie de Saint-Brieuc…Comment agir? Avec qui? Que peuvent la poésie, la littérature? 

Shakespeare a été appelé à la rescousse: « La sécurité est la plus grande ennemie des mortels»  (Macbeth). Et R.M. Rilke: «L’avenir doit pénétrer en vous bien avant qu’il se produise.»
Un sociologue s’est agrippé à la question qui surgit dans le dixième combat de F.A.M. Féminin Animal Machine de Gildas Milin : « Est-ce qu’on aurait pu dès ce moment-là améliorer quelque chose dans cette prise de conscience? Encore une fois est-ce qu’on aurait pu changer quelque chose dans ce changement même au moment où je le vivais? » 

Piste évoquée et à creuser : deux mondes s’éloignent chaque jour davantage l’un de l’autre et se déploient séparément: un monde centré sur le territoire, le local, l’écologie et un monde obsédé par le développement d’une science de plus en plus puissante dont le symbole est, ces années-ci, Elon Musk ( Dans L’Andréïde d’Alexis Fichet Elon Musk est mis en scène sous le nom de Roman Tesla). 

Autre thème: La multiplication des avatars, des fantômes, des faux profils dans la fiction ( CF L’Andréïde ) et dans la réalité: la fabrication par la propagande russe d’une foule de personnes fictives sur les réseaux sociaux pour façonner les opinions et instiller un discours pro-Poutine. Une nouvelle conception du peuple assurément. 

Un garagiste ému a demandé à ré-entendre quelques lignes qui se trouvent à la toute fin de Last Level de Julien Gaillard: « L’oubli est un délice, et je m’y enfonce comme, enfants, nous jouions à disparaître dans les buissons de groseilles. Le cheval est là. Tu le vois? Arrivé au bord, je ne recule pas. Il est temps. Il est temps et je tremble. Je vais quitter la ville, passer la porte, et la boue giclera sous mes semelles. » Quelqu’un a dit, citant On passe à autre chose, que le cheval nous avait accompagné toute l’après-midi. 

Nous avons ouvert les séances de 16h et de 18h par le passage de Or comme ordure, une des nouvelles de récits B de Frédéric Ciriez  qui inscrit d’ores et déjà la bibliothèque des futurs dans la littérature, en effet récits B est édité par les éditions Verticales-Gallimard. Juste après Or comme ordure, le premier texte qui est sorti du chapeau est Mourir Bio de Alexandre Koutchevsky. Tout un programme. 

Voici, écrivaines et écrivains, un bref aperçu des échanges de cette assemblée passionnante.
Les actrices et acteurs de cette première assemblée interprétative grand format: Nikita Faulon, Jeanne François, Alexis Fichet, Frédéric Grosche, Ghislain Lemaire, Juliette Pourquery de Boisserin. 

Bon printemps! Avec mes amitiés, Roland Jean 

Loïc Barbedette

Qui est autorisé à penser pour l’humanité ?

Chers ami.es,
Grand merci de nous avoir invités à cette « porte ouverte » qui nous permet de respirer dans ce riche espace que vous avez créé et vous (nous) permet de sortir des limites d’un entre-soi.
Le choc des textes tirés au hasard (?) était très intéressant, la prestation des comédien.nes excellente ; l’assemblée interprétative reste un défi, avec ses moments de grâce (heureuse irruption de l’intervention de François) et ses silences (« le silence est fait d’autres choses que ce que l’on ne dit pas« ), mais il mérite d’être posé.
Votre entreprise remue beaucoup de choses. « La vie, mélange de fictions et de vécu » : il faut aussi y ajouter les machines que nous inventons pour appréhender et conduire la vie – j’inclue les dispositifs, les règles, les rituels, les religions dans les machines – vous y avez explicitement intégré le numérique. Les assemblées interprétatives procèdent de cet ordre. Faut-il aussi y ajouter la pensée ? (« les Blancs pensent trop »).
Roland disait la difficulté de se projeter dans le futur. Nous en parlions au retour dans notre co-voiture : cette difficulté n’existait pas tant que l’horizon du progrès paraissait infini (revoir ou relire les projections optimistes que l’on faisait dans les années 50/60 sur le monde en 2000) et la question n’était pas à l’ordre du jour avant les temps modernes ; Foucault analyse bien cela dans Les mots et les choses : les questions existentielles se distribuaient différemment. C’est donc bien une difficulté du moment.
Je retiens (entre autres), du 12ème combat de FAM : « la question aujourd’hui : est-ce qu’il aurait fallu…? » que je relie à l’interrogation de cette participante sur la façon dont s’était enclenché l’engrenage de l’agriculture productiviste. Il lui a d’ailleurs été très bien répondu, notamment par l’un des comédiens et par le frère de Roland : la question première a été, après la guerre, celle de la sécurité alimentaire. La question toujours actuelle est celle de la rémunération du travail des paysans, qui les a précipités dans les solutions proposées par les conseillers des chambres d’agriculture et le Crédit agricole à la fin des années 50, puis par les firmes liées à l’agrobusiness et la mue des coopératives : réduction de la pénibilité du travail et espoir de profit. Relire l’histoire de Gourvennec. Celle d’André Pochon aussi. Et puis on s’est pris les pieds dans la PAC. Est-ce qu’il aurait fallu faire autrement ? Sans doute, mais on ne peut pas revenir en arrière. La question utile est de se demander s’il faut faire autrement aujourd’hui. Elle se pose au présent pour l’agriculture et pour l’alimentation sur l’espace africain où je vois se reproduire le dilemme des paysans bretons à l’aube de la révolution agricole. Nos réponses vertueuses d’aujourd’hui ne sont pas celles auxquelles aspirent les femmes et les jeunes des campagnes africaines. Et là j’ai trouvé extrêmement pertinente l’interpellation que j’aurais aimé relancer de cette participante antillaise : Qui pense pour qui ? Qui est autorisé à penser pour l’humanité ? C’est une question qui me taraude. J’ai travaillé récemment avec un ami chercheur sur la mémoire dans le monde du développement et cela m’a amené à plonger dans mes archives pour en dégager une sélection de textes et d’articles que j’ai écrits depuis cinquante ans et d’en dresser une sorte de catalogue pour les mettre à disposition, sous forme de « mélanges », de celles ou ceux que cela intéresserait. Je vous joins pour les partager avec vous les dernières pages de ce catalogue qui cherchent à le projeter vers le futur. Elles se situent dans la même perspective que le propos de cette intervenante. 

Dernière réflexion. Il y avait dans votre invitation une piste intéressante qui n’a pas pu être explorée hier : « Vivons-nous à notre insu des métamorphoses, de petites et grandes métamorphoses ?« . Nous avons eu chacun de notre côté, Yolande et moi, le même flash à ce sujet : quel est le sens de la métamorphose de cet espace de la villa Carmélie où nous nous sommes retrouvés ? ou de celle de la caserne Charner ? ou de la prison de Guingamp ou de celle de Clairvaux ? Voilà qui relance sur la question de l’Histoire de l’ami thérapeute (qui ne m’a cependant pas complètement convaincu), sur celle du sacré, et celle – absente de nos échanges – du profit (Novotel a un plan de réinvestissement luxueux du patrimoine, sans états d’âme). 

Voilà donc, en guise de contribution marginale à la bibliothèque.
Avec encore toute notre amitié en vous redisant la richesse qu’elle nous apporte. 

Loïc et Yolande 

Katell Floc’h

Une personnalité juridique pour la baie de Saint-Brieuc

Bonsoir Roland et Annie, 

Sans doute connaissez-vous, mais voici mes petites pensées rebonds, telles que sollicitées par Roland. 

Lorsqu’il a été question, lors des échanges, de ce que nous pourrions faire concrètement pour préserver la baie de Saint Brieuc, et notamment pour régler le problème des algues vertes, j’ai pensé d’une part au rôle majeur joué par Inès Léraud, cette journaliste pugnace qui a révélé les dessous implacables de cette affaire à travers la bd « Algues vertes, l’histoire interdite », d’autre part au Parlement de Loire, ce formidable projet initié par l’écrivain Camille de Toledo, qui, à l’intérieur du Polau, laboratoire de recherche à la confluence entre l’aménagement du territoire et l’art, destine une identité juridique à la Loire, afin de défendre ses droits. Cette démarche initiée dans différents pays me paraît passionnante ( et elle a le mérite de déplacer nos lignes, même si ce sont toujours les êtres humains qui parlent à la place de la Nature, mais il y a là une forme de reconnaissance qui n’est plus seulement poétique, qui s’implante dans un domaine légal) et cela peut donc constituer un levier majeur pour un rapport plus juste et plus conscient avec notre environnement. Ne pourrait-on pas alors imaginer que la baie de Saint Brieuc à son tour soit pourvue d’une personnalité juridique ( la baie comme sujet de droit pourrait ainsi porter plainte) ? Je ne saurais aller beaucoup plus loin dans cette réflexion, mais il me semble qu’il y a là un angle d’approche vraiment stimulant à explorer, d’autant plus qu’il s’articule aux arts et à la littérature en particulier ( le paysage comme matrice des récits à venir ne peut se constituer que parce qu’il est dépositaire des récits qui forment son histoire). 

Merci pour cette invitation à la Villa Carmélie, c’était vivant, intéressant, et riche de voix diverses, dans ce beau lieu où projeter un peu de « transcendance » sur les vitraux de couleur. 

Katell 

Paul Recoursé

 

Mourir e.bio ou pas

Pasteur a inventé la rage, Freud a propagé l’angoisse.
Le mal, profitant de l’estompage des frontières entre le vrai et le faux, est bien présent : la peur de devenir un hologramme.
La tentation de virer au véganisme.
L’horreur à l’idée d’une baie saturée d’éoliennes.
Le sentiment d’impuissance face à tant de déchets…et d’algues vertes.
La crispation obsessionnelle devant la perspective du grand remplacement.
La fébrilité avant de découvrir le montant de sa taxe d’enlèvement des ordures ménagères.
L’addiction pathologique aux réseaux numériques.
La perplexité et même le doute envahissant devant le concept de maisons réversibles.
L’hésitation sur le choix du genre.
Les vaccins inventés par des forces du mal.
Le sexe sans jamais le désir de descendance.
Le virus du covid dispersé par un savant fou déguisé en pangolin.
L’écriture neutre sans libre cheminement. 

Et pourtant : Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu’à leur terme, elles ont été seulement vécues »*, ou bien mal rêvées. 

Les déchets ? 

Ce sont tous les laissés-pour compte. 

Qui n’apparaissent surtout pas dans le bilan financier des banques et des places financières. 

Les déchets, ce sont les marginaux du monde globalisé. 

Aux périphéries du village-monde errent les relégués. Maintenus à distance par des murs de barbelés réels ou fictifs. 

Sous nos yeux. Mais sans égards, loin de nos regards. Loin de nous. Et pourtant si près. Invisibilisés. 

Broyables sont les auteurs, imbroyables sont leurs œuvres. Et d’autres émergent qui les prolongent et les renouvellent. 

Face à de telles dérives des continents obscurs de nos consciences, élever des digues ? Eriger un grand barrage ? 

May be, or not ?
But don’t forget : small is beautiful ! 

Il s’agit de combattre, et ce n’est qu’un début !
« Donnez-moi un levier et un point d’appui, et je soulève la monde »**
Nous étions des enragés.
Ils sont des angoissés.
Nous tous, sommes censés savoir d’où nous venons. Mais où donc allons-nous ? 

Et pourtant, nous sommes. Résilience, vous avez dit résilience. 

*Annie Ernaux , Le jeune homme

 **Albert Einstein 

Anne le baut

Échos

« Comme dans Fahrenheit 451 » . Mourir bio

Est-ce que tu crois que le texte que nous disons, là, quand plus personne ne le lira, quand il n’y en aura plus aucun exemplaire -ou quand tout le monde aura oublié où se trouve le dernier exemplaire- quand toutes les personnes de cette assistance auront disparu sans avoir pipé mot de ce texte à leurs descendants, est-ce que ce que je suis en train de dire, là, sera définitivement hors d’usage ? Mourir bio

Seize figures de la littérature foutues dehors. On s’en va.
Pour toujours ?
On passe à autre chose.

Il a appris à lire. Il a écouté, pendant de longues soirées de rassemblement, les récits des rudimenteurs réputés, les relectures solides, et aussi celles dont on se moque. Il y a du plaisir quand les hypothèses ressemblent au délire, quand l’invention est visible. La tête de Naphta déborde de prémisses et de fragments imaginaires, de mondes disparus aussi mal tissés que les rêves.
Rudimenteurs.

LE DIRECTEUR.- Mesdames et Messieurs, bonsoir, troisième et dernière représentation- performance du cycle METAMORPHOSE DU THEÂTRE. La cérémonie d’évacuation finale. Hé oui, on évacue les écrivains des théâtres. Ils n’ont plus d’utilité, ils encombrent, ce sont les déchets d’une culture révolue.
On passe à autre chose.

Damien – Et qui c’est-y qui fait la collecte, le tri et le recyclage du langage ? Chloé – Les auteurs.
Mourir bio.

Je dis à Simonet : « Qu’est-ce ? » Il répond : « La Bibliothèque des futurs. » Je dis : « J’adore lire ! Elle ouvre quand ses portes ? » Il dit : « Elle est déjà ouverte. »
Or comme ordure

Elza Raymond, fiction-thérapeuthe. Oh, moi, j’accouche des histoires qui gisent au fond de vous. Sans imagination, la médecine s’effondre, épuisée par la science. Ce n’est pas la réalité qui dépasse la fiction mais la fiction qui produit la réalité. Les histoires guérissent tous les enfants le savent ; Oh oui, tous les enfants le savent.
On passe à autre chose

Chloé – Et tous ces enfants mangeurs de livres ?
Damien – Seront d’excellentes sources d’encre pour les imprimeurs à petit budget.
Mourir bio

Un monde de déchets et de tornades, sans mémoire, sans histoires, ça n’est pas pour lui.
Rudimenteurs.

Cocteau, Robert Capra, Ingrid Bergman, Scott Fitzgerald, Coco Chanel, Colette, et j’en passe. Des grands morts offrent leur services, ils font partie de la maison ; Le souvenir de ce qu’ils ont été hante les couloirs, nous sommes disponibles, disent-ils, attentifs, accueillants. Morts, nous voulons encore être joyeux, rire, pleurer, avoir des soucis. Nous n’existons plus, rendez-nous la vie. Infixés.

Ces poètes, ces écrivains ne haïssent-ils pas tout le monde , ne sont-ils pas les apôtres masqués de la dissolution de l’espèce humaine ? Des bibliothèques entières en nourrissent le soupçon, osons le dire, en apportent la preuve.
On passe à autre chose

« Le chaos règne ». Rudimenteurs

Chloé – Trois-cent-cinquante et une mille tonnes de déchets pour un coût approximatif de traitement de vingt et un millions d’euros, les couches jetables représentent quarante pour cent des déchets ménagers d’un foyer ayant un enfant entre zéro et deux ans, c’est-à-dire nous. Pour un seul enfant, les couches jetables représentent quatre arbres et demi, vingt-cinq kilos de plastique obtenu grâce à soixante-sept kilos de pétrole brut.
Mourir bio

Et je dis qu’il n’y a plus de frontière entre la science-fiction et la réalité sociale !
F.A.M.

Ciel bleu profond, chaleur étouffante : ce sont les signes annonciateurs des tornades. Pendant des heures la température ne cesse d’augmenter, insupportable, puis le ciel devient gris, puis noir, enfin le vent et la pluie apportent furie et fraîcheur. Tout est retourné, sens dessus dessous, on sort des caves où l’on s’était tapis pour contempler les vagues de déchets reformées ici ou là, une nouvelle géographie du Land.
Rudimenteurs

« Je m’appelle Mathieu…C’est moi qui alimente la photothèque des déchets refusés de Kerval… » Il me montre successivement, déposés au seuil de la fosse des ordures ménagères le cadavre d’un crocodile adulte, un obus, un bidon de cent litres d’acide chlorydrique, une momie, des rouleaux d’amiante et…une tête humaine – un homme avec des moustaches sévères en forme de fer à cheval incliné vers le haut.
Or comme ordure

Quand je pense au moment de ma vie… Où tout a si subitement basculé…
A tous ces événements…
Je ne sais pas comment l’exprimer…
J’ai juste le sentiment qu’un sens profond se cache… En toute chose…
F.A.M.

Bon alors comment ? Vous voulez les effacer comment les inutiles ? Chacun leur tour et avec cérémonie. Bon d’accord. Il n’y a pas de bûcher, mais il y a une broyeuse, on l’a placée sous la scène, juste en-dessous du trou du souffleur. A un mètre de la rampe le trou du souffleur. Béant. On broie et puis basta.
On broie un écrivain, un thérapeute prend sa place, c’est simple. Rotation. Faut qu’ça tourne. A chaque époque son horizon. Epoque ! Et poc ! Et poc !
On passe à autre chose

La plus grande attaque nucléaire jamais imaginée et produite par l’homme est lancée contre le Personnage de Roman qui se met à ressembler instantanément à un œil noir gigantesque. F.A.M.

De l’oeil noir, gravitant rapidement au bord de l’oeil sombre presque central, le cadavre sanglant du Personnage de Roman, dans sa magnitude absolue, effondrement du coeur, dislocation, cherche encore ses pairs sur le chemin de la vie.
F.A.M.

« Le capitalisme va s’en occuper. » Mourir bio

On arrive chez le roi du déchet avec trois minutes de retard, après un exigeant protocole de sécurité pour franchir l’enceinte de son arc et accéder à sa villa high tech cachée sur les rives de la baie d’Hillion, « là où vivent en toute discrétion les plus grosses fortunes locales. »
Or comme ordure

Dans une époque de demande frénétique et de pénurie aggravée, le plus grand gisement de matière première sera le corps humain ; Tous ces précieux métaux accumulés dans nos corps feront la joie des industriels, les plus réclamés des cadavres seront les vieux citadins : avec les corps de trois parisiens morts t’auras au moins de quoi faire un iPhone. Mourir bio.

Un communiqué de presse de la fondation Conway annonce qu’elle a fait un don à une « Communauté du Colorado qui œuvre pour le développement durable et la préservation de la nature. Par ce premier versement, la Fondation Conway continue d’œuvrer avec détermination pour un progrès durable et une société ouverte et inclusive . »
Eden

« C’est-à-dire que je m’offre des possibilités ?! » F.A.M.

Tu étais perdue, le monde ne te ressemblait pas et certains jours tu aurais voulu en mourir. Eden

Le XXIème siècle exige une nouvelle culture ; une question de survie tout simplement. Cette culture a un nom qui fait battre nos coeurs : la médecine. Elle est entrée dans nos vies, énergique, souple, rapide. Le soin est notre nouvel horizon. L’art d’aujourd’hui s’auréole d’un concept lumineux : le care.
On passe à autre chose.

« Tu ralentis tout ce qui s’approche de toi, et tout le monde qui veut aller vite à l’ère post- industrielle s’éloigne de toi », a dit Cindy, ta collègue professeur en communication et relations publiques. « Relax, Elaine, il te manque juste la légèreté, apprends la légèreté, la cool attitude. » Eden

Qui je suis ?
L’horrible conséquence de l’apocalypse finale de l’escalade de la domination de l’individuation de l’hyper-moi flottant seul dans l’espace !
F.A.M.

Vingt heures. Les spectateurs entrent dans la salle. Sur la scène la metteure en scène, le directeur du théâtre et une vidéaste. Un écran occupe un tiers du cadre de scène, la partie haute. La vidéaste filme l’entrée des spectateurs comme auparavant elle a filmé leur arrivée et leur déambulation dans le hall. Les spectateurs prennent place dans les loges et dans les balcons. Ils se voient sur l’écran, ça leur fait plaisir. Ils se font à eux-mêmes des signes de la main. Coucou !
On passe à autre chose.

Celui qui se fie à ses propres yeux ne voit finalement que le bout de son pif. Infixés

Et si être ce qu’on n’est pas était la plus belle promesse de l’être humain ? Infixés

Alors ça a commencé comme il fallait je crois j’ai commencé à imaginer que j’étais un autre être que l’être que j’étais : un être doté d’autres aptitudes d’autres pouvoirs que les miens.
F.A.M.

La beauté de la série, c’est qu’il n’y a plus d’original, plus de pureté à retrouver, plus d’origine à préserver.
Infixés

Je suis amoureuse
Des couplages de coalitions les plus imparfaits les plus inédits !…
Mon amour navigue vers l’ambivalent !
L’impur !
F.A.M.

Mort de l’étranglement identitaire par multiplication des identités . Infixés

Je préfère des réseaux qui suggèrent des profusions d’espaces d’identités de perméabilités d’impuretés de porosités entre les frontière des cors personnels corps politique corps mécanico- technologico- vivants !
F.A.M.

« Un autre type de vie en commun . » Infixés

Il flotte sur Cloches Brunes l’esprit de quelques Humains qui ont voulu ramener le monde à un âge où les Hommes pouvaient l’habiter. L’espoir que leur futur puisse être autre chose qu’une terre atomisée, brûlée et stérile. Eden

Quand on leur demande comment sera leur vie plus tard, ils répondent qu’elle sera faite de la multiplicité des appropriations qui composent une existence. Infixés

L’accordéoniste m’aperçoit, me sourit de ses lèvres fardées. Elle m’attend, ils m’attendent. J’avance dans une lumière rouge, sous le flux et reflux de l’instrument au corps élastique. Ce n’est pas le vent qui souffle mais le son qui me happe, au-dessus de la baie menstruelle. J’avance dans la lumière rouge vers cette assemblée parallèle, sur les hauteurs de l’amphithéâtre marin où la vie fait sa toilette.
Je vais shooter. Je suis là pour ça. Ils me veulent pour ça, pour m’offrir le négatif que je cherche et qu’eux-mêmes ont trouvé. Or comme ordure

Je – n’a jamais autant ressenti saisi le besoin d’une unité politique qui fracasse fragmente permette d’agir contre un système fondé sur la race le genre la sexualité la classe sociale !
F.A.M.

La nuit, dans votre vallée au pied des deux cloches brunes, des myriades d’étoiles luisent au-dessus de votre rêve. Au-dessus des choux vivaces et de la livèche, des épinards et des poireaux, des navets et des haricots, des pommes de terre et des carottes à coeur rouge, qui poussent aussi la nuit à la lumière pâle de la lune. Aucun autre être humain que toi n’a connu la gloire du premier tubercule d’hélianthis sorti de terre une nuit de pleine lune. Vous êtes la vie réinventée. Tout recommence avec vous.
Eden

je ne rêve pas d’une communauté établie sur le modèle de la famille organique!
F.A.M.

Nous nous racontons la civilisation disparue pour que la mémoire ne disparaisse pas. Le secret est le fondement de notre groupe : c’est parce qu’ils sont curieux et insatisfaits de vivre dans l’oubli que les gens veulent devenir rudimenteurs, c’est parce qu’ils ne veulent pas se contenter des fibres ou des protéines quotidiennes qu’ils nos rejoignent. La relecture est un rite de passage réservé aux curieux et aux insatisfaits.
Rudimenteurs

Une pathologie règne sur cet univers !
Stress, speed échec !
Et en affecte tous les composants !

Les gens ! Oh!
Les gens !
Les gens !
Oh comme j’aime les gens !
F.A.M.

Elle extrait de son sac à dos de petits tubes métalliques. Dans chaque tube l’oeuvre complète numérisée d’un des écrivains. Elle introduit dans les urnes les œuvres des écrivains. Où comptez- vous aller maintenant ? Puis elle prend chaque urne dans ses bras ; elle danse dans le théâtre avec l’urne, psalmodie les premières phrase d’une des œuvres de l’écrivain et dit : A bientôt. Les mots résonnent dans le théâtre.
On passe à autre chose.

6 Mars 2022

Roland jean Fichet

Le flux des idées

Le flux des idées

Les lecteurs-interprètes des trois premières assemblées interprétatives (18/12/2021 – 30/01/2022 – 06/03/2022 ) : Anne Le Baut – Louis Bocquenet – Bernard Etienne – Roland Jean Fichet – Agnès Jacquesson – Annie Lucas – Monique Lucas – Sophie Michel – Manon Poudoulec – Nicolas Rotman – Alexandre Solacolu – Fouad Souak.

Pour ouvrir la séance du 6 mars deux citations :
« En fin de compte, les civilisations périssent parce qu’elles écoutent leurs politiciens et non leurs poètes. » Jonas Mekas
« L’avenir doit pénétrer en vous bien avant qu’il se produise » R.M Rilke

Le principe de la séance : chaque lecteur-interprète a découpé dans les fictions déjà écrites des passages. Il a repéré dans ces extraits DES TRACES DU FUTUR. A partir de ces indices, de ces signaux, de ces prédictions il dégage des pistes praticables, des possibles, des zones à déployer, des paradis à construire et aussi des menaces, des dangers, des enfers à contourner, à réduire, à dissoudre.

EXPLORATION 1 – Ce que ça m’inspire

Quelles possibilités nous ouvrent les êtres fictifs, les doubles, les avatars ?

« Pour créer ces avatars, il faut du temps. Ne pas citer la marque dès les premiers commentaires. Créer de fausses adresses mail, récupérer des photos floues, des profils amusants, des dates de naissance, des détails incongrus. S’inscrire à des communautés, surtout, s’intéresser à des évènements Facebook, commenter pour le plaisir. En plus des avatars, j’ai structuré trois profils à partir de vraies personnes, des humains qui avaient déjà des comptes. J’ai utilisé leurs photos, leurs vraies dates de naissance, et je les ai lancées sur internet, en même temps. Je faisais tout, c’était très artisanal, sans chatbot ni robot intelligent. Je créais des fictions, inventées à partir d’une première image, ou d’un lieu d’étude. Une histoire par profil. Une création tentaculaire, dans laquelle j’avançais en solitaire. Référencer les lieux de naissance, lieu d’étude, ou bien « travail actuellement à » : il ne fallait pas que les vraies personnes, les consommateurs, soient intriguées. Au bout de six mois, mon réseau de faux avait atteint son rythme de croisière. Certains s’étaient rencontrés sur Facebook, d’autres avaient fondé une obscure entreprise : j’étais à la tête d’un roman éclaté et disséminé, dont la grande ligne directrice invisible était que tous les personnages fréquentaient la même chaîne de fast-food, et en ressortaient systématiquement ravis. Certains étaient solitaires, d’autres sortaient en groupe, certains militaient, d’autres ne faisaient que jouer au jeu vidéo. Quoi qu’il en soit, régulièrement, ils allaient au fast-food, le citaient en passant dans un post, ou racontaient un moment agréable. »
Alexis Fichet – L’Andréide – p.102-103

« – Mon cher Roman, ne vous êtes-vous pas exclamé, tout à l’heure, en parlant d’Alisia et de vous : nous sommes trop absents à nous-mêmes! – Oui, murmura Tesla. – Et bien ! Je peux vous rendre présents, plus présents que vous-mêmes. » Roman Tesla était interloqué. Il ne comprenait rien aux sous-entendus de son camarade. Mais celui-ci ne souhaitait pas encore délivrer son secret, il s’amusait, gravement : « Je vais vous dédoubler, vous augmenter, vous démultiplier, tant et si bien qu’à la fin de l’opération vous vous sentirez, vous, ainsi que votre adorable épouse, miss Alisia Ayadi-Abarisquetta, infiniment plus vivants, plus présents, plus amoureux qu’aujourd’hui. Acceptez-vous ? »
Alexis Fichet – L’Andréide – p.47

« Morts, nous voulons encore être joyeux, rire, pleurer, avoir des soucis. Nous n’existons plus, rendez-nous la vie. Et les voilà, les noms de nos personnages : Marcel Proust et Lady D. C’est ce qu’ils ont choisi d’être pour un soir. Se sont-ils présentés ainsi à la réception ? Peut-être. Ou peut-être pas. Mais les deux célébrités sont en attente de résurrection, elles sont disponibles, et deux personnes qui se les « représentent parfaitement » peuvent avoir le désir de les incarner. Mais enfin, c’est un désir insensé ! Et qu’est-ce qu’un désir qui ne l’est pas, hein ? Le désir raisonnable est un désir rabougri, il n’est la tasse de thé de personne, en tous cas pas de nos deux arrivants. Ils ont le fantasme exigeant, eux, ne vous en déplaise ! »
Infixés – Jean-Marie Piemme

FENETRE 1

Ouvrir les possibles dans le domaine des rencontres.

Et pourquoi pas des mariages avec des personnes décédées ou avec des personnes imaginées, inventées, avec des avatars ? Je creuse la question et je tombe sur une pratique assez répandue au Japon (France Culture – 11/03/2022).
Ça marche et ça rapporte beaucoup d’argent. Certaines personnes restent en couple avec un mari fictif ou une femme fictive pendant de nombreuses années.

Jean-Marie Piemme met en contact dans son texte Lady D et Marcel Proust: « Mais les deux célébrités sont en attente de résurrection, elles sont disponibles. »
Que veut dire le mot résurrection ? Quel imaginaire du futur véhicule-t-il ? Se marier avec des morts ça raconte quoi ?

Proposition 1 – Jeu citoyen. Les habitantes et habitants de Saint-Brieuc élisent des couples fictifs. Pour établir un rapport inattendu avec leurs élu.e.s et imaginer des actions et des changements par l’intermédiaire d’un tiers ( un profil-idée ), ils leur attribuent une épouse ou un époux fictifs. Ces conjoints fictifs sont choisis dans l’immense catalogue des célébrités décédées. Les mariages sont célébrés dans la salle des mariages de la mairie de Saint-Brieuc. Chaque mariage est accompagné d’un discours de la célébrité ressuscitée. Cette personne fictive développe une vision, structure une proposition, engage un acte.
Proposition 2 – Un concours de nouvelles est lancé. Les fictions doivent faire se rencontrer une personne vivante et une autre décédée. La nouvelle doit ouvrir une fenêtre vers le futur, déployer ce plan.
Proposition 3 – Saint-Brieuc devient mairie d’accueil pour les japonaises et japonais vivant en Europe désireux d’épouser un personnage fictif.
Proposition 4 – Une banque de mariages fictifs. Concevoir des mariages fictifs? Le mariage blanc existe, que seraient des mariages bleus, jaunes ou rouges? Qu’ouvriraient-ils comme possible?

EXPLORATION 2 – Ce que ça m’inspire

Idées générées par les textes-commentaires de lecteurs-interprètes sur le rapport santé-culture.

« Rappelons que théâtre, médecine et religion ont parties liées à l’origine ; l’homme-médecine, le chamane, participent aux soins individuels et collectifs par-delà la représentation, l’interprétation, la proposition de sens. Le soin ne peut se réduire à un geste de réparation du corps, il attend aussi : projet, espérance, perspective, avenir jouable. Et si la médecine et l’art, au lieu de se poser, de se posturer comme usurpateurs l’un de l’autre, pouvaient envisager de jouer du côté de la réconciliation. »
Louis Bocquenet

« Grâce à la permathérapie et aux approches holistiques, les professionnels du soin irrigueront tous les domaines de la société. Ainsi les thérapeutes en folie d’On passe à autre chose de Roland Jean Fichet vont-ils se faire récupérer par Netflix et devenir les héros de nouvelles séries dont les spectateurs malades ou bien portants, en tout cas très bien renseignés – raffoleront. Parallèlement au prix Nobel de Médecine, une catégorie leur sera réservée dans les Festivals de cinéma : meilleure série médicale, meilleur acteur ou meilleure actrice dans une série médicale, meilleur rapport fiction-réalité, documents à l’appui (morts ou guérisons ; exit les catégories tragédie et comédie, au cinéma il n’y a que des comédies dramatiques). A défaut de figurer dans la classification des arts majeurs, la médecine fera son entrée dans le septième art par le portail des séries. Bientôt les Oscars, un siècle ou deux après Jivago. Reversera-t-elle ses dividendes à Greenpeace ? Consacrés par la communauté, les soignants seront les nouveaux virus. Après les théâtres et les cinémas, ils investiront les églises, les mosquées, temples et synagogues suite à la réunification de l’église et de la médecine, le musée du Louvre leur réservera une salle des antiquités médicales, la Sorbonne ouvrira un département des connaissances médicales des mondes gréco-arabe, indien, persan, oriental passées et présentes débouchant sur le prestigieux doctorat de permathérapie, le Futuroscope présentera des films en 3D dont l’action se situera à l’intérieur des cellules de corps vivants avec menace d’extinction de l’espèce et batailles de nanobactéries accompagnées de sons diégétiques horrifiques, un Conservatoire National des Traitements Personnalisés grâce au recoupement de données sera ouvert au grand public à condition qu’il renonce au secret médical (tous pucés !), le Musée de l’Homme bordant le Jardin des Plantes sera rebaptisé Musée du Soin, des DD – distributeurs de diagnostics – implantés sur tout le territoire – et en particulier dans les anciens déserts médicaux, permettront d’être soigné en distanciel pour les nostalgiques du premier confinement ou pour ceux qui ne pourraient pas faire autrement et le recours à l’intelligence artificielle low-cost mettra tout le monde d’accord. Enfin des élections médicales au suffrage universel donnant lieu à des débats passionnés et passionnants et à des discours fleuris de rhétorique médicinale avec recours obligé à la terreur et à la pitié fixeront les grandes tendances thérapeutiques dans des plans triennaux. Le soin sera l’alpha et l’oméga, pour vivre comme pour mourir. »
Agnès Jacquesson

FENETRE 2
Théâtre = Dispensaire de culture.
Métamorphose du théâtre de Saint-Brieuc. Transformation du théâtre en dispensaire de culture. Installation de médecins de culture au sein du théâtre. Dans les loges (aménagées) des consultations individuelles. Dans la salle (scène et salle) consultations de groupes. Séances ordinaires et séances exceptionnelles. Exemple de séance exceptionnelle : la transe.
Festival de transes : transes comparatives dirigées par des chamanes de différents pays, des danseurs et des chorégraphes.
Scènes cathartiques basées sur de la poésie. Une structure possible : By heart de Tiago Rodrigues. Dans le forum, des médecins culturels recueillent toute la journée des récits de maladies, des actrices et des acteurs aident les personnages à formuler leur récit, à l’exprimer à haute voix, à le jouer. Les « malades » partagent leur expérience et imaginent des médications inédites, de nouvelles formes de soin.
Une section de médecins de culture recueille tous les récits générés par le confinement de 2020 et 2021 (en France et dans d’autres pays). Ce qui a été (mal) vécu mais aussi ce qui a été inventé : repérage des initiatives et des découvertes. Enquête auprès des briochines et des briochins : vous considérez-vous comme un malade culturel ? Médecin de culture : concept à creuser.

EXPLORATION 3 – Ce que ça m’inspire

« Sur le coup de neuf heures, on a rendez-vous avec Simonet au port du Légué où l’on prend un bateau-taxi pour visiter « le site phare du Saint-Brieuc de demain » (…) Mes yeux scrutent l’horizon désert quand je devine une, puis deux, puis trois, puis tout un champ d’éoliennes offshore. Simonet me sourit. Fred essuie sa bouche fétide avec son ciré de mer. Nous entrons dans l’enceinte maritime, salués par la révolution des pâles gigantesques. Nous glissons, minuscules, au coeur d’une succession de cercles concentriques à la géométrie parfaite. Nous glissons, les oreilles sillonnées par le sifflement du vent et des machines. Et l’édifice apparaît, blanc, évasé, inachevé, tendu vers le ciel comme un Babel maritime. Sur sa façade scintille un hologramme de lettres poudroyantes, couleur de l’or : 
CAPITAL(E) / DECHET
Puis les lettres s’animent, CAPITAL = DÉCHET, se mettent en mouvement, DÉCHET = CAPITAL, trouvent de nouvelles combinaisons, CAPITAL / DÉCHET, produisent de nouvelles significations, CAPITALE DU DÉCHET = DÉCHET DU CAPITAL, d’autres encore, CAPITAL = FICTION, FICTION = CAPITAL, FICTION = DÉCHET, DÉCHET = FICTION Je shoote. J’interroge Simonet : « Qu’est-ce ? » Il répond : « La Bibliothèque des futurs. »
Or comme ordure – Frédéric Ciriez

FENÊTRE 3

Lors du One Ocean Summit à Brest (du 9 au 11 février 2022),  j’entends Olivier Poivre d’Arvor, ambassadeur pour les pôles et les enjeux maritimes, dire à la télévision :  « Nous sommes des merriens plus que des terriens ».
Ah bon, ça veut dire quoi être un merrien ?

Or comme ordure fait une proposition concrète : déployer La Bibliothèque des futurs sur la mer. Que la mer soit le sol et la source de nos fictions.
Le livre que je lis ces jours-là – Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres de Bruno Latour – met en avant les concepts d’habitabilité et de métamorphose.
L’habitabilité de la mer ? Certaines fictions prédictives vont certainement nous ouvrir de nouvelles pistes, nous guider vers des actes inattendus. Habiter la mer ? Habiter quelle mer ? Une mer de déchets ? On imagine les personnages de Guillaume Poix – Les fils conducteurs – s’enfouissant dans une mer de déchets. Je pense aussi aux personnages de L’Affaire Furtif de Sylvain Prudhomme, à leur façon de fuir sur la mer, aux îles qu’ils décident d’habiter (de créer ?), à la résistance de l’art et de la poésie. L’Affaire Furtif appelle Les furtifs d’Alain Damasio. Les furtifs de Damasio n’habitent-ils pas déjà les océans ?
Il y a un autre One Océan Summit à imaginer, entièrement dédié à la fiction : un archipel de fictions ayant pour sujet la mer et les océans.

EXPLORATION 4 – Ce que ça m’inspire

« La Terre attendait les humains. Les habitations, avec leurs murs de pierre, leurs toits et leurs fenêtres, existaient déjà, sans que personne n’y loge. C’est la révélation de la deuxième photo, où des maisons vides et délabrées ploient sous la végétation, sans aucune trace de civilisation : nous flottions, et la Terre patientait, disponible et accueillante. Quand un jour nous sommes enfin tombés, c’est trop nombreux, accompagnés de tout ce qui flottait dans le ciel, et nous avons rempli les maisons de nos vies crasseuses et de nos déchets innombrables. »
Alexis Fichet – Rudimenteurs

« Non, il faut vivre pour changer de vie. Vous devez mettre en oeuvre la vision de Kaczynski, d’une société préindustrielle, d’une communauté autonome qui maitrise les technologies qu’elle utilise, qui n’utilise que les technologies qu’elle maitrise. Vous allez vivre par l’exemple. Au lieu de cellules terroristes pour déstabiliser la société industrielle, vous allez créer des communautés de transformation, attirer les meilleurs à vous, et vous multiplier comme les bonnes bactéries qui colonisent la muqueuse de l’intestin en chassant les mauvaises. Paul a imaginé son projet avec Debby, Manfred et Nina, puis Thomas et Anita. Ils ont acheté trois chalets et des terres dans le coin le plus protégé, le plus isolé du Colorado, au pied des Cloches Brunes, pas loin du Mont Pelé, près de la Forêt Nationale de Gunnison. Ils t’ont fréquentée comme voisine. Puis, quand ils t’ont bien connue, quand ils ont su que tu étais du peuple des bonnes bactéries, ils t’ont proposé de te joindre à eux, pour refaire le monde, sortir de la prison post-industrielle, retrouver la liberté. Et là, ça te paraît juste la meilleure chose à faire dans ta vie qui s’est vidée de substance et de lendemain. »
Waddah Saab – Eden

FENÊTRE 4

« La terre attendait les humains » … « refaire le monde, sortir de la prison post-industrielle, retrouver la liberté ».
La question de « l’habitabilité » insiste. Comment habiter la terre aujourd’hui ? Comment habiter la mer ?
LE RETOUR SUR TERRE. La conquête des espaces à habiter, à investir, à conquérir s’est polarisée sur Mars, sur les espaces interstellaires, sur d’autres planètes que la terre depuis le début des années 2000, et voilà que nous sommes invités à retomber sur la terre… et sur la mer.
Dans les années 1970, nous avons constitué des Communautés dites « hippies », ces communautés ont irrigué l’élan écologique et déployé des pratiques écologiques, sociales, économiques qui ont semé partout des graines dans la société, dans la conception du rapport entre les humains, du rapport au politique. Dans son roman Comme un empire dans un empire, Alice Zeniter met en scène une communauté en Bretagne. Pour ma part, je me suis aussi engagé dans ce « rêve » dans les Côtes d’Armor et j’ai aussi fait un bref séjour au sein de Christiania, à Copenhague, la plus célèbre communauté d’Europe.
Piste à explorer : les expériences du type de celle qui est décrite par Waddah Saab dans Eden (Les Cloches Brunes).
Que nous raconte les Z.A.D ? Quelles pratiques en tirer ? Les pratiques communautaires ouvrent-elles une voie pour mieux habiter la terre ?
Quels sont les expériences communautaires qui ont été tentées à Saint-Brieuc ? Qu’ont-elles produit ?
Horizon : Se réapproprier l’art d’habiter ( la terre, la mer ) et se concevoir comme mutant (inspiration : Bruno Latour, Alexis Fichet, Waddah Saab, Jean-Marie Piemme, Alice Zeniter). 

Louis Bocquenet

Nous sommes malades du temps

« Il flotte sur Cloches Brunes l’esprit de quelques Humains qui ont voulu ramener le monde à un âge où les Hommes pouvaient l’habiter. L’espoir que leur futur puisse être autre chose qu’une terre atomisée, brûlée et stérile. » Eden de Wadda Saab
« …une cyber femme hybride, le mélange impur et inexact d’une femme et d’une machine… » F.A.M. de Gildas Milin
  Notre époque serait elle, réellement, si apocalyptique ? Seulement apocalyptique ? Ou est-ce notre représentation du mouvement de l’histoire qui est marquée par le découragement, la frustration, l’échec répété… ?
Tel serait l’état des lieux et des temps que nous présentons aux générations à venir ?
Ne voyons-nous plus la merveille pour ne voir que l’horreur, car nous ne savons plus transformer l’horreur en merveille et la merveille en action ou en question ?
Ou alors ne savons-nous plus ou est l’essentiel ?
Nous savons aujourd’hui que le temps de l’histoire n’est pas linéaire. L’évolution du vivant et l’évolution de l’histoire humaine procède selon des mécanismes comparables : un mouvement de transformation procédant par à-coups, ruptures, chutes, sauts, effets de balancier, de chocs en retour… une dialectique associant unitairement les contraires, ordre et chaos, pulsion de vie, pulsion de mort.
Cette transformation, l’homme la parle, la transforme en conscience, en récits, collectifs et individuels.
Il y a des périodes paroxystiques où il nous semble que le chaos l’emporte, au risque de nous faire basculer dans l’innommable, l’insensé. Les repères, les paradigmes, n’opèrent plus ; le traumatisme menace.
L’histoire est scandée de tels phénomènes, qui sont générés :
– Soit par l’évènement (disparition d’un tiers de la population européenne au 14éme siècle par la peste noire – la Shoah et Hiroshima au 20ème siècle)
– Soit par l’émergence d’une connaissance radicalement subversive (théories copernicienne, darwinienne, freudienne).
– Soit par une révolution technique ( micro informatique aujourd’hui ).

Nous semblons vivre un nouvel épisode d’angoisse apocalyptique, un nouvel effroi de fin du monde – justifié par la réalité.

La transformation de l’histoire prend l’allure (au deux sens du terme), d’une transmutation. Bien des titres, dans nos divers récits contemporains résonnent de façon symptomatique : Le choc des civilisations de Samuel Huntington, Le désenchantement du monde de Marcel Gauchet, La fin de l’histoire et le dernier homme de Francis Fukuyama, Le choc du futur d’Alvin Toffler, voire… Tout se joue avant 6 ans du psy américain Fitzhugh Dodson.

« Le directeur. – …Chères spectatrices, chers spectateurs, la maladie occupe nos corps, entrez ça dans votre logiciel. Regarder la vérité en face, n’est-ce pas la mission de l’artiste ? Lucidité ! Lucidité !… »
Passons à autre chose de Roland Fichet  
 « …Une pathologie règne sur cet univers! Stress, Speed, Echec ! Et en affecte tous les composants! … »
F.A.M. de Gildas Milin

 Quelque chose serait donc malade ? Nous serions malades de quelque chose ? Nous sommes malades du « temps ». Plus exactement d’un phénomène inédit à l’échelle de l’humanité : l’accélération exponentielle des rythmes, jusqu’à des effets de rupture. Un fil serait embrouillé, dénoué, cassé. Celui qui pendant des siècles permettait globalement d’articuler les trois mouvements de notre évolution historique :
– Le « temps de voir venir » le futur, la transformation, la modernisation…
– Le temps de nommer collectivement le futur, le nouveau, et de l’assimiler dans le geste et le récit.
– Le temps de transmettre le transformé à la génération future.
Le fil de l’aventure humaine, notamment à travers ses versions fictives – mythes, contes, fables… – nous a jusqu’à présent enseigné et transmis que l’épreuve ( labyrinthe, malédiction, affrontement du monstre…), pouvait se transformer, par l’effort, dans le futur, en dépassement, en délivrance. Délivrance d’une issue. La vitesse de la transformation est telle, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, que non seulement les trois mouvements évoqués plus haut, se télescopent mais que leur course semble désormais hors de maîtrise. Les mouvements sont poussés jusqu’au paradoxe. Les signes se renversent :
– Ce sont les enfants qui désormais sont de plus en plus en position de transmettre savoirs et savoirs faire ( technologie ), à leurs parents et grands parents.
– L’obsolescence programmée réduit la durée du présent à un immédiat, une parenthèse de plus en plus éphémère ; une incitation à vivre dans la permanence du « neuf » et du « jeune ».
– La mode se démode de plus en plus en vite et le démodé ( vintage) revient de plus en plus vite à la mode.
– Les comités d’éthique sont créés, après coup, pour tenter de rattraper (mettre du sens) les changements de moeurs impulsés par la course de vitesse du profit. Trop de vitesse, dans trop de complexité et trop d’information, empêche de rassembler les composants nécessaires (sens, genèse, discernement…), pour tisser les fils de récits collectifs :
« La vitesse du changement technologique dépasse la vitesse du sens. » Jean Baudrillard
« À force de sacrifier l’essentiel à l’urgence, on finit par oublier l’urgence de l’essentiel » Edgar Morin.
Il est nécessaire, bien sûr, de nuancer la perception des futurs (et de la bibliothèque ) selon la génération à laquelle on appartient, mais le malaise semble traverser tous les âges et des mots symptômes nous parlent d’un phénomène commun : «burned out» pour les adultes, « hyper actif» pour les enfants, «binge drinking» pour les ados qui ingurgitent le plus d’alcool, le plus vite possible pour être saouls le plus vite possible.

«Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés» Les animaux malades de la peste – Jean de La Fontaine

Comment se positionner alors, prendre place, chacun et collectivement dans cette transformation incessante de la bibliothèque et des futurs ? Quels mots continuer à faire clignoter comme des phares entre transmission et invention ?
Quels « éclats de futurs » présenter et représenter comme nous le propose Roland Fichet ?
Le premier éclat pourrait être « la lutte »:
Continuons d’accueillir l’innovation, d’aller à sa rencontre, bien sûr, mais pas aveuglément, de façon soumise, sidérée. La liberté c’est aussi oeuvrer pour que le prévu ne soit pas dicté. La liberté d’avoir (d’être), des futurs, au pluriel, est essentielle. Il faut lutter pour que le fait historique et le récit historique gardent leur part d’imprévisible. Une véritable rencontre est le temps de rencontrer l’imprévu et l’imprévisible.

« Je suis un fait historique qui se bat » F.A.M. de Gildas Milin

 Il s’agit d’une lutte contre nos peurs, nos peurs du vide de sens. Dans les années 80, nombreux étaient les experts qui nous prédisaient un ralentissement du temps et des rythmes. Il était annoncé que les progrès de la technique aidant, le laser allait remplacer le muscle et que l’homme allait enfin libérer son corps et son temps, du sacrifice et de la torture du travail (de tripalium : instrument de torture composé de trois pieux). Nous allions entrer dans la « civilisation des loisirs ». Mais le temps dégagé n’a pas véritablement produit le futur annoncé : ni ralentissement, ni détente. On a assisté à un déplacement : la logique du « gagner du temps » c’est intensifiée dans de nouvelles formes de « torture » du corps ( performances physiques, exploits sportifs, tyrannie de la chirurgie esthétique ) et l’on court aujourd’hui pour ne pas être en retard à sa séance de méditation. 

Un deuxième éclat pourrait être « la poussière » :

«Les cendres ont été recueillies dans les urnes, exposées ce soir dans le théâtre. Les cendres ? De la sciure en réalité.» Passons à autre chose de Roland Jean Fichet

La sciure ? Osons même dire la poussière, nous sommes constitués des mêmes atomes originels que ceux qui composent les étoiles, elles-mêmes poussières lumineuses dans le cosmos. Ceci nous permet une double visée : notre histoire passée et future se tisse entre une petitesse, une humilité infinie et une appartenance à l’infini en expansion. Continuons de raconter cette odyssée.

Un troisième éclat pourrait être le « visage » :

« Avec un peu d’imagination le nom fait surgir le visage »
Infixés de Jean Marie Piemme.

Nous devons nommer, imaginer, pour continuer à faire advenir et surgir les visages de l’humain, des choses, des mystères… Pour « gagner du temps » et de l’argent aujourd’hui on pervertit une merveille, le langage numérique : pour remplacer le visage, le corps, le face à face, la présence qui parle, on impose abusivement l’écran, l’abstraction, le matricule, le signifiant chiffré, le code… le lointain. L’absence est moins coûteuse aux yeux du marché que la proximité et la présence. Il y a là un défi : quels noms, quels visages, allons nous mettre en récit ?
Dans le récit chrétien, l’autre, est le « prochain ». Dans celui de la révolution de 1789 c’était « citoyen », dans celui du marxisme léniniste c’était « camarade ». Et aujourd’hui ? « usagers » ? « Consommateurs »… ?
Roland Fichet nous a rappelé les 7 régimes d’énonciation des futurs selon Francis Chateauraynaud : l’urgence, l’attente, l’anticipation, la prévision, la prospective, la promesse, la prophétie. On pourrait en ajouter un autre : « l’envisagement » . Envisager, c’est une façon de vivre le futur poétiquement.

Un quatrième éclat pourrait être « l’espérance » :

Espérer c’est aussi une histoire de temps. « Esperare » en espagnol signifie attendre. Nous sommes dans un manque, un vide d’espérance. Pour qu’il y ait transformation, récit à suivre, il faut une espérance partagée, qu’on l’appelle idéal, croyance, valeurs, sacré… Il faut une conviction qui nous fasse penser qu’il y a quelque chose de plus grand que soi et ses blessures, une transcendance.
« Le malheur n’est jamais pur, pas plus que le bonheur. Mais, dès qu’on en fait un récit, on donne un sens à nos souffrances, on comprend longtemps après comment on a pu changer un malheur en merveille. Car tout homme blessé est contraint à la métamorphose » Un merveilleux malheur de Boris Cyrulnik.