Katell Floc’h

3 mots
doute – refuge – horizon

3 œuvres
Pêcheur d’Islande, Pierre Loti ( 1886), parce que c’est une découverte récente, qui fait des anciennes Côtes du nord un territoire âpre, rude et intensément traversé par les vents du large.
Les années, Annie Ernaux ( 2008), pour cette phrase, par exemple, qui nous conduit de manière sensible vers un temps révolu, pour mieux nous confronter à ce qui aujourd’hui peut nous heurter : « Le silence était le fond des choses et le vélo mesurait la vitesse de la vie. »
Point d’appui, Christian Prigent ( 2019), pour la pensée affûtée de ce poète qui s’offre « à sauts et à gambades », et nous embarque dans son exigence, sa vitalité, sa sincérité

3 phrases
« Le bord de l’eau – cette marge de contact où sable et eau s’entremêlent – est indissociable de mon sentiment de l’existence. » Chantal Thomas, L’étreinte de l’eau, 2023
« J’aime à m’occuper à faire des riens, à commencer cent choses, et n’en achever aucune, à aller et venir comme la tête me chante. » Jean-Jacques Rousseau, Confessions, livre XII, 1765
« La rêverie travaille en étoile. Elle revient à son centre pour lancer de nouveaux rayons. », Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu, 1938

Interprétations

Le musée vide

Un tryptique loufoque

Le musée vide de Lise Kervennic est constitué de trois tableaux successifs qui nous conduisent :
1- Au musée d’Orsay : où l’on découvre un cadre, et pas des moindres, l’Origine du monde, qui se trouve arraché à son cadre muséal, matrice protectrice devenue stérile.
2- Dans les profondeurs de la Terre : où se tient un super bunker destiné au stockage et à l’import-export des œuvres chassées des musées, achetées par les particuliers et invisibilisées – lieu d’un business infernal.
3- Au musée d’Orsay : où l’on croit fermer la boucle en se risquant de l’autre côté du cadre, et où l’on flirte avec le virtuel, dans une vertigineuse et voluptueuse renaissance du tableau de Courbet – ligne de fuite qui consomme la marchandisation de l’art en même temps que sa mort.

Triptyque loufoque qui, par delà les apparences et les jeux exploratoires divers, intrigue, interpelle, et fait frémir.
Quel est donc l’avenir des musées, semble questionner l’autrice, à l’ère des expériences immersives et de la massification des écrans qui supplantent le rapport direct qui peut ( doit ?) s’instaurer entre le spectateur et l’œuvre même ?

Dans cette nouvelle pleine d’humour et de fantaisie, le monde tel qu’il pourrait se faire a pris le risque de se défaire des biens communs que sont les œuvres d’art. Destituées de leur dimension intouchable et sacrée, elles se dissolvent dans une frénésie mercantile et consumériste toujours plus invasive. Cet abandon constitue une rupture ontologique avec le monde, et la beauté, mais ils sont peu, ceux qui s’en rendent compte. Un sentiment de « nostalgie » parfois frôle ces « enfants perdus », orphelins qui s’ignorent.

« Le monde devient laid car on ne le regarde plus ». Quelle expérience esthétique nous propose le musée de demain ? Le musée vide nous fait entrevoir un musée dépouillé de son fond historique matériel. Il propose une expérience artistique immersive et inédite, où les œuvres patrimoniales n’existent plus qu’à l’état de trace, étant devenues objets d’exploration virtuelle, et offrant au spectateur une « rencontre » d’un nouveau type, capable de satisfaire les sens. En effet, dans le troisième volet de la nouvelle, il est bien question de consommer, et surtout consommer, du sexe (féminin), des sensations, du « tangible » … La pulsion scopique et la tension érotique fonctionnent à fond.
Pourquoi ce tableau, l’Origine du monde ? On peut y voir le lieu du passage par excellence, symbole de l’indéchiffrable, et précisément de l’infranchissable. On peut y voir la constance d’une énigme absolue. S’accorder le droit de franchir ce qui ne peut être franchi, c’est prostituer l’art dans un monde exclusivement marchand. En « ouvrant » le tableau, on dilapide son mystère.

« J’ignore pourquoi, mais j’aimais ces choses ensemble. » La dislocation de la phrase qui compose le titre des trois tableaux de la nouvelle rend performante et archi-visible la fin d’un monde où l’expérience esthétique a encore de la valeur. A défaut de se réfugier dans des caisses « anti-tout », faut-il souscrire à ce monde nouveau, qui ressemble cependant si terriblement à l’ancien, perpétuellement tendu vers une impossible effusion ? L’être humain, semble nous dire ce texte, a construit le chemin de sa propre aliénation, a plongé dans les cercles de l’enfer, toujours plus expérimenté en artifices, mais séparé de lui-même.

Dans son poème en prose, Confidences, Paol Keineg proclame : « Une plante, quand elle a perdu son nom, est en danger de mort ». On pourrait établir un parallèle et dire : un tableau, quand il a perdu sa matière et son mystère, est en danger de mort.

Le Musée vide est plein de chimères. Et l’être humain reste seul face à elles, englouti et démuni.

Manger la bibliothèque

A l’ère des bio-bibliothèques

Un gouffre sépare les pratiques dévotes des lecteurs à l’époque victorienne et les lecteurs mutants que nous présente Cyrille Martinez dans Manger la bibliothèque. Nouvelle ère : à partir du regard critique posé sur une littérature mainstream qui a perdu son souffle et ses capacités de renouveau, s’édifie un nouvel ordre, seul capable de recycler la masse énorme de parutions qui, emportée dans sa folle course en avant, vient s’échouer misérablement dans l’enceinte d’une bibliothèque prodigieuse : celle de rongeurs hyper-performants, qui retournent en force d’action l’expérience à laquelle ils sont soumis au départ. Ainsi les rats forment-ils leur revanche et insufflent-ils à une littérature humaine en voie d’extinction une neuve vigueur. Les rats tissent la littérature de demain.

Dans son Petit éloge de la poésie (Editions Gallimard, 2021), Jean-Pierre Siméon s’alarme de l’usage proliférant des acronymes s’infiltrant incessamment dans notre langue, matière exsangue et opaque qui s’impose pourtant comme mode d’accès nécessaire et impérieux au réel, tout en constituant « le plus flagrant déni de réalité. » (1)
Quelle réalité se raconte à travers l’acronyme BPA ? Sous l’humour potache qui gouverne cette fable se dessine un monde assez glaçant, redoutable d’efficacité, capable d’assimiler la massification devenu proprement indigeste du patrimoine livresque à coups de dents de rongeurs. Ainsi s’opère un retournement du statut de l’objet livre : jadis objet de dévotion, il se mue en objet déchu, et une source d’encombrement majeur, qu’il s’agit de faire disparaître, à travers un recyclage efficace. Est venu le temps du livre déchet.

Comment réfléchir à cette disparition tragique du livre papier à l’intérieur de la BDF, bibliothèque numérique expérimentale ? Comment ne pas sombrer dans un lamento déchirant face à l’éventualité d’un tel effondrement de l’objet livre ?

Il m’est impossible d’imaginer la disparition des livres physiques (2) – et je pense au beau film si poignant de Truffaut, adaptation de Farhenheit 451 de Ray Bradbury qui se termine sur l’image de cette communauté de lecteurs entrée en résistance et ayant ingéré les livres en en apprenant le contenu par coeur, passant leurs journées à préserver la mémoire de « leur » livre, celui qu’ils ont choisi et qu’ils représentent désormais. C’est la stupeur, l’incrédulité, et une angoisse sans nom qui nous viennent face à toute société « hygiéniste » qui sacrifie les livres – force subversive – à coups d’autodafés.

Ce qu’il est impossible d’imaginer, de se représenter, arrive cependant.

Qu’adviendra-t-il du « rat de bibliothèque » auquel fait bien sûr penser la nouvelle de Cyrille Martinez ? Il me conduit vers le tableau de Carl Spitzweg, réalisé en 1850.
Ce tableau nous présente un vieil homme courbé par les ans et l’usage immodéré de la lecture, juché sur une échelle, en équilibre précaire, chargé de différents ouvrages dont l’intérêt lui semble sans aucun doute pressant. Sa solitude n’a d’égale que la multitude des ouvrages qui l’entourent, perdus dans la profondeur du lieu. Dès lors, cet homme nous paraît anachronique dans le rapport au monde qu’il construit – il est de profil, en aucun cas disposé à nous accorder son attention, et complètement absorbé par sa recherche livresque. Ce vieillard nous égaie et nous étreint le coeur aujourd’hui encore. Ainsi, en 1850 déjà, l’on s’interrogeait sur l’avenir du livre ?

Sommes-nous au début d’un véritable renoncement ? À la diversité et à la richesse féconde des langues, à la multiplicité créatrice des mots, au contact rêveur et sensuel avec le livre papier ? S’il existe un acte de naissance du livre imprimé, ne doit-on pas envisager sérieusement ses mutations, sans l’éprouver comme un arrachement intolérable d’avec nous-mêmes – et composer, donc, avec le livre à venir dont la matérialité serait numérique ?

Imaginons qu’il existe un service d’addictologie aux livres. Qui témoignerait autant de l’éclatante santé du livre papier que de la frénésie de lecteurs jetés dans le désespoir à l’idée que leur monde s’écroule. Imaginons des bibliothèques comme autant de radeaux de la Méduse résistant à toutes les tempêtes et tentatives d’anéantissement, foyers ardents de veille et de lutte collective, portés par le flux incessant des générations. Et laissons-nous dériver – pourquoi pas ? – vers la « Babel maritime » rêvée par Frédéric Ciriez dans Or comme ordure, une bibliothèque des futurs réjouissante et trépidante, capable d’accueillir « toutes les propositions intellectuelles et fictionnelles pour envisager les futurs et aider l’homme à mieux vivre ». L’imagination de l’auteur la situe dans une éolienne offshore qui a pourtant des airs de thébaïde, – et n’est-ce pas ce que représente aujourd’hui encore une bibliothèque matérielle pour tout lecteur ayant plaisir à supporter le poids physique des livres ? – un refuge, une traversée du temps, des promesses d’expansion infinie de ses mondes intérieurs. Non, la BPA, cette Bibliothèque ubuesque, burlesque et carnavalesque inventée par Cyrille Martinez, ne passera pas. Les acronymes ne feront pas de nous des analphabètes.

« Les rats » seront « l’avenir de la littérature » quand les poules auront des dents. Il n’y aura pas de « In memoriam » du livre papier. Et je le dis sur le site de la BDF. A bonne entendeuse, à bon entendeur…

1– Pour Siméon, nous sommes de plus en plus soumis à l’expansion d’une « pseudo-langue », qui réduit la réalité à des « concepts ». Les acronymes constituent des « non-mots » qui atrophient la richesse sémantique des mots et détruisent la langue, lui retranchent toute vitalité.

2– « Laissez-nous seuls, sans les livres, et nous serons perdus, abandonnés, nous ne saurons pas à quoi nous accrocher, à quoi nous retenir. » (Les Carnets du sous-sol, Fédor Dostoïevski, traduction André Markowicz – Actes Sud, 1992)

De la même eau

Je préfère ne pas

Du monologue annoncé surgissent des voix dissonantes : si celle de la narratrice domine, répond dans un dialogue qui sous-tend l’ensemble du texte, une voix masculine, elle-même écho d’une polyphonie plus vaste, engagée dans un affrontement avec « celle qui préfère ne pas ». « I would prefer not to ». Il me semble que se tient, dans le personnage principal de ce récit, une héritière du Bartleby de Melville, orgueilleusement dressée contre le monde nouveau dont elle ne veut pas, refusant l’aliénation programmée à laquelle tou.te.s les autres semblent avoir succombé.

« Nous pleurons secrètement ce que nous avons perdu, nous aussi, nous nous en souvenons. Mais nous n’avons pas renoncé à vivre. » p.5

C’est ainsi qu’ils se compromettront pour préserver leur aptitude au bonheur. C’est ainsi qu’ils s’adapteront, envers et contre tout, pour rester vivants, et jouir des biens matériels de ce monde, même si ceux-ci ne sont plus que les objets trompeurs et dégradés d’un univers factice.
La narratrice, qui se tient si farouchement hors d’atteinte de ceux qui se sont laissés entraîner vers cette nouvelle formule du monde « vivant », elle aussi, se souvient. Et ce souvenir, par son intensité et sa réalité disparue, la crucifie.

« Tu prends pour idiotie notre courage. » p.5

De quel côté se situe le courage ? La réponse reste certainement ouverte. Bien que le récit nous porte ici à entendre surtout le cri d’insurrection que pousse cette femme entrée en résistance. Car si elle se tient résolument sur le bord, raide et immobile, au dedans d’elle s’agite un tumulte sans fin qui atteste de son état de vigilance aiguë.

Noli me tangere

La tentation est grande souvent de se tenir sur le bord, à l’écart, de refuser de participer.
Mais refuser de s’engager dans le monde à travers ses mutations, n’est-ce pas se condamner à l’exil intérieur, extérieur, et à une solitude irrémédiable ? C’est pourquoi nous composons, négocions, nous adaptons, nous compromettons, abandonnons celui ou celle que nous étions, sommes dans le deuil d’un monde révolu et aimé, pleurons secrètement cette perte, tout en participant activement aux mues en cours, et en les chérissant, paradoxalement, en apprenant à aimer les nouvelles façons d’être et de vivre qui forment le tissu de la société à laquelle nous appartenons, car nous avons tellement besoin de faire corps.

Mais de quel corps s’agit-il ?

Si l’on prend appui sur le texte :
– d’un côté : le corps déjà mort de celles et ceux qui adorent les eaux mortes d’une fausse mer inodore = un corps collectif morbide et mortifère, un grand corps mort qui s’ignore.
– de l’autre : le corps solitaire et brut, intensément vivant et vibrant de colère rentrée de cette femme insoumise, qui veut conserver entier le souvenir des morsures que la seule mer, la seule matrice qu’elle connaisse, là d’où elle vient, lui procurait, jadis. Sachant qu’au devant d’elle, si elle consent au toucher d’autrui, si elle consent au contact avec cette eau frelatée, c’est pour elle une mort sûre. Car elle sait « reconnaître la mort quand [elle] la voit. »

Capituler ou écouter son instinct

Ce récit nous invite à interroger nos prises de position, nos lâchetés plus ou moins conscientes, nos résignations qui nous conduisent à l’oubli de nos origines, jusqu’à l’osmose avec le monde nouveau :

« Tout est fluide et souple et bientôt c’est ton élément naturel. Tu n’as jamais été rien d’autre qu’un corps plongé dans l’eau. » p.2

Mais la narratrice semble avoir tranché : jusqu’au bout elle nous renvoie son indéfectible refus. Elle ne plongera pas dans les eaux noires de l’oubli.
En effet, l’argument final, qui repose sur la privation du sens de l’odorat, résonne comme une alerte.
Dressée comme une figure de proue, la voix de la narratrice exprime le refus de la dépossession de soi, qui passe par la rémanence d’une image associée au bonheur, le souvenir d’une nage en eaux salines vers une embarcation dont la coque rouge stimule l’ardeur de vivre. Le souvenir d’une eau qui porte une mémoire, une eau féconde, qui n’a rien à voir avec cette eau dévitalisée, délétère et sournoise, qui lénifie les corps et les esprits, ainsi que le raconte cette fable onirique et poignante.
Ainsi il est, à la fin, tout simplement question d’instinct de survie.
A jouer les Cassandre, nul n’a voulu écouter cette femme qui se refuse à être « de la même eau » que les autres. Mais nous, lecteurs, resterons-nous insensibles à cette voix qui nous enjoint à ne pas égarer nos sens, ni notre sens critique tout au long des métamorphoses qui nous attendent ? Jusqu’où sommes nous prêts à aller pour être les résidents résilients d’un monde qui peu à peu cède sur le vivant, et se nourrit d’artifice ?

Ce que cette lecture peut m’inspirer de vigilance pour les territoires d’ici et d’ailleurs :

– Sus aux algues vertes et aux microplastiques !
– Moins de goût pour le confort qui nous endort.
– Ne pas devenir des êtres hors-sol.
– Savoir rester fidèles à ce qui nous lie au vivant, de toutes les manières que ce soit.
– Cultiver notre mémoire des sensations.

Et maintenant qu’on a dit ça, on fait quoi ?

– Pour le volet « algues vertes », qui n’a pas la sensation qu’essayer quelque chose, c’est lutter contre Goliath ? Il existe des exemples:
On ne peut que louer l’infatigable combat que mène Inès Léraud depuis plusieurs années sur le territoire breton, le courage qui l’anime malgré les vents contraires, et se dire qu’on ne loupera pas la prochaine sortie sur les écrans de l’adaptation de la fameuse bande dessinée Algues vertes, l’histoire interdite, pour laquelle la région a finalement alloué une subvention conséquente.
Et de fil en aiguille, puisqu’Inès Léraud et Morgan Large, journaliste pour Radio Kreiz Breizh, ont créé assez récemment l’ONG Splann ! 1, média d’investigation oeuvrant en Centre Bretagne, inviter chacun.e à aller voir, voire adhérer et soutenir.
Et puis, si l’on pouvait attribuer une identité juridique à la baie de Saint-Brieuc, comme cela a pu se mettre en place dans différents pays ( dernièrement à la Mar Menor, une lagune d’eau salée près de Murcie, en Espagne 2, la donne serait sans doute différente et l’on pourrait espérer que les choses bougent un peu du côté de l’industrie agro-alimentaire.

Quoi d’autre ?
– Mettre les mains dans la terre, dans l’eau des rivières, dans la mer, sur l’écorce des arbres, dans la fourrure des bêtes, … pour se sentir vivant et se souvenir qu’on appartient.
– Et encore et toujours, pour ceux qui ont cette chance et possèdent cette ressource, inlassablement, cultiver son jardin.


1 Splann ! = au clair ! ( en breton )

2 Les droits de la nature, une révolution juridique – Claire Legros – Le Monde 22/10/2022

La réserve des choses

Réservez votre JDV

« Mon JDV est derrière moi désormais. Il s’est construit sur ce qu’on peut appeler la réserve des choses. Dans tous les sens du terme. Tout ce que l’on garde en soi, mais aussi tout ce qui ne sera pas dit, explicité, mais que l’on a perçu dans cette façon même qu’ont les choses de se contenir quelquefois. » p.8

Et si…
Et si, dans les temps futurs, il pouvait exister une sorte d’intersection magique entre le présent et le passé, qui n’appartiendrait qu’à soi ? Et si toute une société pourtant bénéficiait de ce capital de temps à composer à sa guise, une fois dans sa vie ? Et si l’on pouvait paramétrer LA journée idéale en accordant cependant une place à l’inconnu toujours éminemment désirable ? Une sorte de joker dont le mésusage pourrait briser celui ou celle qui le met en œuvre, réclamant par conséquent un emploi raisonné de ce libre-arbitre d’une qualité exceptionnelle. Mais aussi une possibilité inouïe et fabuleuse de réparer ce qui a été abîmé, perdu, détruit par mégarde, et peut-être de comprendre enfin ce qui nous a échappé.

C’est dans cette brèche que la narratrice de La réserve des choses s’introduit et nous invite à la suivre.

Retenir, détenir, contenir
Quel est ainsi le pouvoir de ce JDV ? Retenir les figures du passé, s’accorder la liberté d’aller à la rencontre de l’autre comme on pourrait le faire par la pensée, dans la plus stricte intimité, et dans ce mouvement de rétention ( puisque, inéluctablement, ces apparitions sont destinées à s’évanouir), tendre vers une révélation, qui serait de l’ordre de la détention d’un savoir supérieur, plus grand que celui dont on dispose dans la vie réelle, pour accepter enfin les limites de l’expérience, et le fait que les lieux comme les êtres conservent leur opacité, leur secret, leur éclat inhérent et inviolable.

Humaine, seulement humaine
Dans ce conte moral, proche à certains égards du fantastique, la leçon qui se dégage nous paraît pleine de sagesse. Confrontée à ses proches, à ses disparus, ayant agi en quasi- démiurge à l’intérieur du cadre du JDV, la narratrice, loin de succomber au désespoir ou d’éprouver une joie triomphale, trouve une forme d’ajustement personnel avec la tonalité de cette journée de rétrospection et d’introspection mêlées : elle parvient à une certaine ataraxie, ce détachement face aux choses venant après l’acmé de cette journée, quand peuvent se résorber les angoisses liées à la rupture vécue dans le passé. Ainsi se profile un temps régénéré, et une capacité à envisager le temps restant de sa vie sous l’angle de l’éternité, puisque accès il y a eu à ce que nul ne peut connaître, un supplément d’âme et de savoir.

Le passage initiatique par le JDV, l’échancrure dans le temps qui s’est produite, les expériences qui ont été vécues dans le lieu de l’enchantement, conduisent la narratrice vers un sentiment de quiétude et d’accomplissement. Le fantasme a été vécu, dans la douceur feutrée du lieu, loin de la violence du réel. Certaines questions ont été résolues et le rêve assouvi ouvre alors la porte à de nouvelles projections, plus apaisées. A travers cette belle formule qui clôt la nouvelle – « on ne peut même pas posséder en songe le temps qui dépossède » -, se livre une leçon philosophique qui célèbre les vertus de l’oubli, et celles de l’acceptation.

Pas d’hubris, donc, mais une leçon d’humilité, qui invite l’être humain à rester à sa juste place.

Parmi les choses que l’on voudrait faire avant de mourir
Quelques mois avant de mourir, Georges Perec a été interviewé à la radio pour établir une liste subjective des 50 choses qu’il aimerait faire avant de mourir. Imaginons que la possibilité nous soit donnée, dans un temps prochain, de vivre un JDV.
Dans la nouvelle de Claire Béchec, nous n’avons pas le choix, puisque les mœurs de la société du futur ont intégré cette nécessité du JDV dans le parcours d’une vie, laissant à chacun.e une part de libre-arbitre résidant dans le choix des formes, des contours de cette journée si particulière, comme de son contenu, à travers les rencontres possibles qui l’occupent. Nous n’en sommes pas là.
Imaginons, donc, que nous puissions déterminer notre JDV avant de mourir. Un coup de dés qui ne peut abolir le hasard, mais nous offre la chance de revenir sur nos propres traces, de compenser la perte et les deuils, de vivre une expérience unique, à la saveur incomparable. La tentation est grande de se prêter à ce jeu, de lancer des lignes rêveuses et hardies vers ce qui pourrait alors prendre forme.
La toute puissance exercée en ce JDV n’est sans doute qu’une illusion de plus dans le chemin de la vie, une carte hasardeuse dans le jeu embrouillé de nos existences. En quoi réside alors la magie de cette journée particulière ? Il ne s’agit pas tant d’abolir les échecs ou les erreurs du passé, de défaire ce qui a été tissé, que d’explorer cette réserve des choses, dans l’illimité de nos inconscients, tout en acceptant de rester à notre juste place d’humain, faillible et incomplet.
La réserve des choses nous invite à franchir le seuil d’un lieu idyllique et réparateur, certes transitoire, mais inaltérable dans la mémoire de celle qui le reconstruit, elle fait vibrer l’être entier qui a traversé cette mue de nouvelles harmonies, elle le fortifie et l’enrichit de lignes émotionnelles et affectives formant une mélodie singulière, unique, bouleversante.

Ce que m’inspire cette lecture pour le monde de demain :
– Est-ce que dans le monde d’aujourd’hui les casques de réalité virtuelle ne parviennent pas à proposer déjà et par exemple le cadre enchanteur dans lequel se déroule le rendez-vous de la narratrice ? Les voyages imaginaires ne prennent-ils pas déjà des contours plus puissants et troublants à travers cette technologie qui va nécessairement se perfectionner ?

– On peut former l’espoir que l’être humain trouve du contentement en dehors de la maîtrise et de la possession des choses, qu’il continue à buter sur ce qui lui échappe et ainsi ne soit pas vaincu par un orgueil démesuré mais sache cultiver la conscience de sa vulnérabilité.

– L’idée de réparation qui parcourt la nouvelle me fait penser à l’éthique du care dont on parle beaucoup aujourd’hui. Ne sommes-nous pas engagés dans un temps prospectif qui se construit sur les chemins multiples de la réparation – du rapport de l’être humain avec son environnement, du vivant, de la terre et des océans, de la voûte céleste même ?

Les déchets – une élégie

Sous le tapis avec vue sur mouise ou l’insubmersible état des choses

« tout cela, au fond, nous voulions que ça disparaisse, 
purement et simplement, 
clignement d’yeux, 
claquement de doigts
 et rien ne reste de ce qui nous a lassé,
 place nette, neuve, vierge, comme si la fin du désir, la fin du besoin pouvaient rendre biodégradables
 tous les objets et tous les souvenirs »                                    
Au fond, il suffit d’y croire.
LES DECHETS (une élégie) résonne comme une complainte post-diluvienne. Elle expose les conséquences tragiques de l’insoutenable légèreté de notre être, dont la capacité de folle dépense a produit un monde monstrueux, ravagé par l’incommensurable poids de nos existences matérielles. Cet être-là n’est jamais sorti de son aveuglement, ni de ses petits arrangements dérisoires avec une très déficiente conscience. Les déchets nous submergent d’un flot qui semble intarissable, s’écoulent dans notre gorge en une liste que l’on pourrait poursuivre ad libitum et ad nauseam.

Nous voici en quelque sorte sommés de répondre, ou tout au moins de regarder, de sortir de notre habituelle soumission au mensonge, de reconnaître nos compromissions, nos faiblesses. Car face à la réalité pervertie du déchet invisibilisé, nous nous délestons trop facilement de tout sentiment de honte, comme du doute. Nous maintenons la fiction d’un monde propre. « Mais quand l’eau s’engouffre jusqu’au cœur des chez-nous, alors tout remonte,/ tout, porté par elle, sans forme et sans couleur, comme une pâte grumeleuse de nos vies. » 
Et si les déchets n’étaient pas toujours situés ailleurs, hors de notre vue ? Ce qu’imagine la narratrice, non sans lucide cruauté :«Tout est revenu nous crier que rien n’avait disparu, / et que qu’est-ce qu’on croyait ? / qu’on l’avait juste glissé sous le tapis …»
Qu’advient-il de nos déchets ? Cette question se perd dans le labyrinthe de nos consciences, aisément satisfaites de se reposer sur la certitude de participer de manière citoyenne à la machinerie du tri, dont on peut supposer qu’elle est parfaitement huilée, et efficace. Or, ce que nous rappelle ce texte, c’est ce que nous savons mais que nous peinons néanmoins à assumer – nous savons l’incapacité de la terre à assimiler nos déchets, mais nos poubelles hygiéniquement fermées partent au petit matin avec des éboueurs compétents, ce qui nous dédouane de toute inquiétude quant à leur désintégration ( 1). Et nous croyons aux vertus comme à la réalité du recyclage.

Saint Brieuc, grève des Courses ( 2). A l’oeil nu pour qui observe le lieu innocemment : de paisibles dunes  recouvertes d’herbes maritimes, rien qui choque ou déplaise. Pour qui sait : sous le sable, un million de déchets polluants enfouis là, en sursis, et nous tous complices alors de cette pollution accrochée au rivage. Nulle idylle, le fruit est pourri. Un paysage mensonger à la beauté factice se tapit sous nos yeux trop crédules. Mais sur la plage dégueulent les algues vertes, qui elles, disent le mal présent, empêchent le lieu de respirer et alertent nos sens.
Par sa structure poétique, la nouvelle d’Alice Zeniter vient dire l’écoeurement et la désolation face au spectacle consternant de ce qu’est devenu le monde, submergé par des eaux immondes. Le motif de l’eau qui purifie se trouve ici renversé. L’eau vient au contraire révéler les immondices, l’ahurissante accumulation des déchets qui tous ensemble forment un magma insalubre, délétère, vicié : notre monde est devenu irrespirable, proprement invivable ( 3).
Le balcon sur mer de ce récit subit un détournement de son usage coutumier, qui célèbre un rapport enamouré et poétique au monde. Ce lieu qui induit un privilège social se transforme en un poste impossible à occuper, abject, d’où l’on assiste, nécessairement impuissants – il est trop tard – à une débâcle sans remède. Nous voici en exil sur notre propre terre ( 4), renvoyés à de stériles solitudes, sur des îlots qui ne peuvent former archipel, ne permettent plus de couturer quoi que ce soit, puisque tout s’est délité, irrémédiablement a été englouti. Ne subsiste que cette pâte informe, immodelable, profondément indigeste – merde universelle produite par les êtres humains, infernale et sans fin, venant recouvrir le monde d’où toute beauté s’est détachée.
A travers ce mouvement du bas vers le haut nous explose à la figure ce que nous avions voulu fouir, enfouir au plus profond de la terre. Et ce qui remonte à la surface, avec fureur, nous tétanise. Par quelle opération magique, en effet, les déchets seraient-ils absorbés et digérés par notre Terre ? L’économie circulaire, le recyclage des déchets ne forment-ils pas, au moins en partie, un écran et un leurre ? 
Dans Mourir bio, d’Alexandre Koutchevsky, des questions semblables sont soulevées – qui restent irrésolues. Les chiffres nous accablent : « trois-cents cinquante et une mille tonnes de déchets pour un coût approximatif de traitement de vingt et un millions d’euros, les couches jetables représentent quarante pour cent des déchets ménagers d’un foyer ayant un enfant entre zéro et deux ans, c’est-à-dire nous. Pour un seul enfant, les couches jetables représentent quatre arbres et demi, vingt-cinq kilos de plastique obtenu grâce à soixante-sept kilos de pétrole brut. » C’est « l’inévitable coût de nos vies irresponsables. »
Moral, ce récit poétique l’est, qui renvoie une vision pessimiste de l’être humain, incapable d’affronter la réalité, toujours partisan de la solution de facilité qui consiste à masquer ce qui dérange, toujours disposé à surseoir aux prises de conscience décisives conduisant vers des actes nouveaux susceptibles de réduire le champ des possibles matériels. Ainsi, le compromis permanent passé avec le réel fait que l’être humain s’invente des fictions opérantes destinées à le maintenir dans l’aveuglement jusqu’à cette possible aporie : le déchet n’existe pas. Les rituels du déchet qui nous permettent d’acheter notre petite conscience tiennent à distance le malaise dans la civilisation qui pourtant nous envahit tous. Et le discours ambiant qui va dans le sens de la maîtrise et du contrôle peine à retenir la connaissance intime de cette pression centrifuge et exponentielle du déchet, Léviathan des temps modernes.
Par ricochet s’insinuent des images réconfortantes pourtant, fantasmées ou réelles, de glaneuses et glaneurs, de ceux à qui Varda a rendu hommage, de nouveaux pilhaouërien de Bretagne et d’ailleurs, modestes et précieux agents de redistribution des « déchets », de ZAD où conspirer pour mieux respirer ensemble ( 5), et je me dis que peut- être est-ce par ces personnes qu’un frêle passage est possible. De frêles esquifs pour tracer un fragile sillon dans l’immense problème dont l’infernale puissance cinétique follement nous entraîne. 


1- Lucie Taïeb, dans le livre qu’elle a composé après avoir enquêté sur la décharge à ciel ouvert de Freshkills, à New-York, souligne, comme Alice Zeniter, notre incapacité collective à regarder le déchet ( à travers lequel peuvent s’agréger la mort, le mal, notre honte) en face : « Pour parvenir à « fonctionner » dans notre monde, il reste […] nécessaire de fermer les yeux, d’alléger notre conscience, de l’ancrer dans un présent inoffensif et lisse. » ( p. 17 ) ; « Ce qui me frappe surtout, c’est l’enclave mentale que nous nous construisons, l’illusion d’une ville propre, d’où disparaissent comme par magie tous les déchets, toutes les salissures. » ( p. 17-18) Freshkills, recycler la terre, Lucie Taïeb, (éditions) la Contre Allée, 2020
2- Sur le site des Archives municipales de Saint Brieuc, on trouve ceci : « La Grève des Courses fut un lieu festif où se déroulèrent des courses de chevaux et des meetings d’aviation, avant de devenir une décharge sauvage, puis une réserve naturelle sous l’impulsion d’associations écologistes. » 
3- Difficile de ne pas penser ici aux inondations récentes dans le Pas-de-Calais, et à la réalité de la montée des eaux dans le monde, comme à l’effet panique que ces projections entraînent.  Alice Zeniter, dans sa pièce de théâtre Quand viendra la vague ( L’Arche, 2019) imagine le monde d’après la vague, recouvert par les eaux, et ce n’est pas alors un sentiment océanique qui prend forme, mais la terrible déréliction d’individus-monades, « fossiles vivants » ( p. 56), dont les capacités d’adaptation et d’entraide restent problématiques.
4- Le film Costa brava, Lebanon, de Mounia Akl, sorti en 2021, présente, dans « un futur proche », l’histoire d’une famille dont le lieu de vie idyllique et préservé, dans la montagne, se trouve brutalement investi par une énorme décharge dont la ville de Beyrouth vient se défaire, rendant impossible le quotidien des personnages.
5- Dans son essai Respire, Marielle Macé relie l’acte de respirer à celui de conspirer : « Si l’on peut étouffer d’un état du monde, c’est qu’une vie respirable sera avant tout, et forcément, une vie reliée, un respirer-avec, une dé-séparation, une co-respiration. Une « conspiration », si l’on veut. » ( p. 79, éditions Verdier)

Dernières sommations

Quand rendre les clés, c’est rendre les armes.

Dans le monde tel qu’il va ( très mal), et tel qu’il est présenté ici, les êtres humains vivent séparés les uns des autres. La communication verbale est obstruée, empêchée, impossible. Les forts détiennent le capital, la parole, le pouvoir de raconter et d’analyser. Les autres restent muets, subissent et résistent jusqu’à épuisement.
Dernières sommations nous conduit de manière drolatique vers une très prochaine version du monde que nous habitons, un monde déréglé et forcément inégalitaire dans lequel chacun développe des stratégies de survie plus ou moins efficaces.
« Faire le mort » en gardant les yeux ouverts est a priori une méthode qui pourrait s’avérer payante. Jusqu’à ce que le jeu dégénère et que la mort « pour de vrai » se rapproche trop dangereusement, brandie avec un sadisme consommé par un bailleur dont les coups de boutoir verbaux finissent par anéantir la résistance du locataire faussement inerte.

Derrière le vernis des paroles policées que prononce dans une forme de ressassement éreintant le propriétaire, se découvrent progressivement une sauvagerie et une cruauté terrifiantes. Non seulement il persécute avec un raffinement exquis son locataire, mais il assiste avec une compassion toute formelle au dépérissement inexorable de la famille qu’il maintient lui-même sur le seuil de sa maison, exposée à un soleil implacable.
Dans cette prochaine version de notre monde, où « la chaleur accablante » « rend fou », où le décor de nos vies est devenu irrespirable, c’est évidemment la loi du plus fort qui s’impose. Ici le propriétaire des lieux détient une demeure familiale ancestrale dont les murs épais protègent de la chaleur : refuge climatique et aussi « lieu de mémoire ». Car, dans ce nouveau monde, les êtres humains sont non seulement séparés les uns des autres, mais aussi séparés d’eux-mêmes. Ils ont perdu la connaissance de leur passé. Le lien est rompu avec ce qui faisait auparavant leur force, leur dignité, leur humanité. Le monde ancien est « définitivement perdu ». Sauf, peut-être, dans quelques forteresses de bord de mer idéalement préservées de cette rupture fatidique.
Si la veine burlesque qui parcourt toute la pièce allège le propos, son désespoir et son cynisme nous saisissent cependant.
Comme dans d’autres textes de la BDF (Abandonner-Qu’est-ce que tu t’imagines ?) de Fanny Mentré ou De la même eau, de Lucie Taïeb) il s’agit toujours de la chronique d’une extinction annoncée, celle de l’espèce humaine. De la frontière si mince entre le peu de foi qu’on peut encore lui accorder et l’espoir qui malgré tout insiste (peut-être ici à travers le regard d’un enfant). Nous sommes dans un monde où les règles de savoir-vivre ont volé en éclats depuis longtemps, où seule compte sa survie personnelle. Nous sommes dans un monde aux abois, où l’on ne craint plus d’achever son prochain, où la torture psychique fait partie des nouvelles règles du jeu. Car nous savons le « penchant [ des humains] à œuvrer à [ leur] propre destruction ».
« Nous mourons de la chaleur et la sécheresse assèche nos cœurs ». Dans cette mise en scène sacrificielle d’une famille qui se démembre et se disloque, agonisante, sous nos yeux, se raconte notre incapacité à porter secours alors que nous avons « les yeux ouverts ».
Dans son Histoire du vertige * Camille de Toledo met en avant cette sorte de malédiction qui pèse sur une humanité prisonnière de ses habitats narratifs, condamnée à l’errance face à un monde réifié par le biais permanent des « encodages » destinés à le maîtriser. Dernières sommations s’adresse à nous, êtres humains qui avons perdu les clés de notre habitat terrestre. Le « vertige » devient alors notre seul « foyer » (*opus cité). Sommés de répondre au profond sentiment de déréliction qui nous étreint face au monde par nous abîmé, quelle ligne de fuite trouver, qui ne soit ni de silence ni de parole, toutes deux mécaniques stériles et exténuantes ? Rendre les clés de notre habitat terrestre, c’est bien rendre les armes, mais pour accueillir quoi ? Cet « espoir océanique », dont parle Camille de Toledo, dans son ouvrage, possiblement ?

* « Ce vertige, qualifions-le : c’est une expérience limite où le sujet se dissout, s’évanouit, perd pied : une expérience qui éclaire de façon singulière un monde où la Terre ne répond plus à nos histoires, où entre les mots et les choses, il y a désormais trop de malentendus et de discordances. » Une histoire du vertige, Camille de Toledo, Verdier, 2023 ( p. 171)

Vendredi soir

Quand vendredi robinsonne 

il y a toujours
quelque part
un cœur humain qui palpite.

Vendredi soir est conçu selon un dispositif ludique et astucieux qui entraîne d’abord le lecteur sur des lignes de variations – les avatars de Robinson – sans que l’on saisisse d’emblée le principe de construction, ce qui a permis d’engendrer ces formes – et qui nous est délivré dans la chute : nous sommes les chanceux qui, miraculeusement, rencontrons un texte voué à l’absence, un « déchet » numérique, dont la création échapperait à la volonté humaine. Ainsi, nous tombons sur un texte, au hasard d’un vendredi soir de désœuvrement et de solitude à combler, face à l’ordinateur, et dénichons ce coffre au trésor qui devait rester planqué. Une scorie, une bizarrerie informatique qui nous confronte à quelques fables balbutiantes d’un au-delà ou d’un en-deçà de l’« humanité ». Où il est beaucoup question de solitude et de déréliction.

Car ce qui s’appréhende comme facétie narrative se charge d’une dimension tragique qui rend toute cette affaire assez glaçante. Ainsi du haut-parleur cocasse qui coasse dans le vide de cette île déserte une litanie d’injures sans destinataire ( mais nous lecteurs, sur notre île littéraire, sommes là pour nous en amuser et en être les heureux dépositaires – réassurance face à la dystopie qui n’a pas de prise sur nous – tout cela se joue dans la fiction -, mais joue son rôle – nous inquiéter, nous déranger, nous interpeller).
La voix humaine, le langage, la parole, le silence : comment se raconte et se désagrège le propre de l’être humain. Le motif de la voix parcourt cette nouvelle : la voix humaine se trouve désaccordée, brisée, épuisée, vidée de sa substance vitale, ici – dans le premier avatar de Robinson, sur cette île nécessairement désolée – désincarnée, absurde et grotesque, écho dévoyé et infidèle de ce qu’un jour elle fut.
L’autre Robinson (au suivant), tel un Petit Prince déchu sur sa planète minuscule, renvoyé, lui aussi à une solitude désespérante, décide le sacrifice de sa propre voix qui a perdu de sa tessiture humaine, et s’égosille misérablement. Pathétique figure de l’homme sans voix, privé de tout alter ego, jeté dans une agonie sans fin et sans remède.
Robinson alors sombre : dans l’innommable, « un présent vidé de sens et d’Histoire », que matérialise cette « mousse » analogue sans doute à la « souille » que l’on rencontre dans le roman de Michel Tournier. Ombilic des limbes où se dissoudre et s’absoudre de n’avoir su faire. Où se consoler de la mort impossible, insupportable, de son semblable.
Quand, enfin, après de multiples avatars, des êtres revenus à un certain primitivisme marchent à hauteur de canopée, un chant s’élève et un espoir renaît : la voix fragile ( non plus parce qu’elle s’est dégradée ou corrompue mais parce qu’elle s’ignore encore, est dans l’étonnement de son surgissement), associée à d’autres voix, produit le chant – donc la beauté, et la tête dans les arbres rend possible un dialogue renouvelé avec la nature. On ne sait plus s’il s’agit d’un avant ou d’un après, car l’on se trouve pris dans un mouvement cyclique fait de disparitions et d’apparitions, de violente destruction et de fragile réparation.

Ultime avatar et pirouette finale qui unit le topos de l’île au processus de la création littéraire : Robinson est une « intelligence artificielle » dotée de toute la mélancolie qui peut habiter un être humain, qu’étreint l’ennui et que traversent les songes. Et Vendredi soir se transforme alors en l’histoire d’une rencontre : la nôtre, avec ce texte. Ce qui produit du réconfort. Car nous, lecteurs, sommes également les habitants de ces îles imaginaires, débarquant à chaque fois que nous ouvrons un livre, sur une nouvelle île à explorer, dans une solitude peuplée de signes.
Tant que la voix des écrivains pourra s’exprimer, et qu’il y aura des lecteurs pour la recevoir, nous pourrons préserver de l’espoir et résister aux plus sombres angoisses, semble nous murmurer la voix qui songe, dans le secret des machines humaines.

Pour que vendredi robinsonne
il faut un.e auteur.e et des lecteurs.