Transversalités / lectures

À chaque réunion du collège des lecteurs-interprètes, un membre du groupe met en résonance plusieurs fictions de la Bibliothèque des futurs et fait apparaître des lignes de sens, des lignes de fuite, des vibrations poétiques, des traces de futurs, des rencontres inattendues, des représentations problématiques, des béances…
On trouvera dans cette rubrique quelques-unes de ces lectures transversales.
Dans le texte Vendredi soir d’Alexis Fichet, les phrases suivantes ont retenu mon attention et particulièrement les mots que je souligne :
« …la démonstration par l’absurde de ce qu’une civilisation laisse derrière elle, un ensemble de mots vides de sens et répétés à l’infini. » p.1
« Parler seul avec une voix de crécelle augmente le ridicule de la situation, et il a donc décidé de se taire définitivement » p.2
« Il profite d’installations laissées à l’abandon… une prison …. des boxes grillagés » p.2
« Il réalise soudain qu’il ne sait plus parler » p.3
« Robinson est une candidate de la télé-réalité délaissée sur une île minuscule et déserte » p.3
« Un jour, un vendredi probablement, elle trouve une grotte …» p.4
« Robinson est un petit poisson coincé dans une flaque » p.5
« Il y a malheureusement de moins en moins d’eau dans les trous, et tous se réduisent et s’assèchent » p.5
« Robinson est un gamer … il ne se lève presque jamais » p.6
« Les appartements de la tour Aquila 2 sont tous dotés… d’un système de sas qui permet d’éviter que l’air extérieur ne pénètre à l’intérieur… » p.6
« Robinson est une groupe d’humains échoués… » p.7
« Une grotte… un lieu parfois où cacher les cadavres… » p.7
« Leur cerveau s’est un peu réduit » p.8
Ce texte et ces mots d’Alexis Fichet ont retenu mon attention car ils me semblent condenser un mouvement commun aux fictions jusque là proposées ( septembre 22 ). Si on y jette un regard transversal ont peut y trouver ces deux points de convergence :
– Le changement à venir, la métamorphose en cours apparaissent massivement marqués de signes négatifs : catastrophe, fin du monde, faillite, désespoir… Le futur serait entraîné dans un inéluctable processus global de déshumanisation ( socialement, culturellement, génétiquement, biologiquement, écologiquement…)
– Ce processus de déshumanisation suit une orientation : un « rapetissement » généralisé ( réduction, régression, repli sur du minimal élémentaire…) :
1 – Le sociétal se réduit, les personnages, souvent des rescapés, sont seuls ( Bunkering, Dans les jardins d’Electropolis ) en duo ( Infixés ) en petit groupe ( Eden , Vendredi soir )
2 – L’espace se réduit, les personnages évoluent ou stagnent dans une chambre d’hôtel ( Infixés), dans un chalet dans le coin le plus reculé du Colorado ( Eden ), dans une grotte ( Vendredi soir ) un bunker ( Bunkering, Dans les jardins d’Electropolis ) sur une île ( Vendredi soir ), dans la clandestinité ( Dans les jardins d’Electropolis )
3 – L’action se réduit, les personnages sont centrés sur une tâche presque exclusive : survivre, agoniser le moins mal possible, sauver le petit reste sauvable ( souvent un déchet ) constater la défaite ( Eden ) subir son repli dans une bulle autistique ( Eden, Dans les jardins d’Electropolis )
4 – La parole se réduit, elle décrit le défait, la défaite ( Bunkering ) la réduction en cendre ( On passe à autre chose) finit par disparaître ( Vendredi soir ) subsister peut être sous forme de bande magnétique ( Dans les jardins d’Electropolis)
Commentaire :
Bien sûr, un effondrement, à juste titre évoqué dans ces textes, est présent dans notre réalité, notre actualité. Le catastrophique est visible, tangible, mesurable sur les plans écologique, économiques, et nos angoisses ne sont pas seulement imaginaires. Ne pas dénoncer, protester, lutter serait céder à l’angélisme et à l’irresponsabilité.
Mais pour autant, face aux nécessaires mutations ( le mot n’est pas trop fort ) ne pouvons-nous que nous faire « tout petits » dans nos rêves, nos ouvertures de possibles, nos transformations, en vue de métamorphoses ? Serions-nous atterrés par la fin possible de la terre ( alors qu’il s’agit plutôt d’une fin de civilisation ) et tentés alors de nous terrer ? N’avons nous pas à faire le constat que nous avons pris un « un coup de vieux » et tourner l’effort vers un renouvellement du possible dans nos récits ?
Clin d’œil : voici ce que prophétisait un magnifique artiste voici quarante ans :
« Ce serait cela la véritable apocalypse, qu’il n’y ait plus d’art et plus d’artistes. L’art reste pour moi la manière la plus riche, la plus profonde, la plus totale, pour communiquer. Allons réveillons nous, ne nous laissons pas envahir par le catastrophisme qui est un signe de vieillissement. Accrochons nous à l’unique certitude : même en l’an 2000, tout artiste qui voudra raconter une histoire à quelqu’un devra jouer sur les sentiments, le rêve, l’émotion, la nostalgie.»
Federico Fellini, Le Nouvel Observateur – 13/01/1984
{…} Ces voix
Ces mots
Cette histoire
Qu’en ferez-vous ?
Cette question posée aux fidèles d’A tout au bout des jardins d’Electropolis nous est aussi adressée, nous les fidèles des A.I.1 Des textes nous arrivent, des textes photosensibles exposés au présent, visionnaires, germés d’impensé2 ( entre parenthèses : privé de son accent ô combien aigu le mot « impense » désigne les dépenses faites par un propriétaire pour la conservation ou l’amélioration d’un immeuble qu’il possède – l’homme n’est-il pas ce propriétaire indigne en voie d’expropriation, qui s’échine – ou pas – à restaurer sa maison au prix d’efforts dérisoires ? ).
Des textes forts et mystérieux – volontiers labyrinthiques avec lesquels nous entrons dans un rapport amoureux, forcément ( je parle pour moi, mais pas que ).
Les jardins d’Électropolis, sous-titré Fragments de la fin du monde, est présenté – deuxième sous-titre – comme Jeu.
Jeu. Sur l’aire de jeu j’exerce mon droit de glane, de glanage, de glaneuse ( là une pensée pour Agnès
Varda, cinécrivaine visionnaire ). Car de clic en clic, derrière les pavés numériques de la Bibliothèque
des Futurs, dans les textes déployés sur l’écran de l’ordinateur, le jeu irrigue les fictions, parfois les organise. Ainsi le narrateur de Or comme ordure qui anaphorise à plaisir « je shoote » – terme de jeu s’il en est -,
reproduisant avec son appareil photo un.e geste inspiré.e des jeux de tir en vue subjective, qui fait du
lecteur un gameur de FPS ( First-Person Shooter ). Ainsi son jeu sur les mots DECHETS/FICTIONS.
Ici Saint-Brieuc et l’acte de naissance de la BDF, là la Silicon Valley, dans L’Andréide, comme terrain de
jeu du messie du transhumanisme : « L’Intelligence Artificielle, Roman, ne fera que participer à ce grand jeu ».
Je zappe et clique sur Mourir Bio : « Notre toute petite fille Élise a mangé du Marcel Proust ». Le savoureux dialogue de Chloé et Damien introduit sur le mode ludique la question de nos existences recy –
clables pas moins frappées d’obsolescence – langage, corps, déchets – que les objets qui nous entourent.
Nouveau zapping, nouveau clic, sur Infixés. Le jeu des identités fait éclater le je dans un multiplexe à incarnations. Du jeu, de la joie, de la malice, pour mieux penser autrement l’atomisation en cours du
concept d’ identité.
Je rezappe, reclique et retombe sur les architectures ludiques de F.A.M. et ses jeux de guerre, d’On passe
à autre chose et ses jeux de massacre, et des jardins d’Électropolis avec le jeu de la confrérie – Le jeu dont nous étions les pions, comme celui du Monde des Ā de Van Vogt en 1945 – , textes où, pour déployer sa « pensée du dehors »3, la littérature prend la forme d’un jeu : poétique, théâtral, vidéoludique.
Zap-clic encore4 sur Vendredi soir : tel Pac-Man5 quittant l’espace de l’écran, avant d’y entrer à nouveau
par le bord du cadre diamétralement opposé au point de sa sortie, l’avatar Robinson, créé par une I.A.
qui s’ennuie, traverse l’espace bouclé du texte sous différentes versions pour nous dire l’effacement du
langage mais aussi envisager d’autres possibles passant par l’acceptation de notre échec, l’ouverture à
l’autre… l’amour ? Jeu-vidéo encore avec Bunkering – et ses quinze occurrences du mot bunker – qui rappelle les jeux de survie prisés des gamers et notamment The Bunker, un jeu en FMV ( Full Motion Video
) avec Adam Brown ( Ori dans Le Hobbit ), dont les visuels aux couleurs sales font écho au texte. Vite,
réapprenons à respirer avant que le cauchemar capitaliste ne nous étouffe pour de bon !
Entre les mots et les choses, le jeu, qu’Einstein tenait pour la forme la plus élevée de la recherche, agit comme un ferment puissant. En mai 2015, au Théâtre Nanterre-Amandiers, un jeu de rôle réunissant 200 étudiants de 143 universités les a fait se confronter aux questions environnementales lors du coup d’envoi
de la simulation de la COP21, dans le cadre du projet Make it work conçu et tutoré par Bruno Latour,
Laurence Tubiana et Frédérique Aït Touati. Intitulée par France Culture6
« Climat : la grande simulation », cette initiative de Sciences Po, qui a débouché sur un accord sur le climat, montre l’intérêt et la puissance du jeu quand il s’agit de produire vision efficiente et pensée créatrice. Si les personnages d’Eden échouent dans ce qui semble être un jeu de rôles – plus ou mois conscient – à l’échelle d’une communauté, n’est-ce pas parce que leur quête est celle du bonheur et non celle de la connaissance ?
Apprendront-ils de leurs erreurs ? Le récit les abandonne au point de leur vanité…
Jouer pour comprendre, jouer pour vivre et pour avancer, les enfants font ça, jusqu’à ce qu’on les
coince toute la journée entre une chaise et une table, dans un face à face mortifère avec un savoir censé
leur apprendre à penser par eux-mêmes et à devenir autonomes. Fermons la parenthèse. « Joue le jeu,
menace le travail encore plus », dit Peter Handke. Comme les enfants ( avant qu’on ne les coince ), les
auteurs jouent avec sérieux, c’est le travail-jeu des écrivains, pour reprendre le concept de Freinet, qui
les fait bégayer dans la langue7 et produire formes et sens pour ouvrir et ensemencer à grands coup de dés
jetés – toute pensée émet un coup de dés8 des champs de possibles. Nous en sommes les glaneurs.
1 – Assemblées interprétatives de la Bibliothèque des Futurs, cf https://www.bibliothequedesfuturs.com
2 – « Nous sommes dans un monde impensé, impensable auparavant. », Paul Éluard, Donner à voir, Poésie/ Gallimard, 1939.
3 – « La pensée du dehors », Michel Foucault, Critique, n° 229 (juin 1966), p. 523-546, repris dans Dits et
écrits I. 1954-1969, Gallimard, Paris, 1994 (NRF), p. 521.
4 – Non pas comme le spectateur passif devant sa plateforme à séries préférée, mais gracieusement, « telle
un écureuil un peu geek sautant d’une fiction lue et relue à une autre, d’une phrase de celle-ci à un paragraphe de celui-là, d’un mot à un autre mot. » (cf. Jean-Roland Fichet, ibidem).
5 – Célèbre jeu vidéo des années 80, emblématique de la pop culture
6 – La Suite dans les idées, Climat : la grande Simulation, émission du 30 mai 2015 : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-suite-dans-les-idees/climat-la-grande-simulation-4533317
7 – Critique et clinique, Gilles Deleuze, Paris, Minuit, 1993
8 – Un coup de dé jamais n’abolira le hasard, Stéphane Mallarmé, 1897, dernier vers.
POST-SCRIPTUM : voici une petite comptine ; vous pourrez, soit
a) l’apprendre par cœur (et la mettre en musique, ou non, mais ce serait quand même joli à faire)
b) la compléter
c) en proposer une autre sur le même modèle`
d) vous amuser à retrouver les titres des textes dont les citations ont été extraites (la solution ne sera
pas donnée, il faut TOUT lire si besoin)
e) ne rien en faire (et pardonner ma légèreté)
1 jour, dans la vie
2 célébrités sont en attente de résurrection
3 documents ou objets, c’est la contrainte.
4 chalets dans ce coin sauvage de forêt
5 heures du matin
6 heures de marche pour acheter des couches, ou alors ou alors autant les fabriquer soi-même, mais
pour l’enveloppe étanche je fais comment ?
7 Robinson un vendredi soir
8 écrivaines et écrivains dont les planches occupent les sièges de la deuxième rangée.
9 séquences – Neuf secondes – Neuf
10 litres de formaldéhyde, du méthanol, du phénol, du glycol et de l’éosine pour ralentir la décomposition. fauteuils de première classe.
11 kilomètres de mer sombre au-dessus de toi
15 fois le mot bunker
22 règles du jeu
33 combats
40 fois le verbe shoote (39 photos et 1 tomate)
En bonus
1 cheval brun au galop
« Il flotte sur Cloches Brunes l’esprit de quelques Humains qui ont voulu ramener le monde à un âge où les Hommes pouvaient l’habiter. L’espoir que leur futur puisse être autre chose qu’une terre atomisée, brûlée et stérile. » Eden de Wadda Saab
« …une cyber femme hybride, le mélange impur et inexact d’une femme et d’une machine… » F.A.M. de Gildas Milin
Notre époque serait elle, réellement, si apocalyptique ? Seulement apocalyptique ? Ou est-ce notre représentation du mouvement de l’histoire qui est marquée par le découragement, la frustration, l’échec répété… ?
Tel serait l’état des lieux et des temps que nous présentons aux générations à venir ?
Ne voyons-nous plus la merveille pour ne voir que l’horreur, car nous ne savons plus transformer l’horreur en merveille et la merveille en action ou en question ?
Ou alors ne savons-nous plus ou est l’essentiel ?
Nous savons aujourd’hui que le temps de l’histoire n’est pas linéaire. L’évolution du vivant et l’évolution de l’histoire humaine procède selon des mécanismes comparables : un mouvement de transformation procédant par à-coups, ruptures, chutes, sauts, effets de balancier, de chocs en retour… une dialectique associant unitairement les contraires, ordre et chaos, pulsion de vie, pulsion de mort.
Cette transformation, l’homme la parle, la transforme en conscience, en récits, collectifs et individuels.
Il y a des périodes paroxystiques où il nous semble que le chaos l’emporte, au risque de nous faire basculer dans l’innommable, l’insensé. Les repères, les paradigmes, n’opèrent plus ; le traumatisme menace.
L’histoire est scandée de tels phénomènes, qui sont générés :
– Soit par l’évènement (disparition d’un tiers de la population européenne au 14éme siècle par la peste noire – la Shoah et Hiroshima au 20ème siècle)
– Soit par l’émergence d’une connaissance radicalement subversive (théories copernicienne, darwinienne, freudienne).
– Soit par une révolution technique ( micro informatique aujourd’hui ).
Nous semblons vivre un nouvel épisode d’angoisse apocalyptique, un nouvel effroi de fin du monde – justifié par la réalité.
La transformation de l’histoire prend l’allure (au deux sens du terme), d’une transmutation. Bien des titres, dans nos divers récits contemporains résonnent de façon symptomatique : Le choc des civilisations de Samuel Huntington, Le désenchantement du monde de Marcel Gauchet, La fin de l’histoire et le dernier homme de Francis Fukuyama, Le choc du futur d’Alvin Toffler, voire… Tout se joue avant 6 ans du psy américain Fitzhugh Dodson.
« Le directeur. – …Chères spectatrices, chers spectateurs, la maladie occupe nos corps, entrez ça dans votre logiciel. Regarder la vérité en face, n’est-ce pas la mission de l’artiste ? Lucidité ! Lucidité !… »
Passons à autre chose de Roland Fichet
« …Une pathologie règne sur cet univers! Stress, Speed, Echec ! Et en affecte tous les composants! … »
F.A.M. de Gildas Milin
Quelque chose serait donc malade ? Nous serions malades de quelque chose ? Nous sommes malades du « temps ». Plus exactement d’un phénomène inédit à l’échelle de l’humanité : l’accélération exponentielle des rythmes, jusqu’à des effets de rupture. Un fil serait embrouillé, dénoué, cassé. Celui qui pendant des siècles permettait globalement d’articuler les trois mouvements de notre évolution historique :
– Le « temps de voir venir » le futur, la transformation, la modernisation…
– Le temps de nommer collectivement le futur, le nouveau, et de l’assimiler dans le geste et le récit.
– Le temps de transmettre le transformé à la génération future.
Le fil de l’aventure humaine, notamment à travers ses versions fictives – mythes, contes, fables… – nous a jusqu’à présent enseigné et transmis que l’épreuve ( labyrinthe, malédiction, affrontement du monstre…), pouvait se transformer, par l’effort, dans le futur, en dépassement, en délivrance. Délivrance d’une issue. La vitesse de la transformation est telle, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, que non seulement les trois mouvements évoqués plus haut, se télescopent mais que leur course semble désormais hors de maîtrise. Les mouvements sont poussés jusqu’au paradoxe. Les signes se renversent :
– Ce sont les enfants qui désormais sont de plus en plus en position de transmettre savoirs et savoirs faire ( technologie ), à leurs parents et grands parents.
– L’obsolescence programmée réduit la durée du présent à un immédiat, une parenthèse de plus en plus éphémère ; une incitation à vivre dans la permanence du « neuf » et du « jeune ».
– La mode se démode de plus en plus en vite et le démodé ( vintage) revient de plus en plus vite à la mode.
– Les comités d’éthique sont créés, après coup, pour tenter de rattraper (mettre du sens) les changements de moeurs impulsés par la course de vitesse du profit. Trop de vitesse, dans trop de complexité et trop d’information, empêche de rassembler les composants nécessaires (sens, genèse, discernement…), pour tisser les fils de récits collectifs :
« La vitesse du changement technologique dépasse la vitesse du sens. » Jean Baudrillard
« À force de sacrifier l’essentiel à l’urgence, on finit par oublier l’urgence de l’essentiel » Edgar Morin.
Il est nécessaire, bien sûr, de nuancer la perception des futurs (et de la bibliothèque ) selon la génération à laquelle on appartient, mais le malaise semble traverser tous les âges et des mots symptômes nous parlent d’un phénomène commun : «burned out» pour les adultes, « hyper actif» pour les enfants, «binge drinking» pour les ados qui ingurgitent le plus d’alcool, le plus vite possible pour être saouls le plus vite possible.
«Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés» Les animaux malades de la peste – Jean de La Fontaine
Comment se positionner alors, prendre place, chacun et collectivement dans cette transformation incessante de la bibliothèque et des futurs ? Quels mots continuer à faire clignoter comme des phares entre transmission et invention ?
Quels « éclats de futurs » présenter et représenter comme nous le propose Roland Fichet ?
Le premier éclat pourrait être « la lutte »:
Continuons d’accueillir l’innovation, d’aller à sa rencontre, bien sûr, mais pas aveuglément, de façon soumise, sidérée. La liberté c’est aussi oeuvrer pour que le prévu ne soit pas dicté. La liberté d’avoir (d’être), des futurs, au pluriel, est essentielle. Il faut lutter pour que le fait historique et le récit historique gardent leur part d’imprévisible. Une véritable rencontre est le temps de rencontrer l’imprévu et l’imprévisible.
« Je suis un fait historique qui se bat » F.A.M. de Gildas Milin
Il s’agit d’une lutte contre nos peurs, nos peurs du vide de sens. Dans les années 80, nombreux étaient les experts qui nous prédisaient un ralentissement du temps et des rythmes. Il était annoncé que les progrès de la technique aidant, le laser allait remplacer le muscle et que l’homme allait enfin libérer son corps et son temps, du sacrifice et de la torture du travail (de tripalium : instrument de torture composé de trois pieux). Nous allions entrer dans la « civilisation des loisirs ». Mais le temps dégagé n’a pas véritablement produit le futur annoncé : ni ralentissement, ni détente. On a assisté à un déplacement : la logique du « gagner du temps » c’est intensifiée dans de nouvelles formes de « torture » du corps ( performances physiques, exploits sportifs, tyrannie de la chirurgie esthétique ) et l’on court aujourd’hui pour ne pas être en retard à sa séance de méditation.
Un deuxième éclat pourrait être « la poussière » :
«Les cendres ont été recueillies dans les urnes, exposées ce soir dans le théâtre. Les cendres ? De la sciure en réalité.» Passons à autre chose de Roland Jean Fichet
La sciure ? Osons même dire la poussière, nous sommes constitués des mêmes atomes originels que ceux qui composent les étoiles, elles-mêmes poussières lumineuses dans le cosmos. Ceci nous permet une double visée : notre histoire passée et future se tisse entre une petitesse, une humilité infinie et une appartenance à l’infini en expansion. Continuons de raconter cette odyssée.
Un troisième éclat pourrait être le « visage » :
« Avec un peu d’imagination le nom fait surgir le visage »
Infixés de Jean Marie Piemme.
Nous devons nommer, imaginer, pour continuer à faire advenir et surgir les visages de l’humain, des choses, des mystères… Pour « gagner du temps » et de l’argent aujourd’hui on pervertit une merveille, le langage numérique : pour remplacer le visage, le corps, le face à face, la présence qui parle, on impose abusivement l’écran, l’abstraction, le matricule, le signifiant chiffré, le code… le lointain. L’absence est moins coûteuse aux yeux du marché que la proximité et la présence. Il y a là un défi : quels noms, quels visages, allons nous mettre en récit ?
Dans le récit chrétien, l’autre, est le « prochain ». Dans celui de la révolution de 1789 c’était « citoyen », dans celui du marxisme léniniste c’était « camarade ». Et aujourd’hui ? « usagers » ? « Consommateurs »… ?
Roland Fichet nous a rappelé les 7 régimes d’énonciation des futurs selon Francis Chateauraynaud : l’urgence, l’attente, l’anticipation, la prévision, la prospective, la promesse, la prophétie. On pourrait en ajouter un autre : « l’envisagement » . Envisager, c’est une façon de vivre le futur poétiquement.
Un quatrième éclat pourrait être « l’espérance » :
Espérer c’est aussi une histoire de temps. « Esperare » en espagnol signifie attendre. Nous sommes dans un manque, un vide d’espérance. Pour qu’il y ait transformation, récit à suivre, il faut une espérance partagée, qu’on l’appelle idéal, croyance, valeurs, sacré… Il faut une conviction qui nous fasse penser qu’il y a quelque chose de plus grand que soi et ses blessures, une transcendance.
« Le malheur n’est jamais pur, pas plus que le bonheur. Mais, dès qu’on en fait un récit, on donne un sens à nos souffrances, on comprend longtemps après comment on a pu changer un malheur en merveille. Car tout homme blessé est contraint à la métamorphose » Un merveilleux malheur de Boris Cyrulnik.
« Comme dans Fahrenheit 451 » . Mourir bio
Est-ce que tu crois que le texte que nous disons, là, quand plus personne ne le lira, quand il n’y en aura plus aucun exemplaire -ou quand tout le monde aura oublié où se trouve le dernier exemplaire- quand toutes les personnes de cette assistance auront disparu sans avoir pipé mot de ce texte à leurs descendants, est-ce que ce que je suis en train de dire, là, sera définitivement hors d’usage ? Mourir bio
Seize figures de la littérature foutues dehors. On s’en va.
Pour toujours ?
On passe à autre chose.
Il a appris à lire. Il a écouté, pendant de longues soirées de rassemblement, les récits des rudimenteurs réputés, les relectures solides, et aussi celles dont on se moque. Il y a du plaisir quand les hypothèses ressemblent au délire, quand l’invention est visible. La tête de Naphta déborde de prémisses et de fragments imaginaires, de mondes disparus aussi mal tissés que les rêves.
Rudimenteurs.
LE DIRECTEUR.- Mesdames et Messieurs, bonsoir, troisième et dernière représentation- performance du cycle METAMORPHOSE DU THEÂTRE. La cérémonie d’évacuation finale. Hé oui, on évacue les écrivains des théâtres. Ils n’ont plus d’utilité, ils encombrent, ce sont les déchets d’une culture révolue.
On passe à autre chose.
Damien – Et qui c’est-y qui fait la collecte, le tri et le recyclage du langage ? Chloé – Les auteurs.
Mourir bio.
Je dis à Simonet : « Qu’est-ce ? » Il répond : « La Bibliothèque des futurs. » Je dis : « J’adore lire ! Elle ouvre quand ses portes ? » Il dit : « Elle est déjà ouverte. »
Or comme ordure
Elza Raymond, fiction-thérapeuthe. Oh, moi, j’accouche des histoires qui gisent au fond de vous. Sans imagination, la médecine s’effondre, épuisée par la science. Ce n’est pas la réalité qui dépasse la fiction mais la fiction qui produit la réalité. Les histoires guérissent tous les enfants le savent ; Oh oui, tous les enfants le savent.
On passe à autre chose
Chloé – Et tous ces enfants mangeurs de livres ?
Damien – Seront d’excellentes sources d’encre pour les imprimeurs à petit budget.
Mourir bio
Un monde de déchets et de tornades, sans mémoire, sans histoires, ça n’est pas pour lui.
Rudimenteurs.
Cocteau, Robert Capra, Ingrid Bergman, Scott Fitzgerald, Coco Chanel, Colette, et j’en passe. Des grands morts offrent leur services, ils font partie de la maison ; Le souvenir de ce qu’ils ont été hante les couloirs, nous sommes disponibles, disent-ils, attentifs, accueillants. Morts, nous voulons encore être joyeux, rire, pleurer, avoir des soucis. Nous n’existons plus, rendez-nous la vie. Infixés.
Ces poètes, ces écrivains ne haïssent-ils pas tout le monde , ne sont-ils pas les apôtres masqués de la dissolution de l’espèce humaine ? Des bibliothèques entières en nourrissent le soupçon, osons le dire, en apportent la preuve.
On passe à autre chose
« Le chaos règne ». Rudimenteurs
Chloé – Trois-cent-cinquante et une mille tonnes de déchets pour un coût approximatif de traitement de vingt et un millions d’euros, les couches jetables représentent quarante pour cent des déchets ménagers d’un foyer ayant un enfant entre zéro et deux ans, c’est-à-dire nous. Pour un seul enfant, les couches jetables représentent quatre arbres et demi, vingt-cinq kilos de plastique obtenu grâce à soixante-sept kilos de pétrole brut.
Mourir bio
Et je dis qu’il n’y a plus de frontière entre la science-fiction et la réalité sociale !
F.A.M.
Ciel bleu profond, chaleur étouffante : ce sont les signes annonciateurs des tornades. Pendant des heures la température ne cesse d’augmenter, insupportable, puis le ciel devient gris, puis noir, enfin le vent et la pluie apportent furie et fraîcheur. Tout est retourné, sens dessus dessous, on sort des caves où l’on s’était tapis pour contempler les vagues de déchets reformées ici ou là, une nouvelle géographie du Land.
Rudimenteurs
« Je m’appelle Mathieu…C’est moi qui alimente la photothèque des déchets refusés de Kerval… » Il me montre successivement, déposés au seuil de la fosse des ordures ménagères le cadavre d’un crocodile adulte, un obus, un bidon de cent litres d’acide chlorydrique, une momie, des rouleaux d’amiante et…une tête humaine – un homme avec des moustaches sévères en forme de fer à cheval incliné vers le haut.
Or comme ordure
Quand je pense au moment de ma vie… Où tout a si subitement basculé…
A tous ces événements…
Je ne sais pas comment l’exprimer…
J’ai juste le sentiment qu’un sens profond se cache… En toute chose…
F.A.M.
Bon alors comment ? Vous voulez les effacer comment les inutiles ? Chacun leur tour et avec cérémonie. Bon d’accord. Il n’y a pas de bûcher, mais il y a une broyeuse, on l’a placée sous la scène, juste en-dessous du trou du souffleur. A un mètre de la rampe le trou du souffleur. Béant. On broie et puis basta.
On broie un écrivain, un thérapeute prend sa place, c’est simple. Rotation. Faut qu’ça tourne. A chaque époque son horizon. Epoque ! Et poc ! Et poc !
On passe à autre chose
La plus grande attaque nucléaire jamais imaginée et produite par l’homme est lancée contre le Personnage de Roman qui se met à ressembler instantanément à un œil noir gigantesque. F.A.M.
De l’oeil noir, gravitant rapidement au bord de l’oeil sombre presque central, le cadavre sanglant du Personnage de Roman, dans sa magnitude absolue, effondrement du coeur, dislocation, cherche encore ses pairs sur le chemin de la vie.
F.A.M.
« Le capitalisme va s’en occuper. » Mourir bio
On arrive chez le roi du déchet avec trois minutes de retard, après un exigeant protocole de sécurité pour franchir l’enceinte de son arc et accéder à sa villa high tech cachée sur les rives de la baie d’Hillion, « là où vivent en toute discrétion les plus grosses fortunes locales. »
Or comme ordure
Dans une époque de demande frénétique et de pénurie aggravée, le plus grand gisement de matière première sera le corps humain ; Tous ces précieux métaux accumulés dans nos corps feront la joie des industriels, les plus réclamés des cadavres seront les vieux citadins : avec les corps de trois parisiens morts t’auras au moins de quoi faire un iPhone. Mourir bio.
Un communiqué de presse de la fondation Conway annonce qu’elle a fait un don à une « Communauté du Colorado qui œuvre pour le développement durable et la préservation de la nature. Par ce premier versement, la Fondation Conway continue d’œuvrer avec détermination pour un progrès durable et une société ouverte et inclusive . »
Eden
« C’est-à-dire que je m’offre des possibilités ?! » F.A.M.
Tu étais perdue, le monde ne te ressemblait pas et certains jours tu aurais voulu en mourir. Eden
Le XXIème siècle exige une nouvelle culture ; une question de survie tout simplement. Cette culture a un nom qui fait battre nos coeurs : la médecine. Elle est entrée dans nos vies, énergique, souple, rapide. Le soin est notre nouvel horizon. L’art d’aujourd’hui s’auréole d’un concept lumineux : le care.
On passe à autre chose.
« Tu ralentis tout ce qui s’approche de toi, et tout le monde qui veut aller vite à l’ère post- industrielle s’éloigne de toi », a dit Cindy, ta collègue professeur en communication et relations publiques. « Relax, Elaine, il te manque juste la légèreté, apprends la légèreté, la cool attitude. » Eden
Qui je suis ?
L’horrible conséquence de l’apocalypse finale de l’escalade de la domination de l’individuation de l’hyper-moi flottant seul dans l’espace !
F.A.M.
Vingt heures. Les spectateurs entrent dans la salle. Sur la scène la metteure en scène, le directeur du théâtre et une vidéaste. Un écran occupe un tiers du cadre de scène, la partie haute. La vidéaste filme l’entrée des spectateurs comme auparavant elle a filmé leur arrivée et leur déambulation dans le hall. Les spectateurs prennent place dans les loges et dans les balcons. Ils se voient sur l’écran, ça leur fait plaisir. Ils se font à eux-mêmes des signes de la main. Coucou !
On passe à autre chose.
Celui qui se fie à ses propres yeux ne voit finalement que le bout de son pif. Infixés
Et si être ce qu’on n’est pas était la plus belle promesse de l’être humain ? Infixés
Alors ça a commencé comme il fallait je crois j’ai commencé à imaginer que j’étais un autre être que l’être que j’étais : un être doté d’autres aptitudes d’autres pouvoirs que les miens.
F.A.M.
La beauté de la série, c’est qu’il n’y a plus d’original, plus de pureté à retrouver, plus d’origine à préserver.
Infixés
Je suis amoureuse
Des couplages de coalitions les plus imparfaits les plus inédits !…
Mon amour navigue vers l’ambivalent !
L’impur !
F.A.M.
Mort de l’étranglement identitaire par multiplication des identités . Infixés
Je préfère des réseaux qui suggèrent des profusions d’espaces d’identités de perméabilités d’impuretés de porosités entre les frontière des cors personnels corps politique corps mécanico- technologico- vivants !
F.A.M.
« Un autre type de vie en commun . » Infixés
Il flotte sur Cloches Brunes l’esprit de quelques Humains qui ont voulu ramener le monde à un âge où les Hommes pouvaient l’habiter. L’espoir que leur futur puisse être autre chose qu’une terre atomisée, brûlée et stérile. Eden
Quand on leur demande comment sera leur vie plus tard, ils répondent qu’elle sera faite de la multiplicité des appropriations qui composent une existence. Infixés
L’accordéoniste m’aperçoit, me sourit de ses lèvres fardées. Elle m’attend, ils m’attendent. J’avance dans une lumière rouge, sous le flux et reflux de l’instrument au corps élastique. Ce n’est pas le vent qui souffle mais le son qui me happe, au-dessus de la baie menstruelle. J’avance dans la lumière rouge vers cette assemblée parallèle, sur les hauteurs de l’amphithéâtre marin où la vie fait sa toilette.
Je vais shooter. Je suis là pour ça. Ils me veulent pour ça, pour m’offrir le négatif que je cherche et qu’eux-mêmes ont trouvé. Or comme ordure
Je – n’a jamais autant ressenti saisi le besoin d’une unité politique qui fracasse fragmente permette d’agir contre un système fondé sur la race le genre la sexualité la classe sociale !
F.A.M.
La nuit, dans votre vallée au pied des deux cloches brunes, des myriades d’étoiles luisent au-dessus de votre rêve. Au-dessus des choux vivaces et de la livèche, des épinards et des poireaux, des navets et des haricots, des pommes de terre et des carottes à cœur rouge, qui poussent aussi la nuit à la lumière pâle de la lune. Aucun autre être humain que toi n’a connu la gloire du premier tubercule d’hélianthis sorti de terre une nuit de pleine lune. Vous êtes la vie réinventée. Tout recommence avec vous.
Eden
je ne rêve pas d’une communauté établie sur le modèle de la famille organique!
F.A.M.
Nous nous racontons la civilisation disparue pour que la mémoire ne disparaisse pas. Le secret est le fondement de notre groupe : c’est parce qu’ils sont curieux et insatisfaits de vivre dans l’oubli que les gens veulent devenir rudimenteurs, c’est parce qu’ils ne veulent pas se contenter des fibres ou des protéines quotidiennes qu’ils nos rejoignent. La relecture est un rite de passage réservé aux curieux et aux insatisfaits.
Rudimenteurs
Une pathologie règne sur cet univers !
Stress, speed échec !
Et en affecte tous les composants !
Les gens ! Oh!
Les gens !
Les gens !
Oh comme j’aime les gens !
F.A.M.
Elle extrait de son sac à dos de petits tubes métalliques. Dans chaque tube l’œuvre complète numérisée d’un des écrivains. Elle introduit dans les urnes les œuvres des écrivains. Où comptez- vous aller maintenant ? Puis elle prend chaque urne dans ses bras ; elle danse dans le théâtre avec l’urne, psalmodie les premières phrase d’une des œuvres de l’écrivain et dit : A bientôt. Les mots résonnent dans le théâtre.
On passe à autre chose.