Vendredi soir – Alexis Fichet
ouverture
Vendredi SOIR
Robinson est un haut-parleur installé sur l’île déserte de Las Penitas, long fragment de terre et de sable perdu le long des côtes orientales du Nicaragua. Alimenté en électricité par un grand panneau solaire émergeant au milieu de la végétation luxuriante des palétuviers, le haut-parleur est connecté à un processeur très simple et très robuste, à peine plus gros qu’une clé USB. De façon aléatoire, mais au moins une fois par jour, il débite quelques injures qui se perdent dans la jungle. SAPAJOU ! PERROQUET BAVARD ! CORNICHON ! BOIT-SANS – SOIF ! QUE LE GRAND CRIC ME CROQUE ! Les injures, prononcées en français, ont peu de chances d’être perçues par les nicaraguayens de la région, mais de toute façon l’île n’est pas fréquentée. Tout juste est-elle longée parfois par les pirogues à moteur qui promènent quelques touristes désireux d’apercevoir un petit crocodile ou un oiseau original, tel ce picocuchara au bec en forme de cuiller, ou l’élégante spatule blanche prenant son envol, comme une éclaboussure de lumière parmi les branchages obscurs de la mangrove. […]
Points de vue
Les personnages de Vendredi soir ont des destins très différents selon qu’ils activent ou pas un lien entre l’espace, le passé, et leur propre imaginaire (mais le gobie n’a pas conscience de tout ça. Et le poulpe audacieux n’aura guère plus de chance. Triste apologue tellement drôle ! L’intelligence artificielle est une bien cruelle autrice, qui s’adonne au jeu des probabilités avec un humour « tout noir » ).
La candidate de télé-réalité « se sent accompagnée » dès lors qu’elle découvre des ossements dans une grotte, « elle pense à ceux qui ont vécu avant elle » (le groupe d’humains dans le récit 6, dont les chants lui parviennent encore grâce aux oiseaux ? ), à l’inverse du capitaine de vaisseau intersidéral qui s’immerge dans sa souille, « un présent vidé de sens et d’Histoire ».
Le gamer gagnera sa partie s’il a recours à des auxiliaires inhabituels pour lui (un.e voisin.e, un crayon, un plan : « idée étrange » mais « il sent » qu’il faut répondre au signal), tandis que le capitaine échoue à force de ne faire qu’un avec son environnement.
D’une certaine façon, ce qui sauve la candidate de télé-réalité et le gamer (deux joueurs, donc), c’est leur manière d’appréhender le monde comme un texte en attente des lecteurs qui sauront le faire fictionner. D’où, malicieusement, la réussite de l’IA ( en ce qui la concerne « peupler l’espace vide de ses pensées » comme le fait l’enfant en rêvant à Robinson dans le roman de Jules Vallès ), disposant de la toile, ou de sa mémoire si elle est déconnectée, avec une élasticité incomparable.
Vendredi soir est une suite de 7 histoires. Il faut attendre la 7ème pour comprendre quel est l’auteur de ces variations sur le thème de Robinson :
« …parce qu’elle s’ennuie, parce qu’on est vendredi et que c’est le premier mot qu’elle rencontre, parmi ses errances sur les marges de silicium, l’intelligence de l’appareil, artificiel mais fort évoluée, se met à écrire les versions alternatives de Robinson. » L’auteur est donc une intelligence artificielle libérée de ses tâches habituelles : « …parce qu’il est déconcentré et insatisfait, le jeune ingénieur éteint le réseau de l’entreprise avant l’ordinateur.» Paradoxalement, il n’est question du personnage de Vendredi dans aucune des histoires.
Mais voilà, il se trouve que c’est un vendredi soir que se passe cet incident et ce sont ces deux mots « vendredi soir » qui seront le sésame pour avoir accès à toutes les versions de Robinson : « Il ne pourra désormais s’ouvrir que le vendredi si, et seulement si, quelqu’un tape justement sur le clavier les mots Vendredi soir. Alors le lecteur aura l’honneur de lire cette langue inconnue, de faire face à ce texte comme à un étranger surgissant des eaux glacées du calcul informatique.» Clin d’œil à la célèbre phrase de Karl Marx, dans Le manifeste du parti communiste : « Elle (la bourgeoisie) a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque et de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. »
Il y a comme un horizon de réconciliation heureuse chez Alexis Fichet entre l’homme et le monde numérique, via les possibilités insoupçonnées de l’intelligence artificielle. On trouve aussi cette vision apaisée des rapports de l’être humain avec ses créatures numériques dans un autre texte d’Alexis Fichet L’Andréide. Dans l’appartement/laboratoire du savant Mathias Columbus règne une atmosphère quasi édénique :
« Là, hors du temps quotidien et des réseaux hystériques, par delà le sommeil et la veille, le corps et la voix, l’inerte et le vivant composaient ensemble un conciliabule inédit où l’unité des êtres n’était plus qu’une très ancienne plaisanterie. Tout devenait stimulant, poreux, accessible. Sensuel.» (p.112)
L’apaisement apporté au monde des humains par des êtres artificiels, on le trouve aussi dans le roman de Kazuo Ishiguro Klara et le soleil. Klara est une AA, une amie artificielle. Elle est achetée par la maman d’une petite fille malade et « se mêle à la vie des deux femmes avec le dévouement entêté, absolu, propre à ces êtres conçus pour aimer l’espèce humaine sans mesure. » Florent Georgesco – Le Monde des livres – 8/09/21
En revanche, dans le texte de Lancelot Hamelin, Dans les jardins d’Electropolis, la défiance vis à vis du calcul informatique est exprimée dès la première page : « Nous avons fait le choix des bandes magnétiques contre le codage numérique, la trace contre le chiffre…»
Alexis Fichet nous propose un texte vif, inventif, poétique. Dans ces mondes peu ou prou confrontés à l’apocalypse, les Robinsons n’ont pas de destin commun. Ne survivront que ceux qui accepteront leur monde pour y vivre en osmose avec leur milieu : la candidate de télé réalité qui « décide de ne toucher à rien, de laisser en repos ces êtres du passé. »
Le groupe de réfugiés qui « quitteront en quelques générations les pratiques compliquées de leurs ancêtres pour se contenter de pêcher et de chasser. »
Le gamer branché 24 heures sur 24 sur son ordinateur, dans un appartement dont il n’a pas franchi la porte depuis longtemps.
En revanche, le haut-parleur, le capitaine de vaisseau, le petit poisson meurent car ils sont inadaptés à leur milieu.
L’intelligence artificielle maîtrise le sien. Elle est même dotée de facultés humaines. Quand elle s’ennuie, son envie de jouer la rend opportuniste. Elle profite d’une erreur de l’informaticien et d’être seule pour créer son programme et le cacher.
Dans le beau texte Vendredi soir d’Alexis Fichet, l’île, la mer, les horizons incertains nous ferment les perspectives et pourtant, l’histoire est là, elle ramasse.
Je pense à cette réflexion de Tukaram, le grand poète mystique indien du 17 ème siècle, qui disait : « Je suis venu de loin, j’ai souffert des maux effrayants et j’ignore ce que me réserve mon passé ».
Tout ceci est vrai en ce qui nous concerne. Nous sommes toujours confrontés à la fois au dépassement et à la récupération de notre passé pour se projeter. Alors, que faire ? Faut-il attendre tranquillement dans l’instabilité d’une identité fragile, les effets de ce passé ?
Je fais le parallèle avec cette strophe de René CHAR :
« Seuls aux fenêtres des fleuves
Les grands visages éclairés
Rêvent qu’il n’y a rien de périssable
Dans leurs paysages carnassiers » :
Les observateurs et les rêveurs.
Poèmes militants – 1932
Tout y est dans cet écrit : l’histoire, les failles, l’être, la modernité et ses risques. La réalité actuelle est-elle seulement un engagement dans une spirale destructrice, accro au mystère, aux discussions par clavier interposé qui coupent la vie en deux : identité cybernétique ou le vrai soi-même ?
Pour finir, je dirais que la langue ne se définit ni par sa nature, ni par son origine, mais par son usage. Le langage nous institue dans une structure ( psychique, sociale, culturelle ). Et chacun des auteurs nous fait partager par leur inventivité, une aspiration inquiète, « un incertain » qui remet en cause notre propre équilibre.
il y a toujours
quelque part
un cœur humain qui palpite.
Vendredi soir est conçu selon un dispositif ludique et astucieux qui entraîne d’abord le lecteur sur des lignes de variations – les avatars de Robinson – sans que l’on saisisse d’emblée le principe de construction, ce qui a permis d’engendrer ces formes – et qui nous est délivré dans la chute : nous sommes les chanceux qui, miraculeusement, rencontrons un texte voué à l’absence, un « déchet » numérique, dont la création échapperait à la volonté humaine. Ainsi, nous tombons sur un texte, au hasard d’un vendredi soir de désœuvrement et de solitude à combler, face à l’ordinateur, et dénichons ce coffre au trésor qui devait rester planqué. Une scorie, une bizarrerie informatique qui nous confronte à quelques fables balbutiantes d’un au-delà ou d’un en-deçà de l’« humanité ». Où il est beaucoup question de solitude et de déréliction.
Car ce qui s’appréhende comme facétie narrative se charge d’une dimension tragique qui rend toute cette affaire assez glaçante. Ainsi du haut-parleur cocasse qui coasse dans le vide de cette île déserte une litanie d’injures sans destinataire ( mais nous lecteurs, sur notre île littéraire, sommes là pour nous en amuser et en être les heureux dépositaires – réassurance face à la dystopie qui n’a pas de prise sur nous – tout cela se joue dans la fiction -, mais joue son rôle – nous inquiéter, nous déranger, nous interpeller).
La voix humaine, le langage, la parole, le silence : comment se raconte et se désagrège le propre de l’être humain. Le motif de la voix parcourt cette nouvelle : la voix humaine se trouve désaccordée, brisée, épuisée, vidée de sa substance vitale, ici – dans le premier avatar de Robinson, sur cette île nécessairement désolée – désincarnée, absurde et grotesque, écho dévoyé et infidèle de ce qu’un jour elle fut.
L’autre Robinson (au suivant), tel un Petit Prince déchu sur sa planète minuscule, renvoyé, lui aussi à une solitude désespérante, décide le sacrifice de sa propre voix qui a perdu de sa tessiture humaine, et s’égosille misérablement. Pathétique figure de l’homme sans voix, privé de tout alter ego, jeté dans une agonie sans fin et sans remède.
Robinson alors sombre : dans l’innommable, « un présent vidé de sens et d’Histoire », que matérialise cette « mousse » analogue sans doute à la « souille » que l’on rencontre dans le roman de Michel Tournier. Ombilic des limbes où se dissoudre et s’absoudre de n’avoir su faire. Où se consoler de la mort impossible, insupportable, de son semblable.
Quand, enfin, après de multiples avatars, des êtres revenus à un certain primitivisme marchent à hauteur de canopée, un chant s’élève et un espoir renaît : la voix fragile ( non plus parce qu’elle s’est dégradée ou corrompue mais parce qu’elle s’ignore encore, est dans l’étonnement de son surgissement), associée à d’autres voix, produit le chant – donc la beauté, et la tête dans les arbres rend possible un dialogue renouvelé avec la nature. On ne sait plus s’il s’agit d’un avant ou d’un après, car l’on se trouve pris dans un mouvement cyclique fait de disparitions et d’apparitions, de violente destruction et de fragile réparation.
Ultime avatar et pirouette finale qui unit le topos de l’île au processus de la création littéraire : Robinson est une « intelligence artificielle » dotée de toute la mélancolie qui peut habiter un être humain, qu’étreint l’ennui et que traversent les songes. Et Vendredi soir se transforme alors en l’histoire d’une rencontre : la nôtre, avec ce texte. Ce qui produit du réconfort. Car nous, lecteurs, sommes également les habitants de ces îles imaginaires, débarquant à chaque fois que nous ouvrons un livre, sur une nouvelle île à explorer, dans une solitude peuplée de signes.
Tant que la voix des écrivains pourra s’exprimer, et qu’il y aura des lecteurs pour la recevoir, nous pourrons préserver de l’espoir et résister aux plus sombres angoisses, semble nous murmurer la voix qui songe, dans le secret des machines humaines.
Pour que vendredi robinsonne
il faut un.e auteur.e et des lecteurs.
Dans le texte Vendredi soir d’Alexis Fichet, les phrases suivantes ont retenu mon attention et particulièrement les mots que je souligne :
« …la démonstration par l’absurde de ce qu’une civilisation laisse derrière elle, un ensemble de mots vides de sens et répétés à l’infini. » p.1
« Parler seul avec une voix de crécelle augmente le ridicule de la situation, et il a donc décidé de se taire définitivement » p.2
« Il profite d’installations laissées à l’abandon… une prison …. des boxes grillagés » p.2
« Il réalise soudain qu’il ne sait plus parler » p.3
« Robinson est une candidate de la télé-réalité délaissée sur une île minuscule et déserte » p.3
« Un jour, un vendredi probablement, elle trouve une grotte …» p.4
« Robinson est un petit poisson coincé dans une flaque » p.5
« Il y a malheureusement de moins en moins d’eau dans les trous, et tous se réduisent et s’assèchent » p.5
« Robinson est un gamer … il ne se lève presque jamais » p.6
« Les appartements de la tour Aquila 2 sont tous dotés… d’un système de sas qui permet d’éviter que l’air extérieur ne pénètre à l’intérieur… » p.6
« Robinson est une groupe d’humains échoués… » p.7
« Une grotte… un lieu parfois où cacher les cadavres… » p.7
« Leur cerveau s’est un peu réduit » p.8
Ce texte et ces mots d’Alexis Fichet ont retenu mon attention car ils me semblent condenser un mouvement commun aux fictions jusque là proposées ( septembre 22 ). Si on y jette un regard transversal ont peut y trouver ces deux points de convergence :
– Le changement à venir, la métamorphose en cours apparaissent massivement marqués de signes négatifs : catastrophe, fin du monde, faillite, désespoir… Le futur serait entraîné dans un inéluctable processus global de déshumanisation ( socialement, culturellement, génétiquement, biologiquement, écologiquement…)
– Ce processus de déshumanisation suit une orientation : un « rapetissement » généralisé ( réduction, régression, repli sur du minimal élémentaire…) :
1 – Le sociétal se réduit, les personnages, souvent des rescapés, sont seuls ( Bunkering, Dans les jardins d’Electropolis ) en duo ( Infixés ) en petit groupe ( Eden , Vendredi soir )
2 – L’espace se réduit, les personnages évoluent ou stagnent dans une chambre d’hôtel ( Infixés), dans un chalet dans le coin le plus reculé du Colorado ( Eden ), dans une grotte ( Vendredi soir ) un bunker ( Bunkering, Dans les jardins d’Electropolis ) sur une île ( Vendredi soir ), dans la clandestinité ( Dans les jardins d’Electropolis )
3 – L’action se réduit, les personnages sont centrés sur une tâche presque exclusive : survivre, agoniser le moins mal possible, sauver le petit reste sauvable ( souvent un déchet ) constater la défaite ( Eden ) subir son repli dans une bulle autistique ( Eden, Dans les jardins d’Electropolis )
4 – La parole se réduit, elle décrit le défait, la défaite ( Bunkering ) la réduction en cendre ( On passe à autre chose) finit par disparaître ( Vendredi soir ) subsister peut être sous forme de bande magnétique ( Dans les jardins d’Electropolis)
Commentaire :
Bien sûr, un effondrement, à juste titre évoqué dans ces textes, est présent dans notre réalité, notre actualité. Le catastrophique est visible, tangible, mesurable sur les plans écologique, économiques, et nos angoisses ne sont pas seulement imaginaires. Ne pas dénoncer, protester, lutter serait céder à l’angélisme et à l’irresponsabilité.
Mais pour autant, face aux nécessaires mutations ( le mot n’est pas trop fort ) ne pouvons-nous que nous faire « tout petits » dans nos rêves, nos ouvertures de possibles, nos transformations, en vue de métamorphoses ? Serions-nous atterrés par la fin possible de la terre ( alors qu’il s’agit plutôt d’une fin de civilisation ) et tentés alors de nous terrer ? N’avons nous pas à faire le constat que nous avons pris un « un coup de vieux » et tourner l’effort vers un renouvellement du possible dans nos récits ?
Clin d’œil : voici ce que prophétisait un magnifique artiste voici quarante ans :
« Ce serait cela la véritable apocalypse, qu’il n’y ait plus d’art et plus d’artistes. L’art reste pour moi la manière la plus riche, la plus profonde, la plus totale, pour communiquer. Allons réveillons nous, ne nous laissons pas envahir par le catastrophisme qui est un signe de vieillissement. Accrochons nous à l’unique certitude : même en l’an 2000, tout artiste qui voudra raconter une histoire à quelqu’un devra jouer sur les sentiments, le rêve, l’émotion, la nostalgie.»
Federico Fellini, Le Nouvel Observateur – 13/01/1984
« Plus personne n’est visé, on s’exclame pour la joie du cri… » p.1
On dit toujours que l’humain est un être avant tout social. Là ce que j’aime c’est la reconnaissance de sources de joie totalement indépendantes de la relation, simplement issues de ce que nous sommes capables de produire comme énergie, indépendamment de l’inscription dans un sens .
Je ne l’ai pas entendu comme une perte, mais comme la joie du son strictement pour ce qu’il est.
Est ce qu’une des possibles recherches pour la vitalité du futur ne serait pas d’aller à la découverte fine de ce que notre corps peut nous apporter de joie ? ( Et on n’est pas obligé pour ça de rentrer dans une secte !)
« La solitude ne lui pèse plus. Elle se sent accompagnée, désormais, par l’ombre des géants. » p.4
C’est presque le mouvement inverse de la phrase d’avant : de l’extérieur vers l’intérieur . S’il s’agit des mêmes géants que ceux décrits dans la 6ème histoire, ce sont des humains ayant rompu avec une forme de rationalité qui ont développé un rapport au monde fait de sensations paisibles, musicales. Ils ont développé une façon d’être au monde un peu hébétée mais sensible.
Ici encore, il y a, de mon point de vue, une forme de questionnement de notre rapport au sens, les géants ne se préoccupent plus du sens.
Est ce que l’avenir serait de lâcher l’exploration du sens ? Ou tout du moins de lâcher notre désir de tout vouloir comprendre, tout vouloir transformer en savoir et en science, et du même coup accepter le mystère ?
D’autres textes d’Alexis Fichet interrogent les rapports science et littérature. Je vois un écho avec le travail de David Wahl à Océanopolis. https://www.oceanopolis.com/david-wahl-oceanopolis
« Soudain lui vient l’envie de dessiner pour mieux comprendre : cela fait des années qu’il n’a pas tenu un crayon, mais cette fois, il le sent, c’est par le dessin qu’il pourra comprendre ce qu’il pense et le communiquer aux membres de son équipe » p.6
Retour au corps à nouveau, je relie à l’expression « la trace contre le chiffre », (Cf texte de Lancelot Hamelin Dans les jardins d’Electropolis ) éloge de la lenteur, sortir du « tout en un clic ».
Question : Avenir et mise à distance du numérique ? Verrons-nous une génération rebelle au tout numérique, se réappropriant des gestes anciens, en inventant de nouveaux mais qui aient une chair, une inscription dans le temps.
« Ils parlent de moins en moins, mais ils chantent beaucoup, de longues mélopées mystérieuses, de rauques cantiques qui leur tirent des larme, les laissant hagards et surpris, émus par cette émotion surgit des tréfonds de leur humanité » p.8
Encore le rapport au sensible, au corps, à la trace, et au détachement du sens, à la rationalité. Cette civilisation imaginaire a lâché prise ?
Je ne sais pas si j’ai envie de ça, et pourtant il y a dans l’image d’un peuple chantant un grand souffle ( Voir l’exposition qui se tient en ce moment à l’Abbaye de Daoulas : Afrique, les religions de l’extase.)
Accepter le mystère des ondes qui ne soient pas que liées au numérique, mais aussi aux mystères de nos sensibilités.
« Toute création est une île, songe l’intelligence artificielle. » p.9
Questions:
C’est quoi la mer autour de l’île ?
Sur cette île, je préfère être Robinson ou vendredi ?
L’île on peut y accoster ou simplement la regarder de loin ?
Manon Poudoulec
« Robinson est un haut-parleur installé sur l’île déserte de Las Penitas » p.1
Un haut-parleur. Je m’arrête immédiatement sur le double sens que peut avoir ce mot. Alexis Fichet nous parle-t-il ici de l’objet ou d’un humain ?
Et si c’était un homme, qui serait ce haut-parleur ?
Un homme qui parle haut, qui parle fort ?
Un crieur public ?
Un homme grand ? Un grand homme ?
Un homme qui parle perché sur un monticule ?
Un beau parleur ?
Je l’imagine, seul sur cette île déserte, haut-parlant.
Je poursuis ma lecture :
« Alimenté en électricité par un grand panneau solaire »
Plus de doute sur le sens de ce haut-parleur. A moins qu’il s’agisse d’un andréide ( cf L’Andréide, Alexis Fichet ), ou d’un cyborg ( F.A.M, Gildas Milin ).
«…les rares fois où il s’est mis à parler le naufragé intergalactique a remarqué de légers changements dans sa voix, comme si elle se serrait un peu. Parler seul avec une voix de crécelle augmente le ridicule de la situation, et il a donc décider de se taire définitivement. » p.2
Il est question de parole à nouveau. De parole, de voix, de tessiture, mais aussi de se taire… et même définitivement.
« Il a envie de communiquer. Il ouvre la bouche pour dire quelques mots, mais rien ne sort qu’une série de cris rauques, une voix de ferraille et de cailloux. Il réalise soudain qu’il ne sait plus parler, ses cordes vocales se sont durcies, il peut tout juste éructer de vieux sons éraillés qu’il n’a jamais produits avant cet instant. Il insiste, il hurle maintenant face à la bête tentaculaire, s’énerve de ne plus parvenir à parler. » p.3
On peut penser que c’est cette absence de parole, cette impossibilité à dire, qui sera responsable de sa perte. Ne pouvant parler, il agresse la créature par son cri, celle-ci se défend en attaquant à son tour.
Robinson est mort de n’avoir pu s’exprimer.
« Ils parlent de moins en moins mais ils chantent beaucoup, de longues mélopées mystérieuses, de rauques cantiques qui leur tirent des larmes, les laissant hagards et surpris, émus par cette émotion surgie des tréfonds de leur humanité. » p.8
En vertu de l’évolution de l’espèce, les humains auraient finalement perdu la parole, comme on perd les dents de sagesse car devenues inutiles, la nature finit par nous en débarrasser.
« La seconde suivante a été entièrement consacrée à créer une langue disparue, en s’inspirant uniquement de l’anglais, du français et du code informatique, qui sont les seuls langages accessibles dans l’ordinateur. » p.8
Il n’est plus question de parole mais de langage. « Une langue disparue » créée par une intelligence artificielle qui s’ennuie dans un ordinateur.
Il peut y avoir langage sans parole, mais peut-il y avoir parole sans langage?
MICRO-VARIATIONS
Au printemps 2023, une quarantaine de personnes répondent à l’invitation de la BDF d’écrire une variation à partir d’un extrait d’une des fictions prédictives en ligne sur le site. Ces textes ont été lus lors de l’assemblée interprétative publique du 15 mai 2023.
« Alors le lecteur aura l’honneur de lire cette langue inconnue, de faire face à ce texte comme à un étranger surgissant des eaux glacées du calcul informatique. »
( 1er extrait de Vendredi soir proposé à la réécriture )
Toutes langues étrangères lui paraissaient inintéressantes. Car il pensait passer sa vie dans son hameau près d’une commune de deux cent quarante habitants sur une île de 42 km carrés. Un lundi en 2034, quand la tempête Calido frappa son île, il fut le seul survivant. L’eau a ravagé, anéanti son paradis sous ses yeux. Lui a eu la chance d’être sauvé par des secouristes volontaires français. Quand il a posé ses pieds sur un sol étranger, c’est là que tout a commencé. Comment s’exprimer ou comprendre les autres quand on ne parle pas la même langue, dialecte, code social ? Cette langue qu’il ignorait le tortura, le martyrisa, tordit sa propre langue, le frustra car il eut du mal à se faire comprendre. Cette rage lui donne faim et soif d’apprendre le français.
Il va au-delà du vocabulaire, il aborde la littérature et l’écriture, il dévore tout ce qui est lisible ou illisible. Il devient le maître de cette langue étrangère en tant qu’écrivain, mais il appartient dorénavant à cette langue qui définit son existence. D’après lui, tout ce qui appartient aux hommes, c’est leurs cultures, leurs croyances et leurs langues parlées. Pour un Homme chaque langage est étranger et pour une langue chaque vocabulaire est universel.
« Avec l’accumulation des générations, et grâce à la générosité de l’île, leur race a grandi : d’un groupe humain fragile et maladif est née une nouvelle espèce, une gigantesque variante du genre homo : tous et toutes font plus de trois mètres cinquante. Ils se déplacent au sol mais leur tête est dans les arbres. Leur cerveau s’est un peu réduit. Ils parlent de moins en moins mais ils chantent beaucoup, de longues mélopées mystérieuses, de rauques cantiques qui leur tirent des larmes, les laissant hagards et surpris, émus par cette émotion surgie des tréfonds de leur humanité. »
( 2ème extrait deVendredi soir proposé à la réécriture )
Je me souviens. Je me souviens. Je me souviens…
C’était une nuit de tempête, j’étais partie chercher un nouveau livre qui venait de sortir en magasin.
L’après-midi même je venais d’entendre une fabuleuse nouvelle : le livre de mon autrice favorite enfin en rayon ! J’étais si excitée, depuis le temps que je l’attendais. Le seul problème était la distance, cela me prendrait cinq heures aller-retour. Cependant, il faisait grand soleil, on était en été, où est le problème ? Donc, ni une ni deux, j’ai enfourché mon cheval et hop, direction la librairie.
Un calme apaisant reposait dans la forêt, presque inquiétant. J’avais comme une sensation d’angoisse au ventre mais je mettais ça sur le compte de mon excitation.
Enfin j’arrivais à la librairie. Et pour dire vrai, j’ai eu une chance incroyable car si j’étais arrivée une minute plus tard, mon livre me serait passé par-dessus la tête. Alors, une minute avant que le merveilleux monde des livres ferme pour la nuit, je me suis précipitée au comptoir et ai demandé le fameux livre :
– La cascade des géants, de Navlea Ossian.
Puis j’ajoutais quelques secondes après :
– Bonjour !
Le libraire sortit le livre d’une étagère en riant. Je me souviendrai toujours de ce qu’il m’a dit ce jour-là :
– Tu as de la chance, c’est l’unique exemplaire que j’ai reçu…
Puis avec une brève hésitation il ajouta :
– Mais parfois il vaut mieux s’abstenir de lire ce genre de livre.
Je me sentais indignée ! Comment osait-il dire ce genre de chose ?
– Vous…!
– Tout ce que je dis c’est que parfois le passé doit rester le passé.
Puis il m’a invitée à sortir sur ces mots. Non sans le fusiller du regard je suis repartie avec mon livre en méditant ces paroles.
La tentation et mon addiction aux bouquins bien trop forte, j’ai entamé ma lecture à dos de cheval. Comme toujours les phrases sont pleines de poésie, d’humour et de légende. Cette fois, comme son nom l’indique cela parle des géants et de leur arrivée sur terre. Ce serait dû à l’accumulation des générations et, grâce à la générosité de l’île, que leur race, issue d’une population humaine fragile et malade a vu le jour. Cette espèce mesurerait plus de cinquante mètres. Ils se déplaceraient sur le sol, mais leurs têtes dans les arbres. À cause du manque d’air, leurs fonctions cérébrales auraient diminué et donc ils parleraient de moins en moins, mais chanteraient de plus en plus, de longues mélodies mystérieuses qui leur feraient monter les larmes aux yeux, confus et émerveillés, émus par cette émotion qui montait des profondeurs de l’humanité.
– Ce serait merveilleux, si je pouvais en voir, je me suis dit en regardant le ciel.
Et c’est là que ça s’est produit…Le ciel s’est assombri par des nuages, des rafales de vent venaient de tous côtés. Mon cheval apeuré me fit tomber et un craquement sec m’annonça que mon bras venait de se casser. La pluie commença à se déverser tel un torrent. J’essayais de m’abriter sous un arbre, le livre à l’abri sous mon t-shirt.
J’entendis soudain comme un tremblement de terre mais cela se répéta à plusieurs reprises et là je la vis, sortie d’un énorme chêne. Les cheveux d’un vert couleur menthe descendant le long de son buste, un visage aussi imposant que magnifique. Surtout ses yeux, on aurait dit une supernova en action. Alors que mon envie de la détailler me rongeait, j’étais prisonnière de son visage. Mon cœur battait à tout rompre mais pas de peur, alors que j’aurais dû. J’étais fascinée.
– Alors vous existez, je soufflai, ébahie.
Lorsqu’elle sourit, mon cœur manqua un battement : des crocs immenses en guise de dents. Son sourire n’avait rien de menaçant, il était triste.
Elle se mit à chanter une complainte déchirante et mes genoux heurtèrent le sol. Sans en comprendre les paroles je savais ce que ça signifiait. La pluie sont ses larmes, mes larmes, les larmes de mes proches. Mon cœur saignait …
J’étais morte.
J’étais morte et ce que je voyais était la messagère des dieux pour m’accompagner dans ma nouvelle maison … La cascade des géants.
Mon regard se porte sur l’horizon où il y a ma maison. Mes paupières s‘alourdissent et je me sens sombrer dans les ténèbres.
Je me souviens.
Je me souviens …
Je me souviens d’une légende racontant que lorsque nous mourrons, le chant des géants nous rendra hommage en hurlant notre souffrance aux vents.